CHAPITRE 3 L'ECOLE A-T-ELLE UNE INFLUENCE SUR LE
SENTIMENT D'ETRE FRANÇAIS ?
Les constantes concernant le séjour à
l'école et sa corrélation avec le sentiment d'appartenance ont
attiré notre attention. La masse de documents (témoignages,
biographies et autobiographies) étant très importante, notre
étude ne peut prendre en compte l'ensemble des souvenirs d'enfants de
migrants. Cependant, nous cherchons à être le plus précis
possible en rapportant des exemples, parfois contradictoires, en tentant de
comprendre les cas particuliers et en expliquant pourquoi nous nous trouvons
face à ces « exceptions ». Il n'y a effectivement pas qu'une
manière spécifique d'investir son appartenance nationale.
Dans son article consacré à l'appartenance
nationale des Français d'ascendance étrangère,
Marie-Laetitia Des Robert-Helluy, sociologue et directrice de l'IEP de Paris,
définit le sentiment d'appartenance comme la « certitude
partagée par un individu d'avoir à projeter une part plus ou
moins substantielle de son histoire de vie dans une portion d'espace-temps
commune aux membres du groupe »338.
Les études sur l'intégration des immigrés
par l'école souffrent de l'influence d'une idée reçue,
que, poursuivant ainsi la démarche de Gérard Noiriel, nous nous
empressons de dissiper. Ce présupposé prétend que l'Ecole
aurait été jadis facteur d'intégration des jeunes
d'origine étrangère et qu'elle ne serait plus aujourd'hui en
mesure de mener à bien cette ambition républicaine. La
problématique est plus complexe : au sein de la même analyse
historique, il nous faut aborder de façon couplée les
problèmes d'intégration et d'exclusion. C'est la technique
d'étude qui est ici abordée pour se faire l'idée la plus
juste possible de l'influence qu'a pu avoir l'Ecole sur le sentiment
d'être Français. Prétendre qu'il existe une
intégration dans le creuset français évidente et totale
des immigrés jusqu'aux années soixante n'est effectivement pas
tout à fait juste. Il convient d'émettre des réserves
à cette affirmation récurrente de nombreux médias et
groupes politiques. En tout cas, nous verrons que cette intégration ne
se fait pas sans souffrance.
I). La volonté d'être français.
La gêne liée aux origines transalpines, les
difficultés traversées à l'école par ceux dont le
patronyme ne sonne pas français, ont pu se manifester par des refus de
la part des Français d'origine italienne de témoigner de leur
expérience.
Les témoins qui ont accepté l'entretien
remarquent souvent qu'ils ont, dès l'école, souhaité
être Français. Cette constatation fréquente s'accompagne
d'exemples forts du souci des jeunes d'origine italienne à ne surtout
pas montrer de traits communs avec un pays auquel ils ne souhaitent pas etre
associés. En témoignent l'exemple de WM et d'Albert Uderzo qui
transformaient leurs patronymes italiens pour en faire des noms « bien
français [...] pour etre intégré plus rapidement
»339 : « Inscrit à l'état civil par erreur
sous le nom d'Alberto à cause de l'accent de mon père, je rayais
sur les papiers le « o ». Aujourd'hui, j'aimerais bien qu'on
m'appelle Alberto »340. Pierre Milza évoque, dans ce
même processus de distinction avec les aspects italiens de leur
identité, ces fils et filles d'immigrés qui utilisaient un «
passeport corse » pour la même raison que celle invoquée par
WM ou par Albert Uderzo341. La démarcation avec l'Italie
était ainsi justifiée comme le préalable nécessaire
à l'intégration dans le nouvel environnement. A ces
réactions, les témoins donnent différentes explications :
tantôt, ils expriment leur certitude que l'appartenance est
nécessaire puisqu'ils savent qu'ils vont faire leur vie en France. Plus
souvent, ils émettent l'hypothèse que l'école
républicaine était une mécanique bien huilée pour
leur donner la volonté d'être une part de la nation
française.
A). Le patriotisme à l'école : une
volonté de « convertir » l'enfant de migrant à la
société française ?
Gardons nous cependant de faire ici preuve d'un
irénisme rétrospectif déplacé : l'image de
l'école, si elle a effectivement joué un rôle non
négligeable au coeur du processus d'intégration des familles de
la péninsule italienne, a parfois laissé des souvenirs
extrêmement
339 Entretien avec WM (27 octobre 2009 -- Sainte
Marguerite).
340 Entretien entre Laurent Gervereau et Albert Uderzo.
L. GERVEREAU, P. MILZA et E. TEMIME, Toute la France.
Histoire de l'immigration en France au XXème
siècle, Paris, 1998 (p. 55).
341 P. MILZA, Op. Cit. (p. 493).
douloureux dans les mémoires des enfants d'Italiens.
Outre leurs difficultés de départ, leurs handicaps liés
à l'apprentissage du français, les enfants des migrants se
heurtent souvent à un patriotisme dont ils sont exclus, et ce dans la
cour comme dans le contenu des enseignements.
Le terme « patriotisme " est issu du mot latin «
pater " qui signifie « père ". Gette notion se caractérise
par un sentiment d'appartenance à la patrie. Get attachement renforce
l'alliance au nom de valeurs communes du groupe de ceux qui appartiennent au
pays. On distingue la terminologie du patriotisme du terme de chauvinisme, qui
en est la manifestation excessive. Le nationalisme, quant à lui, est
davantage une idéologie politique. Or, les instituteurs sont loin
d'être toujours « patriotes " puisqu'il existe aussi, dans la
corporation des maîtres d'école, une forte présence du
courant pacifiste, voir antimilitariste. Signalons ainsi qu'en 1935, au
congrès de la Fédération Unitaire d'Angers, un grand
nombre d'enseignants syndiqués acclameront la formule «
plutôt la servitude que la guerre ". Les discussions autour du pacifisme
seront aussi très présentes au congrès de 1938. Gependant,
on observe que globalement, le patriotisme est très présent dans
les leçons, et ce particulièrement pendant la guerre. C'est du
moins à cette période que les prises de position des enseignants
dans les salles de classe, qu'ils soient particulièrement patriotes ou
qu'ils revendiquent leur pacifisme, se font plus fréquentes.
Entre 1935 et 1955, on remarque que « les impressions
d'enfants et de jeunesse sont toutes imprégnées d'un patriotisme
jovial et mythique [...]. La socialisation nationale a opéré de
façon redondante et convergente au sein des familles, à
l'école, au catéchisme et dans tout l'environnement social " 342
. En effet, le patriotisme occupe une place centrale dans la scolarisation de
l'élève. Le maître, dans sa formation à l'Ecole
Normale reçoit lui-même un enseignement patriotique. Nous l'avons
vu plus haut, l'amour de la France est véhiculé par
l'apprentissage de l'histoire, de la géographie et de l'instruction
civique. La présence très claire d'une volonté de diffuser
une image positive de la France est bien présente dans les instructions
officielles. Que disent exactement du patriotisme les professeurs dans leurs
leçons ? Quel est le ressenti des jeunes immigrés face à
cet enseignement élémentaire ? Ge patriotisme, diffusé par
les maîtres, a-t-il contribué à l'attachement à la
France ? L'enseignement de l'Histoire, tout particulièrement, concentre
les critiques. Gertains instituteurs militeront même pour sa suppression,
en tant qu'ils considéraient qu'il était le reflet des ambitions
patriotiques qui poussaient le pays dans la guerre et que, par ailleurs, cette
matière avait tendance à exclure les
117 jeunes d'origine étrangère. C'est le cas du
militant pacifiste Gaston Clémendot qui exprime dès 1924 son
refus d'enseigner l'Histoire à ses élèves :
« L'oubli est la première condition du
désarmement des haines, la première condition de la paix. Et,
l'Histoire c'est le contraire de la paix ».
Jusqu'au début des années 1920, Gaston
Clémendot est ainsi partisan d'une modification de l'enseignement de
Histoire à l'école. Elle doit être impartiale, méme
s'il se déclare conscient qu'un tel objectif est délicat à
mettre en place dans une Institution scolaire où la patrie domine. Il
développe ensuite le constat de l'impossibilité de l'enseignement
de l'Histoire aux élèves de moins de douze ans343.
La représentation de l'Italien faite par le professeur
comme par les livres d'histoire souffre souvent de l'idée d'une
supériorité du Français sur sa soeur latine. Dès
lors, le portrait peu flatteur des personnages historiques italiens va-t-il
pousser l'élève « étranger » à s'inclure
dans le patriotisme ambiant ou à s'en exclure d'office ? On remarque
que, globalement, les témoins adhèrent aux idées qui
reflètent une image valorisante de la nation française.
Marie-Laetitia Des Robert-Helluy observe ainsi que « la sacralisation de
la France, en particulier par la médiation de l'Histoire opère
pour le plus grand nombre quelle que soit la diversité des ascendances
familiales »344. En effet, la plupart des témoins
interrogés n'abordent pas d'eux-mêmes la question du patriotisme
dans leurs leçons, si on les interroge sur le sujet en revanche, tous
remarquent que l'amour de la France était véhiculé dans
les leçons mais la plupart d'entre eux semblent l'avoir bien vécu
:
« Nous vivions bien le patriotisme : j'étais à
l'école après la guerre 1939-1945 »345.
(à propos du patriotisme) « On est en France, moi,
je trouve ça normal. L'Histoire de France, je trouve ça
incontournable. [...] En primaire, c'était les Gaulois jusqu'à
Napoléon III, on ne parlait jamais de l'Italie, méme pour la
Renaissance. [...] On était contents parce que les Français
avaient battu les Italiens, quand on est jeune on se dit que la France a
rayonné sur l'Europe alors on est content ! »346.
« Je respectais ! Comme disait toujours mon père
« respecte le pays qui vous donne le travail et une vie meilleure »
».
343 Il ne parle que très peu d'immigration mais lorsqu'il
l'évoque, il dit que le retrait de l'apprentissage historique permettra
sans doute une meilleure ouverture vers la culture de l'élève
d'origine étrangère.
J. GIRAULT, « Instituteurs syndiqués et enseignement
de l'histoire entre les deux guerres », Cent ans d'enseignement de
l'histoire (1880-1981), Paris, 1984 (p. 139-155).
344M-L. DES ROBERT-HELLUY, « Des Français
parmi d'autres, de l'appartenance nationale des Français d'ascendance
étrangère », volume 23, n° 3 (2007) (p. 187).
345 Questionnaire de Jacqueline FANTIN-CRAMPON, 2010.
346 Entretien avec Jean BURINI, (14 janvier 2010 -- Vigneux).
118 On remarque parfois quelques menues réserves
à cette adhésion, comme dans le témoignage de Maria
Cera-Branger :
« Les leçons d'Histoire, c'était très
patriotique. Naturellement j'aurais aimé que le rôle de
l'Italie soit plus valorisé. L'Italie, on en parlait pas,
oui, ça m'a déjà mise mal à l'aise ça
»347.
Néanmoins, la grande majorité des témoins
interrogés dans le cadre de ces recherches expriment avec chaleur leur
reconnaissance pour le pays nourricier qui a accueilli leur
famille348. Ces entretiens montrent que, malgré les
difficultés qu'ils ont connues pour s'intégrer, malgré
l'exploitation de leurs parents dans des emplois dangereux et
sous-payés, leur fidélité à l'égard de la
France est totale. Cet attachement s'accompagne régulièrement de
vives critiques de l'Italie, ces reproches, cependant, se feront moins ardents
après la Seconde Guerre mondiale.
Le sentiment national tire d'une certaine manière son
origine d'une forme d'endoctrinement par l'école pour laquelle, non
seulement, être dans la norme c'est être Français mais
aussi, qu'être le gagnant des batailles, c'est être le
Français. Gardons nous des hâtifs jugements intégralement
négatifs sur l'éthique historienne de l'époque, cependant,
il nous faut préciser ici l'apparente propension des instituteurs de
notre période à valoriser tout particulièrement la France
et son rôle dans l'Histoire. Dès lors, l'inclination forte
à se « déclarer » totalement Français est
courante, méme si, nous le verrons, l'aspect inverse, c'est-àdire
l'affirmation de l'identité italienne, n'est pas absente des
témoignages.
Ceux qui bénéficient d'une double culture ont
globalement tendance à aller naturellement vers l'adoption plus franche
du mode de vie français. A ceci, plusieurs explication : l'immigration
étant plus couramment masculine, c'est habituellement la mère qui
est française au sein des couples mixtes, or, c'est aussi, dans les
années 1935--1955, surtout elle qui s'occupe de l'éducation des
enfants :
« Fréquemment, dans le couple que formaient nos
parents, la femme a été amenée ainsi par les circonstances
à tenir le gouvernail, donc à imposer sa culture en
marginalisant, ou en gommant purement et simplement celle du père, avec
l'assentiment plus ou moins tacite de ce dernier »349.
347 Entretien avec Maria CERA-BRANGER (4 février 2010 --
Vertou).
348 « Je me sentais Français parce que j'avais
un père qui avait un respect total de la France. Il ne fallait pas lui
en parler mal. Un pays qui nous avait accueilli, donné la
possibilité de pouvoir vivre sans trop de problèmes malgré
que c'était un peu la galère... ».
Entretien avec Jean BURINI, (14 janvier 2010 -- Vigneux).
349 P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993 (p.
493).
François CAVANNA et COLUCHE (orphelin de père
à deux ans), tous deux issus d'une mère française et d'un
père italien, connaîtront sensiblement ce même souci
d'afficher, à l'adolescence, une « ritalité » jusque
là dissimulée, consciemment ou inconsciemment.
119 Elevés en France, en français et à
l'école française, la disposition à investir, presque
uniquement, le « côté français » est
fréquente350 bien que difficile parfois à faire
accepter des autres élèves. François Cavanna, portant le
nom d'un maçon lombard et ayant bu la francité avec le lait
maternel d'une mère morvandelle, verbalise ainsi l'étrange
dichotomie de sa situation d'enfant d'un couple mixte :
« Pour les Ritals, je suis un bâtard plus qu'à
moitié français, mais pour les Français, pas de
problème, ils me traitent de macaroni 351 ».
L'élève Français, au sein de l'espace de
discussion que représente la cour de récréation, met
parfois en avant son appartenance prétendument totale à la nation
française, excluant ainsi ses camarades issus de familles
immigrées. L'attitude est fréquente chez nos témoins,
Pierre Milza relate ainsi la naissance du sentiment patriotique comme, en
grande partie, due à la récréation :
« J'étais tricolore jusqu'au bout des ongles. On
m'avait appris à l'école - plutôt dans la cour de
récréation qu'en classe - que les « macaronis » (on ne
disait pas encore les « ritals ») nous avaient donné un coup
de poignard dans le dos en 1940 et je ne me sentais en rien un macaroni
»352.
Mario Merlo, né en 1934 et scolarisé à
Nantes adopte sensiblement la même attitude avec ses camarades :
« On avait un raisonnement d'enfant. Des chansons contre
les macaronis j'en ai entendues [...] les gamins ne savaient pas que
j'étais italien, mais ça me faisait mal au coeur. Entre gosses on
ne parle pas de nationalités mais... [...] On était pris pour des
macaronis. Avec Mussolini on était mal vus... à tel point que,
pour me sentir un peu plus français que les autres, plus tard, j'ai fait
la guerre d'Algérie. Je voulais prouver aux autres que j'étais
français, que les tireurs au cul, ce n'était pas mon genre
»353.
350 Pierre Milza explique ainsi, évoquant sa propre
expérience :
« Façonnés par l'école de la
République, élevés dans le souvenir glorieux de la Grande
Nation, nourris de la geste des grandes figures qui ont fait la nation
française, et aussi psychologiquement structurés autour d'un
modèle qui privilégie les vertus viriles et les valeurs
guerrières, nous avions en tête une hiérarchie des peuples
fondée sur ces qualités plus ou moins sublimées. Or, dans
le portrait-robot de l'Italien dont était porteuse la mentalité
collective des Français, le trait était plutôt mis sur la
douceur et la gentillesse dans le meilleur des cas, la traîtrise et la
lâcheté dans le pire, que sur les vertus qui font les grands
peuples ».
Dans P. MILZA, Op. Cit. (p. 491, 492).
351 F. CAVANNA, Op. Cit. (p. 37).
352 P. MILZA, Op. Cit. (p. 9).
353 Entretien avec Mario MERLO, (1er décembre
2009 -- Basse Goulaine).
120
De même, Danira Titonel, née en Italie et
scolarisée dans le Lot-et-Garonne, explique elle aussi, en 1997, son
fort sentiment d'appartenance à la France :
« Moi, je ne me suis jamais sentie italienne, je me suis
toujours sentie française et d'ailleurs je n'étais jamais
allée en Italie jusqu'à l'an dernier »354.
Les retours, les vacances « au pays », ont un impact
conséquent sur l'impression ou non de faire partie de la nation
française.
B). Le contact avec les autres étrangers de
l'école : une volonté d'être « plus Français
que les Français » ?
Par ailleurs, il est courant que le jeune d'origine italienne
se moque à son tour d'un autre étranger de l'école,
souvent plus fraîchement arrivé, ou déjà
raillé par d'autres élèves - peut-être parce qu'issu
d'une société dont la culture est jugée comme plus
éloignée de celle de la France. Nous retrouvons beaucoup de
Belges, en France depuis l'avant-guerre pour la plupart, des Russes et des
Polonais, souvent de confession juive et quelques élèves
originaires des Balkans arrivés à la fin des années
trente.
Le nomade d'autrefois, aujourd'hui sédentarisé
et intégré, a tendance à mettre en avant sa «
francité » pourtant récemment « acquise
»355. Dans son roman, Pays-Haut, Anne-Marie Blanc fait
ainsi le récit de ces nouveaux arrivants Polonais qui prendront le
relais des Italiens à la place inconfortable de souffre-douleurs
à l'école356. Une fois de plus, François
Cavanna nous fournit, lui aussi, un bon exemple de ce que peut être
l'attitude d'un élève d'origine italienne face aux autres «
exclus » de son entourage. Dans son travail d'immersion au coeur de ses
sentiments d'enfant, l'auteur exprime ainsi sa vision négative d'alors
envers un Algérien, expliquant que : « les Sidis ça ne peut
pas travailler. C'est trop feignant. C'est pas de leur faute, c'est la race qui
est comme ça »357. Cette vision des travailleurs en
provenance d'Algérie est même assez diffusée au sein des
milieux intellectuels. Du moins, dans ces sphères, on n'hésite
pas à établir un classement dans l'assimilabilité des
immigrés de l'Hexagone. Ainsi Alfred Sauvy, figure
354 Retranscription de l'interview de Danira TITONEL,
Dans le reportage du 17 octobre 1997 pour France 3.
355 P. MILZA, Op. Cit. (p. 330).
356 « Les garçons [...] se continrent jusqu'au
jour où les Polonais prétendirent leur ravir la tête des
classes. Alors, dans un bel élan d'émulation À jaloux ?
Vexés ?- les Français et les Italiens s'unirent pour faire la
guerre aux Polonais ».
Dans A-M. BLANC, Pays-Haut, Metz, 1988 (p.336, 337),
cité par P. MILZA, Voyage en Ritalie, Paris, 1993, (p. 330).
357 F. CAVANNA, Op. Cit. (p. 35).
121 emblématique des démographes
sollicités à la Libération, déclare qu'« un
Italien s'adapte plus facilement qu'un Arabe ». Il met cette
différence d'intégration sur le compte de « l'influence du
milieu »358. Par ailleurs, les Russes sont, eux aussi,
jugés comme des étrangers « à part » mais, la
plupart du temps, de façon, cette fois, positive :
« Les Russes c'est pas des étrangers. Ils font des
métiers de Français. Les Français ne les méprisent
pas, ne se foutent pas de leur gueule à l'école. C'est eux qui
méprisent les Français. Il paraît que c'est tous des
princes et des marquises et qu'ils se sont sauvés à cause des
Bolcheviks qui tuaient tous les aristocrates. Les Français ne les aiment
pas beaucoup, les Français n'aiment personne, mais on sent qu'ils ont de
la considération parce que c'est pas des vrais pauvres mais des gens
riches qui ont vécu des choses très tristes comme dans les
feuilletons »359.
Si le jeune François Cavanna fait une distinction nette
entre les Russes immigrés en France et la communauté italienne
à laquelle il appartient 360 , il fréquente cependant
ces camarades soviétiques361. Dans les témoignages
analysés nous n'avons pas encore trouvé d'Italiens exprimant leur
solidarité à l'école avec les autres étrangers. Il
semble, au contraire, que la norme soit plutôt de jouer des coudes pour
atteindre la place la moins mauvaise dans l'estime des camarades et des
professeurs français.
Même au sein de la communauté italienne, les
élèves font des distinctions. Avec fierté, l'Italien du
Nord dénigrera ainsi parfois le méridional.
358 « En 1945, la volonté d'instaurer un fort
contrôle de l'Etat sur la politique de l'immigration nécessite
pour le gouvernement provisoire de disposer d'une expertise susceptible de
prévoir et d'anticiper cette « nouvelle politique ». Les
démographes sollicités au sein du Haut Comité de la
Population et de la Famille ont déjà tous participé,
à des titres divers, à des organismes officiels mis en place
durant l'EntreDeux-guerres et sous Vichy ».
Cité par A. SPIRE, « un régime
dérogatoire pour une immigration convoitée. Les politiques
française et italienne d'immigration/émigration » dans M-C
BLANC-CHALEARD (dir) Les Italiens en France depuis 1945, Paris, 2003.
(p. 42).
359 F. CAVANNA, Les Ritals, Paris, 1978 (p. 36).
360 « Ils sont marrants, ces gens-là, ils foutent
l'argent en l'air pour des conneries, et pourtant ils sont aussi pauvres que
nous, mais je ne sais pas comment ils se démerdent, même tous
dégueulasses pleins de trous, ils ont pas l'air petit monde comme nous
autres qu'on est pourtant bien propres, bien reprisés ». Ibid
(p. 36).
Je connais bien Litvinoff et les frères Lichkine,
c'est des copains d'école, je suis même allé chez
361 «
eux ».
« J'étais dans la classe de M. Cluzot, à
côté de moi, à la même table, il y avait un Russe, il
s'appelait Chendérovitch. A la table de devant, il y avait deux Russes,
à la table de derrière, deux autres ».
Ibid (p. 36).
122 « Silvio est tout fier de raconter ça, et les
autres sont contents aussi, ils se marrent. Il y en a toujours un pour dire
sentencieusement : « l'Italien del Norde, il vient en Franche fare le
machon. L'Italien del Soud, il va en Amérique fare le ganchetère
"362.
L'homme du Sud est donc, lui aussi, un « étrange
étranger ", situation qui n'apparaît pas illogique dans une nation
aussi jeune que l'Italie. Cette distinction est même diffusée au
sein du discours démographique. Là encore, le recours à
l'enquête, cette fois ci datant d'avril 1946, d'Alain Girard et Jean
Stoetzel est intéressant. Ils concluent, à l'issu de leur
étude, que « priorité doit être donnée à
une immigration de parents ou d'amis d'Italiens déjà
établis en France, recrutés de préférence parmi les
originaires des provinces du nord, en particulier du Piémont, de
Lombardie et de Vénétie "363. De même, Alfred
Sauvy, secrétaire général à la famille et à
la population en juillet 1945, se range du côté des partisans d'un
accord de main d'oeuvre ItalieFrance avec des exigences géographiques
d'embauche : « Tant au point de vue de sa valeur comme main d'oeuvre que
de sa qualité sociale, on s'accorde à reconnaître que
l'Italien du Nord l'emporte de beaucoup sur l'Italien du Sud
"364.
Toujours au sein de la problématique des insultes
contre les différentes communautés présentes à
l'école, il nous faut souligner que les juifs sont aussi souvent les
« boucs émissaires " des autres écoliers365. Cet
antisémitisme démontre avec certitude, si besoin était,
que les Italiens ne sont pas les seuls à être moqués.
Pourtant, peut-être est-ce dû à leur impondérable
manque d'objectivité, les témoins se déclarent souvent
comme uniques victimes, ou, du moins, comme souffre-douleur
privilégiés, des camarades comme des enseignants : « comme
étrangers mal piffés, y a que nous, les Ritals. C'est nous qu'on
éponge tout »366. Le relais opéré par
d'autres arrivants accélèrera, souvent à leur insu
d'ailleurs, l'intégration des enfants d'immigrés transalpins.
Dans son article publié dans la revue du CEDEI, « La Trace ",
Marie-Claude BlancChaléard souligne que les autres étrangers sont
particulièrement nombreux dans les quartiers
362 Ibid. (p. 50).
363 INED, Une possibilité d'immigration italienne en
France, collection « Travaux et Documents ", Cahier n° 4, Paris,
1947.
Dans M-C BLANC-CHALEARD (dir) Les Italiens en France depuis
1945, Paris, 2003. (p. 45).
364 Lettre du 27 juillet 1947 de M. SAUVY à M. BOUSQUET
(ministère des affaires étrangères), Dans M-C
BLANC-CHALEARD, Ibid. (p. 44).
365 « Français, Ritals, les Russes s'en
foutent. [...] Eux, ce qu'ils peuvent pas piffer, c'est les juifs. [...] J'ai
vu que Chedérovitch n'était pas un Russe comme les autres. [...]
Ils lui disaient tout le temps « sale juif !», « fumier de
youpin pourri !». Ils lui balançaient des vacheries en russe qui le
faisait chialer ou le foutait dans des crises de rage épouvantables.
Alors, il cassait tout, leur tapait dessus, criait comme un fou, mais eux
évitaient les gnons, ricanaient et se tapotaient la tempe avec le doigt.
Ils me disaient : « il est dingue. Tous les juifs sont dingues »
».
Dans F. CAVANNA, Les Ritals, Paris, 1978 (p. 36-37).
366 Ibid. (p. 37).
parisiens (à Sainte Marguerite, on excède
largement la moyenne de 6 à 8 % de l'ensemble du système
scolaire, les étrangers étant, en moyenne cinq à six par
classe de trente à quarante élèves, dont souvent moins de
trois Italiens)367. Dans la banlieue parisienne comme dans l'Ouest
de la France, les tendances au ghetto italien observées dans la Lorraine
sidérurgique ou dans certains quartiers de Marseille sont très
rares.
C). L'égalité sur les bancs de
l'école.
Nombreux sont les témoignages louant un ou plusieurs
enseignants dont l'influence fut capitale dans les orientations
professionnelles et politiques de leurs jeunes élèves. A un
âge où seules les fondations sont réellement en place et
où une bonne part de la personnalité reste à bâtir,
l'importance de ces « constructeurs d'idées », que sont les
professeurs, est évidente.
Toutes les instructions aux enseignants que nous avons pu
consulter expriment, lorsqu'elles abordent le sujet, l'importance de
considérer tous leurs élèves de la méme
manière. Selon Marie-Claude Blanc-Chaléard, cette attitude est
d'ailleurs totalement effective à Paris. Elle précise que «
la seule différence qui soit consignée dans les
appréciations a trait à l'intelligence »368.
C'est aussi l'impression que donnent les critiques des professeurs aux
élèves de la rue de la Plaine, à Paris dans le XIe
arrondissement. Nous ne relevons aucune discrimination dans les
appréciations des instituteurs, en revanche, on y perçoit sans
peine, derrière la rédaction très administrative, les
difficultés des enfants de migrants369. Cependant ces sources
se situant dix ans avant notre période, elles ne témoignent pas
vraiment des critiques qui purent être émises entre 1935 et 1955.
Une attitude dubitative face à la rédaction académique et
prudente des appréciations semble, en tout cas, justifiée. Si
l'Ecole de la République porte comme on hisse un drapeau la valeur
d'égalité, les discriminations ethniques, nous l'avons vu, ne
l'épargnent pas pour autant.
Cependant, le sentiment d'égalité semble
être présent dans la plupart des témoignages oraux
rétrospectifs comme dans les biographies et autobiographies. Il semble,
à ce point de notre
367 M-C BLANC-CHALEARD, Les Italiens à l'école
primaire française : l'exemple parisien, Paris, 1991, (p.9).
368 M-C BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880- 1960),
Rome, 2000 (p. 417).
369 « Interruption de scolarité pour un voyage en
Italie. Turbulent, mais bon partout. Placé à la campagne par
l'Assistance publique. »
Instituteur de Bédonia dans le registre de matricule de
l'école de garçons de la rue de la Plaine, inscrits en octobre
1923, dans M-C BLANC-CHALÉARD, Ibid. (p. 417).
124 étude, nécessaire de s'arrêter quelque
temps sur les exemples de témoignages évoquant ce sentiment
quasi-général d'égalité sur les bancs de
l'école. Marie-Claude Blanc-Chaléard rapporte ainsi les propos
des personnes qu'elle a pu interroger. Rina Raumer lui explique :
« Non, il n'y avait aucun problème... Les
institutrices ont toujours été très gentilles avec moi.
C'était comme les autres »370.
Sentiment d'ailleurs confirmé par Nuncio Titonel
scolarisé dès 1924 dans le Lot-etGaronne :
« On a fait une scolarité de petits
Français plus que d'immigrés. On n'a pas eu tellement le stress
des étrangers en France dans un pays hostile. Au contraire. [...] Nous
avons été, avec ma soeur, les deux premiers élèves
de maternelle et, je l'ai souvent dit mais c'est vrai, on a été
plutôt une curiosité pour les autres camarades et les enseignants
qu'un rejet »371.
Quant à René Maestri, qui fut élève
à Montreuil, sa critique de l'Ecole française est encore plus
dithyrambique :
« On se retrouvait en classe avec des maîtres qui
n'ont jamais fait de discrimination. L'école laïque avec un grand
L, c'est formidable ! »372.
Parlant son école privée de Doulon, à
Nantes, Mario Merlo, aboutit lui aussi, à la conclusion d'une
égalité manifeste sur les bancs de l'école : « Mes
instituteurs étaient neutres, ils étaient éducateurs [...]
Je n'ai jamais vécu d'épisodes violents à l'école :
j'étais bien, à l'abri. [...] C'était d'une
neutralité complète »373.
Marie Claude Blanc-Chaléard souligne que la question de
l'égalité à l'école paraît souvent
étonnante aux yeux des enfants de migrants interrogés. De
même, nous retrouvons dans les souvenirs d'école de
François Cavanna, une impression de justice au sein de la classe. Dans
L'oeil du lapin, il fait ainsi l'éloge de l'attitude de Madame
Grenier, son institutrice de maternelle, qui, plaçant les enfants selon
leurs résultats, évinça son propre fils de la meilleure
place pour y installer le jeune François, élève exemplaire
tout au long de sa scolarité374.
Par ailleurs le rapport de 1951 d'Alain Girard et Jean Stoetzel
confirme les impressions fournies par les sondages de 1947 et 1949 et affirme
:
370 Témoignages de Rina RAUMER,
Dans M-C BLANC-CHALÉARD, Les Italiens dans l'Est
Parisien. Une histoire d'intégration (années 1880-1960),
Rome, 2000 (p. 418).
371 Retranscription de l'interview de Nuncio TITONEL,
Dans le reportage du 17 octobre 1997 pour France 3.
372 Témoignages de René MAESTRI,
Dans M-C BLANC-CHALÉARD, Op. Cit. (p. 418).
373 Entretien avec Mario MERLO, (1er décembre
2009 -- Basse Goulaine).
374 F. CAVANNA, L'OEil du lapin, Paris, 1987 (p. 22).
« Les étrangers jouissent des mêmes droits
que les Français et ils sont particulièrement sensibles à
cette égalité qui leur permet de donner à leurs enfants,
gratuitement, une instruction au moins égale, et souvent
supérieure à celle qu'ils ont reçu en Italie ou en
Pologne. Les rapports avec les maîtres et les camarades sont, en
règle générale, excellents : les enfants ignorent les
distinctions de nationalité. Les très rares incidents
signalés se produisent le plus souvent dans des périodes de
tensions internationales »375.
Cette méme enquête évoque les jeunes
élèves d'origine italienne du Lot-et-Garonne, enfants de
cultivateurs.
« Les enfants d'age scolaire fréquentent
l'école française... On garde une impression
générale d'excellents rapports des maîtres avec ces enfants
et avec leurs familles, rien en tout cas qui distingue ces enfants de leurs
condisciples français. D'une manière très
générale aussi, les rapports entre camarades des deux
nationalités sont excellents : rien ne semble distinguer à
l'école les enfants des immigrés italiens
»376.
Ces enquêteurs sont presque tous instituteurs, il semble
donc nécessaire de tempérer cet apparent « paradis scolaire
». Si les témoignages des enfants d'immigrés
révèlent parfois leur extreme susceptibilité, la
subjectivité des auteurs de ce rapport est aussi à remettre en
question.
Par ailleurs, l'idée des nécessaires pratiques
égalitaires de l'Ecole républicaine entraîne aussi la
formation d'un moule scolaire unique qui peut sembler liberticide et donc
critiquable à bien des égards. Ce postulat de départ de
l'égalité sur les bancs des classes peut en effet transformer
l'intégration en un conformisme comportemental.
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