II). Le sentiment de « ritalité ».
En effet, la réaction au patriotisme ambiant va souvent
constituer en une sorte de rejet de la France, ou, du moins, une revendication
des origines italiennes. A cet égard, le témoignage de G. C. B,
d'origine transalpine mais scolarisé dans le Sud-Ouest de la France est
particulièrement significatif :
« On s'est tellement battu pour l'Italie, dont on se
fichait en définitive, mais rien que le fait qu'on était
attaqué... c'était une agressivité que les autres enfants
avaient envers nous, que peut-être n'importe quels enfants avaient les
uns avec les autres. Bon, eh bien, on trouvait parce qu'on était
italien, que c'était une insulte. On s'invectivait, on s'insultait...
"397.
C'est ainsi que commence souvent le sentiment de «
ritalité " : par la relation avec l'autre écolier plus que par
une conviction intérieure et individuelle.
Avant d'entrer dans le vif du sujet de la sensation de «
ritalité ", il nous faut justifier l'utilisation du terme de «
ritalité ". Pourquoi, plutôt que de parler d'un éventuel
sentiment d'appartenance à l'Italie, avons-nous recourt à ce mot,
pourtant parfois assez polémique. Journaliste italien au « Corriere
della Sera ", Gian Antonio Stella s'essaye, dans son essai sur
l'émigration italienne, à une définition de ce terme de
« rital " :
396 Le colloque tenu à Phoenix est
particulièrement intéressant sur ces thèmes puisqu'il
livre l'opinion d'historiens américains sur les pratiques assimilatrices
françaises. Ainsi, par exemple, leur manifeste étonnement sur
l'assimilation juridique qui fait disparaître toute trace des origines
dans les documents officiels montre que la France se distingue dans cette
politique par rapport à un grand nombre de pays d'immigration.
« France for the French ? National and International
contradictions ", colloque réunissant les historiens américains
spécialistes de la France le 1er avril) 2000 à Phoenix
(Arizona).
397 Témoignage de G. C. B.
Dans M. ROUCHE, « un village du sud-ouest dans
l'entre-deux-guerres : la sociabilité des immigrés italiens
à Monclar d'Agenais " CEDEI, acte du colloque franco-italien, Paris
15-17 octobre 1987.
« Spregiativo ma non troppo, era la contrazione di
franco-italien e veniva usato per sottolineare come l'immigrato italiano
oltralpe non riusciva neppure molti anni a pronunciare correttamente la «
r » francese »398. Mais c'est Pierre Milza qui explique
que « le mot « rital », expression même du mépris
dans lequel une partie de la population française a longtemps tenu les
Transalpins, a pris, adopté par les descendants de migrants, une
connotation positive »399.
A). Les moqueries des enseignants
Le sentiment de « ritalité », s'il est
souvent la conséquence de la culture et de l'éducation
inculquées à l'enfant d'origine italienne par sa famille et son
entourage transalpin, est aussi expliqué par les témoins comme le
résultat d'un sentiment de frustration provoqué par les moqueries
des enseignants de France. Effectivement, la reconnaissance du sentiment
régional, des particularismes locaux, ainsi que l'intégration
laborieuse des immigrés, sont souvent identifiées comme
étant des difficultés internes pour asseoir l'enseignement
républicain d'esprit fondamentalement « jacobin » et
basé sur un modèle centraliste.
Sur les témoignages recueillis directement dans le
cadre des recherches menées ici, il est très rare cependant que
l'on fasse le récit de moqueries des instituteurs concernant le
caractère italien des élèves. En fait, seul un cas parmi
la quinzaine de témoignages directs recueillis pour ce travail analyse
la critique de son professeur comme étant directement liée
à son origine transalpine. Marie-Claude Blanc-Chaléard explique
quant à elle que c'est à Montreuil, ville ouvrière et
particulièrement cosmopolite, qu'elle a pu entendre le plus de
témoignages négatifs concernant l'attitude des instituteurs
envers les enfants d'immigrés italiens400. Elle fait ainsi le
récit de Pellicia, écolier entré à 12 ans dans une
petite classe de Nogent. Le jeune garçon n'a pas encore appris le
français, il explique a posteriori que sa maîtresse riait
ostensiblement lorsque son accent transformait le texte d'une
célèbre fable de La Fontaine : « l'arbre perché
» du corbeau devenait ainsi « l'arbre perqué ». Pour
éviter les sarcasmes, la réaction majoritaire semble avoir
été de se doter le plus rapidement de nouveaux réflexes de
langue et d'attitudes, ceux-ci résolument « gallo ».
398 « Péjoratif mais pas trop, c'est la
contraction de franco-italien. Le terme était utilisé pour
souligner le fait que l'immigré italien ne réussissait pas,
même après de nombreuses années, à prononcer
correctement le son « r » présent dans la langue
française » TDLA.
Dans G. A. STELLA, L'Orda. Quando gli albanesi eravamo
noi, Milan, 2003 (p.287).
399 P. MILZA, Op. Cit. (p. 490).
400 M-C BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880- 1960),
Rome, 2000, (p. 425).
Les migrants évoquent souvent les moqueries concernant
la religion dont ils furent victimes en classe. Nous l'avons vu dans la partie
que nous avons consacrée à l'éducation traditionnelle
offerte à leurs enfants par la plupart des immigrés transalpins,
le catholicisme est presque une caractéristique des migrants italiens de
1935 à 1955. En effet, deux populations se trouvent face à face
à l'école : les hussards Républicains et les enfants
d'immigrés souvent très croyants. Si l'Entre-Deux-guerres voit
arriver un flot massif de migrants fuyant le fascisme, donc en
général, ayant des idées s'inscrivant nettement à
gauche et souvent anti-cléricales, l'immigration de travail, en
revanche, est constituée par des classes populaires catholiques. Il est
nécessaire ici de faire un bref rappel des relations complexes et
passionnées de l'Ecole française avec la laïcité.
L'Entre-Deux-guerres n'est pas le temps de l'élaboration de la
laïcité scolaire mais celui de son application concrète. En
effet, les lois qui ont laïcisé l'école sont anciennes
(1881, 1882, et 1886). L'école française est-elle laïque
pour autant ? Pas totalement puisque, lors du retour de l'Alsace et de la
Moselle dans le giron de la France après la Première Guerre
mondiale, le choix est fait de ne pas y imposer la législation
laïque. En 1924, le Cartel des Gauches tente de l'appliquer mais se heurte
de nouveau à l'opposition de l'épiscopat. La population
enseignante française est souvent anti-cléricale, cette position
se ressent dans les témoignages des enfants de migrants catholiques.
« Les profs, à l'école, ils peuvent pas
s'empêcher de nous faire sentir qu'on est des culsbénits, de la
graine de fascistes. Eux, laïques, républicains et Jules Ferry
comme des fous »401.
« C'est nous qu'on éponge tout. La crise, c'est de
notre faute. Le chômage, c'est nous. Mussolini qui fait le con, c'est
pour nos pieds »402.
Ce sentiment de rejet dont parle François Cavanna
semble assez courant. En outre, parfois, en plus des moqueries, il arrive que
certains enseignants usent, nous l'avons vu précédemment, de
violence sur leurs élèves. Nous retrouvons assez
régulièrement ce souvenir chez les élèves, mais les
enfants d'immigrés vont quelquefois avoir tendance à analyser,
parfois à tort, cette violence comme une attaque contre leur condition
d'immigré. Prenons ainsi l'exemple d'une des grandes figures du syndicat
régional de la CGT chez les mineurs de fer de Lorraine, Albert Balducci.
Interviewé par Pierre Milza en mars 1992, cet anarchiste, fils d'un
ouvrier italien, émigre en France alors qu'il n'a que sept ans. Il ne
connaît alors ni l'italien, ni le français
401 F. CAVANNA, Les Ritals, Paris, 1978 (p. 38).
402 Ibid. (p. 37)
136 et s'exprime exclusivement en dialecte romagnol. Il
explique la réaction violente de son instituteur face à son
incompréhension manifeste du français :
« Non, j'ai pas été heureux à
l'école. Vous savez, les gosses c'est les gosses... Je me rappelle
toujours, l'instituteur, je me rappelle aujourd'hui. C'était un
gazé de 1914, un Corse ; il s'appelait Ortoli. Le premier jour, il me
dit d'aller au tableau. Alors j'y vais, je vais au tableau. Mais je ne
comprends rien aux questions qu'il me pose. Alors il me balance deux paires de
claques. Qu'est-ce que je fais... quand je retourne à la maison, je
gueule. Mais ma mère, qui a déjà tellement souffert, avec
mon père qui ne sait ni lire ni écrire, alors elle me dit qu'il
faut que j'aille à l'école. Elle m'a ramené à
l'école... »403.
On remarque régulièrement, dans les
témoignages, l'approbation des parents pour une discipline scolaire qui,
jusqu'au milieu des années 1960 selon François Grezes-Rueff et
Jean Leduc, pratiquera encore régulièrement les châtiments
corporels404. Il est indéniable qu'il y ait eu des
professeurs violents face à l'incompréhension des jeunes
arrivants. Nous l'avons vu, les parents se révoltent rarement contre ce
genre de pratiques. La mère de François Cavanna, cependant, alla
s'en plaindre auprès du directeur405. Il nous faut donc
souligner que, des deux parents de ce dernier, seul son père est
Italien. Peut-être est-il alors plus facile pour une Française de
réprouver cette attitude et de la condamner « publiquement »
que pour des immigrés dont le statut est précaire et, pour qui,
l'hypercorrection sociale est une condition sine qua non à
l'intégration tant des enfants que de la cellule familiale dans son
ensemble.
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