E). La peur d'une identité nationale en péril
Les immigrés italiens qui arrivent en France sont
intégrés dans un système jacobin et « gallo centriste
": une seule langue est parlée dans les écoles de tout le pays,
les règles et les pratiques scolaires sont unifiées, etc.
L'idée de « nation à la française " est souvent
considérée comme une conception universaliste. L'individu
pourrait s'agréger au corps national à la condition d'en adopter
les coutumes. L'identité nationale de l'Hexagone est un moule qui
n'existe qu'en un unique exemplaire. Dès lors, on peut s'interroger sur
la place à laquelle peuvent prétendre des éléments
étrangers dans les institutions françaises et
particulièrement, c'est ce qui nous intéresse ici, dans
l'Ecole.
L'acculturation est un phénomène d'effacement de
la culture du migrant. La francisation a, elle aussi, une connotation
négative. L'image généralement véhiculée par
ces deux notions est, en effet, celle de l'ablation d'une part «
d'appartenance ", dès lors, l'identité nationale serait en
péril. Mais qu'est-ce au juste que cette identité presque
toujours évoquée par les témoins mais rarement
définie en termes précis ? En fait les médias comme les
responsables politiques ou le grand public ont bien des difficultés
à expliquer cette notion complexe. Ralph Schor, dans l'ouvrage
Français et immigrés en temps de crise, parle d'une
« conception intuitive et naturelle "384 et explique ainsi les
problématiques politiques posées par cette idée
d'identité :
« Pour les Français des années 1930, le
« trop plein " dont ils se plaignaient minait la civilisation
française dans son essence même. Cette crainte taraudait surtout
la droite traditionaliste et, dans une moindre mesure, les radicaux. Les
nationaux étaient très généralement
persuadés de la supériorité de leur culture. Ils voulaient
bien transmettre celle-ci et entreprendre, comme on disait alors, la «
francisation " des étrangers. Mais ils redoutaient que les nouveaux
venus, porteurs de valeurs et d'usages propres, ne vainquissent leurs
hôtes, trop tolérants ou trop ouverts aux apports allogènes
par snobisme. Les extrémistes pensaient même que les
immigrés avaient sciemment commencé une oeuvre de «
désintégration nationale " "385.
La compétition scolaire exprime, elle aussi, de
façon assez claire, le fait que l'élève se sente
concerné par le système national. Peut-on pour autant parler de
volonté d'être un des éléments de la nation
française ? Le témoignage de Pierre Milza, en tout cas, met
clairement en lumière l'influence de l'école sur son sentiment
d'être Français bien plus qu'Italien :
384 R. SCHOR, Français et immigrés en temps de
crise (1930 À 1980), Paris, 2004 (p. 61).
385 R. SCHOR, Ibid. (p. 64)
« J'ai vécu sur ce souvenir fabriqué d'un
père « étranger » qui aurait pu me détourner du
destin tricolore dont je me sentais investi. Entre douze et quinze ans, je
rêvais sur fond de scoutisme et de lectures épiques de gloire
militaire et maritime. Celle-ci ne pouvait être que française et
l'idée que je m'en faisais se nourrissait de cent épisodes
glanés dans les livres d'histoire et les prix de fin d'année que
l'école républicaine m'avait généreusement
attribués »386.
Les gratifications scolaires peuvent donc parfois être
synonymes d'adhésion aux visées patriotiques de l'enseignement. A
cet égard, il est intéressant de raconter cette anecdote,
révélatrice d'un certain malaise identitaire provoqué par
la dichotomie qui existe parfois entre la scolarité française et
le foyer italien. Marie-Claude Blanc-Chaléard raconte ainsi l'histoire
de ce peintre de Novare dont la fille, Jeanne Vecchio, est l'exemple type de la
bonne écolière. Un soir, cette élève de
l'école de la rue Paul Bert de Nogent, récite à sa
mère sa leçon d'Histoire du jour. Son père se lance alors
dans une diatribe contre l'enseignement prodigué à sa fille :
« Mais qu'est-ce qu'on leur apprend à l'école
! Tes ancétres c'est pas les Gaulois, ce sont les Romains, c'est Jules
César ! ».
Jeanne Vecchio raconte a posteriori (en 1994) :
« Cela m'a fait un choc, j'y pense encore aujourd'hui...
Je détestais Jules César qui avait fait plein de misères
à ce brave Vercingétorix, je pensais dur comme fer que mes
ancêtres étaient les Gaulois, et puis, c'était écrit
dans le livre, j'étais sure de mon affaire »387.
On retrouve sensiblement le même type de sentiment dans de
nombreux témoignages :
« L'Italie n'a pas gagné beaucoup de guerres.
Là je me sens français, à bloc, comme maman.
Vercingétorix, Jeanne d'Arc, Guynemer388 et tout
»389.
« On était contents parce que les Français
avaient battu les Italiens. On était fiers ! »390.
Albert Uderzo, qui s'est plus tard illustré dans la
représentation humoristique des Gaulois, se rappelle lui aussi de
l'étrangeté de sa position par rapport à l'Histoire
française après sa naturalisation :
386 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993, (p.
43).
387 Témoignage de Jeanne VECCHIO le 3 mai 1994,
Dans M-C BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880-1960),
Rome, 2000, (p. 425).
388 Georges Guynemer était un pilote Français de
l'armée de l'air durant la Première Guerre mondiale.
389 F. CAVANNA, Ibid. (p. 34).
390 Entretien avec Jean BURINI, (14 janvier 2010 -- Vigneux).
« D'émigrés italiens nous devenons
français. J'apprends alors à l'école ma première
leçon d'Histoire de France sur « nos ancêtres les Gaulois
» ; je ne comprends pas tout de suite que jusqu'à présent,
mes ancétres étaient Romains, et que, par la magie de
l'Administration, ils sont devenus Gaulois »391.
Ces exemples montrent l'importance que revêt le chapitre
sur la guerre des Gaules et sur l'Empire Romain traité en classe pour
les jeunes d'origine italienne. L'enseignement de l'Histoire de France a
souvent un impact considérable sur les jeunes écoliers dans leur
volonté de faire partie de la nation française. Le «
dénigrement » de la nation italienne dont parle François
Cavanna est retrouvé dans différents témoignages.
D'ailleurs, Pierre Milza explique que « de ces Italiens
transplantés dans ce qui n'était pas encore l'Hexagone,
l'histoire n'a souvent retenu que ceux qui ont été
mêlés à des épisodes douloureux ou pervers
»392. Ainsi, les manuels scolaires évoquent, par
exemple, les banquiers lombards qui pratiquaient l'usure en des termes
très critiques. Cependant, l'exemple qui semble le plus évident
est celui de Mazarin dont les manuels dénoncent la duplicité, la
mauvaise foi, la malhonnêteté ou encore l'absence de scrupule.
Nous retrouvons évidemment le poids des sentiments
patriotiques diffusés en grande partie par les enseignants dans les
discours tenus par la seconde génération dans les
témoignages :
« On nous disait à l'école qu'il fallait aimer
son pays. Or, on n'arrêtait pas de me dire que j'étais un sale
italien. J'aimais l'Italie ! »393.
Les ressentis, concernant l'identité, sont presque
aussi nombreux que les témoignages. La construction identitaire et
mentale des jeunes italiens est un parcours semé d'embüches.
Parfois, l'élève d'origine italienne choisit le camp de sa patrie
d'origine, il se fait, nous le verrons, le partisan de l'Italie puisqu'il ne
peut être reconnu comme celui de la France. Cependant, pour Marianne Amar
et Pierre Milza, qui s'appuient sur les thèses de Ralph Schor, il semble
bien que l'école française ait joué son rôle
d'absorption des jeunes d'origine italienne. Pour eux, « l'école
est, en théorie, le lieu de l'intégration [...] l'apprentissage
culturel est une première porte ouverte sur la société
française, la création d'une mémoire partagée et
les prémisses d'un dialogue futur. Ces fonctions, l'école les
assure normalement pendant l'Entre-Deux-guerres [...] Le corps enseignant, dans
son ensemble, manifeste un évident esprit d'ouverture Aux chantres de la
discrimination, la République, l'école laïque ne
céderont pas »394.
391 A. UDERZO, Uderzo se raconte, Paris, 2008 (p.40).
392 P. MILZA, Op. Cit. (p. 59).
393 Témoignage d'Enzo BRUN dans M-C BLANC-CHALÉARD,
Les Italiens dans l'Est Parisien. Une histoire d'intégration
(années 1880-1960), Rome, 2000 (p. 482).
394 M. AMAR et P. MILZA, L'immigration en France au
XXème siècle, Paris, 1990 (p. 108-109).
Il est vrai que la lecture des témoignages, biographies
et autobiographies soulignerait plutôt que ces enseignants permettent en
effet globalement à leurs élèves d'évoluer dans un
climat scolaire d'égalité. Cependant, la construction de
l'identité n'est-elle pas multiple et progressive ? Dès lors
comment concilier l'égalité sur les bancs de l'école et
l'affirmation nécessaire aux élèves d'une identité
? Effectivement, la vie de la famille connaît plusieurs grandes
étapes qui constitueront, chacune, différents parcours
d'identité. Ainsi, l'identité de soi comme les identités
sociales ou culturelles se construiront par des gradations individuelles ou
familiales telles que la location de l'appartement, l'obtention d'un travail
pour les parents ou encore la scolarisation des enfants. Ces phases
fondamentales de l'intégration sont, finalement, des données bien
plus aisées à calculer que le sentiment d'appartenance à
la nation, notion plus subjective et plus variable selon le contexte. En effet,
le sentiment d'appartenance est une donnée fluctuante. Marie-Laetitia
Des Robert-Helluy observe d'ailleurs que l'on peut séparer le sentiment
d'appartenance des natifs de 1913 à 1935 et celui de ceux nés
entre 1940 et 1955. Elle met ainsi en avant la forte consistance
mémorielle et historique explicite des premiers et la logique
d'affiliation nationale, surtout culturelle et implicite des
seconds395. En somme, les explications historiques au sentiment
d'appartenance à la France des populations d'origine
étrangère installées dans l'Hexagone ne valent vraiment
qu'avant la Seconde Guerre mondiale. Les ressorts culturels, en revanche, sont
plus facilement mis en avant durant la guerre et la décennie qui la
suit.
Il est aisé de constater que le sentiment national se
construit aussi par rapport à l'extérieur constitutif que
représente « l'Autre », autrement dit «
l'élément étranger », considéré comme
un individu fondamentalement différent, qui ne fait pas partie de la
même communauté ni ne partage de valeurs semblables avec la
population implantée de longue date sur le territoire hexagonal. Lorsque
ce sentiment d'appartenance à la nation est exacerbé, on est
parfois proche du phénomène qui consiste à affirmer un
certain universalisme totalitaire et destructeur, qui a pour objectif de
supprimer la diversité, et qui postule la supériorité
d'une civilisation sur une autre. Le modèle d'assimilation «
à la française » voudrait que la bonne intégration
dans la
133 nation tricolore aboutisse à la disparition des
éléments étrangers396. Du point de vue de
l'élément allogène exclu, si se « fondre dans la
masse " semble impossible ou trop difficile, il n'est pas rare que l'on observe
une tendance à développer ce que l'on peut appeler un «
sentiment de ritalité ".
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