D). Des facilités à « franciser »
les immigrés italiens ?
· Existe-t-il une identité italienne
préalable à l'identité française des jeunes
d'origine italienne ?
Si l'Italien arrivant en France n'est évidemment pas
une « page blanche », s'il arrive avec son bagage spécifique
comme tout migrant, il n'en possède pas moins une
spécificité qui, on peut en émettre l'hypothèse, le
rendrait plus enclin à être « francisé ». En
effet, le sentiment d'appartenance à la nation de départ est,
pour les Transalpins de l'époque, un phénomène
récent, datant probablement des guerres du Risorgimento au milieu du
XIXème siècle. L'émigration a
375 A. GIRARD et J. STOETZEL, Français et
immigrés. L'attitude française. L'adaptation des Italiens et des
Polonais, Paris, 1953 (p. 79).
376 Ibid. (p. 349).
en effet précédé une réelle «
nationalisation » du peuple italien. Cet hésitant sentiment
d'appartenir à la nation offre une caractéristique
particulièrement révélatrice : peu nombreux sont les
parents de nos témoins à s'exprimer en italien « classique
». La grande majorité d'entre eux s'expriment en « dialetti
», leur appartenance identitaire est principalement régionale. Cet
attachement des Italiens à leur chapelle, les sociologues italiens
l'appellent le « campanilismo », et qui pourrait se traduire par
« l'esprit de clocher » en français. C'est un
phénomène extrêmement courant, et ce, y compris dans les
discours tenus par leur descendance pourtant parfois née en France.
Effectivement, l'identité affirmée semble d'abord locale. Ces
observations sont assez faciles à expliquer : outre la jeunesse
précédemment évoquée de la nation italienne, la
Péninsule est tout particulièrement multiculturelle, ainsi le
Ligure s'installant à Nantes ne ressentira guère plus de
dépaysement que le Sicilien parti chercher du travail à Milan :
ils connaissent tous deux les mêmes difficultés de langue, les
mêmes changements de climats, de paysages ou d'habitudes alimentaires et,
bien souvent, les mêmes réactions de défiance
xénophobe. En revanche, l'arrivée en France est souvent
caractérisée par la fréquentation d'Italiens du
méme village ayant suivi les mémes réseaux d'immigration.
Dès lors, ce lien ténu entre le migrant, et donc son enfant, et
l'idée d'appartenance à une nation italienne a, globalement,
tendance à laisser un « espace libre » à l'adoption
d'une autre identité. Cette caractéristique est fort bien
analysée par Pierre Milza qui explique que « le
phénomène de transculturation et d'agrégation des migrants
à la société d'accueil se pose moins à cette date
en termes de passage de l'identité italienne à l'identité
française que de mixage à l'échelle d'une aire culturelle
qui transcende assez largement la frontière des deux Etats
intéressés »377. En outre, l'habitude ancienne de
migrer de ces populations italiennes originaires des
micro-sociétés montagnardes, a plutôt tendance à
faciliter l'adoption du mode de vie de la terre d'accueil378.
Par ailleurs, le rejet de l'Italie est courant chez les
parents de nos témoins : fréquente est la peine des
immigrés se sentant abandonnés par l'Italie incapable de leur
offrir un travail, le ressentiment des migrants qui ont fuit leur terre
d'origine parce qu'ils estimaient que sa politique était inacceptable,
ou encore la colère de ceux qui n'eurent d'autre choix, poursuivis par
les milices fascistes, que de gagner la France. Dès lors, on remarque un
phénomène de deuil de l'Italie, transmis consciemment ou non aux
enfants, qui, sans nul doute a pu faciliter la « francisation » des
fils et des filles de migrants transalpins de la période 1935-1955.
377 P. MILZA, Op. Cit. (p. 471).
378 M-C. BLANC-CHALEARD, « Les Italiens dans l'est parisien,
les dessous d'une assimilation exemplaire », n° 13, décembre
2000 (p. 23).
. La mise en lumière d'une proximité de culture
entre l'Italie et la France
Il nous faut souligner que l'enseignement de l'Histoire a
aussi pu avoir des effets valorisants sur les jeunes italiens. Les professeurs
expliquent ainsi parfois à leurs classes le passé glorieux de la
Rome impériale.
Par ailleurs, il n'est pas rare que les enseignants cherchent
à mettre en avant le passé commun de la France et de sa soeur
latine ce qui aide à l'intégration des élèves
d'origine italienne, parfois au détriment des autres étrangers.
Ce thème de l'union latine permet d'exalter la parenté culturelle
et historique avec les migrants d'Outremont. La proximité des moeurs
entre les deux pays incline une majorité des jeunes transalpins à
intérioriser l'image du « presque même »379,
de « l'autre le plus proche »380, de l'étranger
plus facilement assimilable en somme. L'expérience de Cavanna est,
à cet égard, intéressante :
« A l'école, quand on a fait les Gaulois, Rome,
tout ça, le prof nous a expliqué la Gaule cisalpine. Tout le Nord
de l'Italie, c'étaient des Gaulois. Du coup, j'ai compris des choses.
J'ai compris pourquoi les Ritals de Nogent-sur-Marne et de toute la banlieue
Est parlent une langue plus proche du patois des paysans de la Nièvre
que du bel Italien de la méthode Assimil. [...] Ils avaient
déformé vachespagnolisé la langue du petit père
Cicéron juste de la même façon que devaient la
déformer, plus tard, après le coup en vache de Jules
César, les Gaulois de la Grande Gaule »381.
Le jeune François s'est ainsi aperçu que son
père, lorsqu'il parlait le dialecte de Piacenza, pouvait se faire
comprendre des maçons d'origine limousine avec qui il travaillait. Il
raconte son impression d'alors de grande proximité entre le patois
morvandiau de son grand-père maternel et le dialecte de son père
où l'on retrouve les diphtongues nasalisées.
Par ailleurs, les points communs entre les milieux familiaux
de nos témoins et leurs instituteurs se trouvent souvent dans le domaine
politique. Nous l'avons observé dans nos recherches sur les «
hussards noirs de la République », cette classe sociale
d'intellectuels est globalement ancrée à gauche. Or, certains des
migrants, dont les enfants ont été scolarisés au cours de
la période 1935-1955, ont fuit le fascisme, comme ceux de Walter
Buffoni, de sensibilité communiste, par exemple :
379 D. SCHNAPPER, « Centralisme et fédéralisme
culturels : les émigrés italiens en France et au EtatsUnis
», Annales ESC, n°5, septembre et octobre 1974.
380 J-C. VEGLIANTE « le problème de la langue : la
« Lingua Spacà » », acte du colloque franco-italien sur
« L'immigration italienne en France dans les années 20 »,
Paris, 1987 (p. 343).
381 F. CAVANNA, Les Ritals, 1978, Paris (p. 52).
« - Pourquoi vos parents ont-ils immigré
?
- Tout à la fois pour des raisons économiques et
politiques, mes parents étaient des antifascistes. Un frère de ma
mère a été assassiné par les milices
»382.
Remarquons cependant qu'en fait, peu d'immigrés
étaient amenés à parler avec les instituteurs de leurs
enfants, les considérations politiques, pour des raisons
évidentes, étaient généralement soigneusement
évitées lors des rares entretiens entre les professeurs et les
familles.
Même en dehors de l'école, est mise en avant
cette proximité de culture entre les deux voisins. En effet,
après la Libération dans les premiers travaux que l'INED consacre
à l'immigration, on expose l'idée d'un ordre de
préférence variant selon les groupes en fonction de
capacités d'assimilation relevant, à la fois de critères
culturels et de nationalité mais aussi, de considération sur les
origines ethniques. En fait, ce terme « d'assimilation » a longtemps
été seul à avoir cours dans les débats sur
l'intégration des élèves d'origine
étrangère. Au cours de la période que nous étudions
néanmoins, on commence à développer la théorie,
dans laquelle s'illustre le spécialiste de l'immigration Georges Mauco,
d'une distinction nécessaire entre peuples assimilables et non
assimilables, les Italiens faisant partie de la première
catégorie 383 . Il établit un classement des
étrangers selon leur degré « d'assimilabilité »
à la société française, les notant sur une
échelle de zéro à dix :
Graphique n° 2 : Le
degré d'assimilabilité des étrangers à la
société française
52
selon Georges Mauco, 1932
6,3
Nous pouvons donc observer que les ressemblances de langue et le
lien entre Histoire
65
ens
italienne et française ont pu être des facteurs
explicatifs d'une intégration globalement réussie,
73
s ,5
méme si il va sans dire qu'ils n'en constituent pas
l'unique explication.
382 Questionnaire de Walter BUFFONI, 2010.
383 G. MAUCO, Les Etrangers en France, leur rôle dans
l'activité économique, Paris, 1932.
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