E). La carrière des témoins : une
fréquente reproduction sociale ?
Le certificat d'études apparaît, chez nos
témoins, comme une étape extrémement marquante de leur
scolarité327. A l'issu de cet examen (passé à
treize ou quatorze ans en général et obtenu par 50 % des enfants
au début de la Seconde Guerre Mondiale), l'élève sort du
tronc commun de l'enseignement. Il est désormais temps pour lui de
choisir sa voie professionnelle. « Quand on avait passé le
Certificat d'Etudes, on passait un petit examen et, si on était pas trop
mal, on entrait dans le centre d'apprentissage technique »328.
La grande majorité de nos témoins se dirige alors vers
l'enseignement professionnel. Si tout se passe bien, ils obtiendront ensuite,
après une formation de trois années, le CAP (qui donne
accès à des emplois d'ouvriers qualifiés et de
contremaîtres) ou le Brevet.
Si l'on s'interroge sur l'intégration au niveau
socio-économique, on s'aperçoit que l'école a plutôt
bien fait son travail d'insertion des enfants issus de l'immigration italienne
sur le marché du travail. En effet, globalement, nos témoins ont
tous bénéficié, au cours de leur carrière, d'une
assez forte ascension sociale. Cependant, comme l'explique Gérard
Noiriel, l'Etat Providence français permet une montée dans
l'échelle sociale mais celle-ci se fait sur plusieurs
générations, lentement329. Il utilise pour expliquer
ce phénomène la métaphore du frein et du parapluie.
Effectivement, cette progression professionnelle ne vaut que pour la «
seconde génération » : les parents de nos témoins
ont, presque toujours, été employés pour des travaux
précaires. Souvent ce sont leurs enfants qui ont du subvenir à
leurs besoins lorsqu'ils se faisaient trop vieux pour travailler. Ici, nous
nous servirons des témoignages de Jacqueline et Daniel Fantin pour
montrer un exemple très représentatif des carrières qui
ont pu être menées par nos témoins. La situation
professionnelle de leur père n'a pas connu d'évolution sociale
sensible en France jusqu'à sa retraite, à 63 ans. Enrico Fantin
arrive à Nantes le 20 août 1938 à 27 ans, embauché
aux carrières de granit Barré en qualité
d'épinceur, il exercera cette profession jusqu'en 1964. Le travail est
difficile et dangereux, on recense plusieurs cas d'ouvriers
décédés suite à des écrasements de
326 Entretien avec Jean BURINI, (14 janvier 2010 -- Vigneux).
327 « J'ai passé mon certificat d'étude
à 14 ans et j'ai fait une faute en orthographe, un accent sur le «
a » que j'avais oublié ~ J'avais bossé comme quatre !
».
Entretien avec WM (27 octobre 2009 - Sainte Marguerite).
328 Entretien avec Jean BURINI, (14 janvier 2010 -- Vigneux).
329 G. NOIRIEL, Gens d'ici venus d'ailleurs, Paris, 2004
(p. 179).
109 pierres, les blessures et les problèmes de
santé sont courants, Enrico est d'ailleurs atteint de la silicose (la
maladie pulmonaire provoquée par l'inhalation des particules de
poussières de silice dans les carrières, les mines ou lors de la
percée de tunnels). De plus, les ouvriers doivent parfois supporter des
températures extrêmement froides. Par ailleurs, le père de
Daniel et Jacqueline Fantin est payé à la pièce, il
travaille donc beaucoup, d'autant plus qu'il doit aussi envoyer de l'argent
à certains membres de sa famille, restés en Italie. A la
fermeture de la carrière, il devient ouvrier métallurgique. La
carrière de ses enfants sera plus « heureuse », ils
bénéficient d'une ascension sociale que peu d'immigrés de
la première génération ont la chance de connaître
:
Jacqueline Fantin-Crampon :
mars 1945 - 14 juillet 1955 : Pensionnat du Sacré-Coeur
(école privée catholique). 15 septembre 1955 - septembre 1958 :
Ecole de la Châtelaine (20 rue Crébillon - Nantes).
1960 -- 1961 : Cours de la chambre de commerce de Nantes.
Ensuite, Jacqueline obtiendra successivement son certificat
d'études catholique premier degré, puis son certificat
d'études de la République. Ensuite, elle passe avec succès
son C.A.P. de vente, elle décroche le diplôme de la chambre de
commerce.
Pour ce qui relève de sa carrière, elle est
apprentie vendeuse dans les grands magasins à Nantes, elle obtient une
promotion comme sous-chef. Elle est mutée à Dieppe comme chef de
département, elle passe ensuite cadre commerçante.
Daniel Fantin :
1947 - 1948 : Jardin d'enfant Saint-Clair (rue
Ampéré - Nantes).
1948 - juillet 1954 : Ecole élémentaire primaire de
garçons Saint-Clair (rue Danton - Nantes).
Septembre 1954 - juillet 1957 : Ecole élémentaire
primaire de garçons Sainte Jeanne d'Arc (rue du bouillon - Nantes).
Echec au C.E.P (1957).
Septembre 1957 - septembre 1960 : Apprenti serrurier pour
l'entreprise Pageaud (place du Petit Bois -- Nantes).
Cours professionnels du bâtiment (37 bis quai de Versailles
-- Nantes) : admis au C.A.P. Examen de fin d'apprentissage de serrurier
(1960).
Septembre 1960 -- novembre 1962 : Ouvrier serrurier pour
l'entreprise Pageaud. Cours de promotion sociale au lycée Livet (rue
Dufour - Nantes).
Admis au B.P serrurier (1962).
Novembre 1962 -- février 1964 : Service militaire.
Brigadier (Montluçon, Metz).
Brigadier chef (Alger).
Admis au C.E.P adulte, mention bien (1963).
Mars 1964 -- février 1966 : Traceur monteur au chantier
naval Dubigeon (Nantes). Cours de promotion sociale au lycée Livet (rue
Dufour - Nantes) : préparation du C.A.P. de dessinateur en construction
métallique.
Mars 1966 - décembre 1969 : Dessinateur puis conducteur
de travaux en
menuiserie serrurerie pour l'entreprise de bâtiment Jallais
(rue Cornulier - Nantes).
Cours de promotion sociale au lycée Livet (rue Dufour -
Nantes) : préparation du C.A.P (obtenu en 1966) et du B.P. (obtenu en
1968) de dessinateur de construction métallique.
Janvier 1970 -- octobre 2003 : Mairie de Vertou : dessinateur
puis dessinateur chef, surveillant de travaux, technicien puis technicien
supérieur chef (responsable des services des bâtiments communaux).
Ce dernier poste est considéré comme étant
équivalent au grade d'ingénieur.
Cours de promotion sociale au lycée Livet (rue Dufour --
Nantes) jusqu'en 1973 : niveau supérieur (préparation à
l'entrée dans une école d'ingénieur)330.
On s'aperçoit ici que la progression professionnelle
est vécue par la « deuxième génération »
mais qu'elle n'a pas été effective pour leurs parents. L'autre
information délivrée par ces parcours est la suivante : des cours
pour les B.P, C.A.P ou C.E.P semblent souvent suivis en parallèle au
travail pour bénéficier d'éventuelles promotions. La
formation professionnelle se fait donc souvent sur toute la carrière et
ce pour les Français comme pour les employés d'origine
étrangère. On retrouve d'ailleurs le lycée Livet dans la
formation continue d'un grand nombre de nos témoins nantais.
En effet, si certains enfants d'origine italienne, comme Jean
Burini331 ou WM332 par exemple, créent leur
entreprise et deviennent patrons, la norme est plutôt une ascension assez
lente et régulière tout au long de la carrière des enfants
d'immigrés italiens. Catherine Withol de Wenden, aujourd'hui directrice
de recherche au CNRS-CERI, montre qu'un nombre relativement réduit
d'Italiens de France ont monté des entreprises importantes. Elle
explique ce constat en disant qu'il s'applique à tous les migrants
relativement fraîchement arrivés dans l'Hexagone : leurs habitudes
culturelles portent en effet sur le fait de ne miser que sur son travail
personnel333.
La carrière est aussi fonction des choix disponibles
à proximité du foyer familial. Aux envies de
l'élève s'ajoutent les projets des parents et les facteurs
liés à la situation financière de la famille ou encore
à la distance entre la maison et les écoles. On peut ainsi
observer, dans le témoignage de WM, l'influence des multiples raisons
sur la carrière de charpentier qu'il a finalement empruntée.
« J'étais à l'école en ville et j'ai
eu mon certificat d'études. Après, il fallait choisir un
métier. J'aurais bien aimé faire paysan mais pas travailler tout
à la main comme mon père, avoir une ferme ... J'aimais le
bâtiment, je donnais un coup de main parfois, quand les voisins
agrandissaient. Bénévolement, mon père faisait les travaux
là bas. Donc, il fallait choisir un travail, en dehors de paysan, j'ai
dit à mon père « maçon » mais je ne voulais pas
apprendre sur le tas, je voulais apprendre à l'école pratique de
commerce et
330 Entretien avec Daniel FANTIN (29 janvier 2010 -- Vertou).
Questionnaire de Jacqueline FANTIN-CRAMPON, 2010.
331 Entretien avec Jean BURINI, (14 janvier 2010 -- Vigneux).
332 Entretien avec W. B. (27 octobre 2009 -- Sainte
Marguerite).
333 C. WITHOL DE WENDEN, « L'immigration italienne en
France, la formation et la mobilité », n° 22, juin 1985 (p.
218, 219).
d'industrie. A Agen, il n'y avait que menuisier,
mécanicien, ajusteur et commerce. Je suis rentré à
l'école pratique je suis resté un mois, moi je voulais être
maçon. J'ai su qu'il y avait une école de formation et pas
question de demander à mes parents de me payer la pension. Je ne voulais
pas qu'ils payent. Au bout d'un mois, j'ai dit « je vais rester dans le
bâtiment, je vais faire menuisier ». J'ai fait mes trois ans,
j'étais premier du département ! J'avais appris à faire
les escaliers avec un maçon, j'ai demandé à faire une
quatrième année volontaire, rien que de la pratique, de
l'atelier. Je voulais rentrer dans une entreprise pour faire des escaliers. Il
fallait que je rentre dans une entreprise de charpente. Très peu de
menuisiers faisaient des escaliers à l'époque. C'était le
secret professionnel. Dans un atelier, il y avait le traceur, c'était le
patron ou le chef d'atelier, et les autres faisaient les assemblages, le
montage mais ils n'avaient pas le droit de regard pour apprendre à
tracer. A l'époque les patrons interdisaient qu'on leur vole le secret
de la fabrication. [...] Pour faire honte au gars, on cassait la porte qui
avait un défaut devant tout le monde. [...]. Pour l'escalier, il fallait
changer de métier. Un jour, il y a un artisan qui est venu voir mon
père [...] Je tournais en rond. Je n'avais pas de boulot. Il a dit
« j'ai des escaliers à faire » il m'a embauché comme
apprenti, il m'a payé comme apprenti la première année,
après mes quatre ans mais j'y suis resté parce que le soir de six
heures à huit heures, il m'a pris à la gorge avec son savoir.
Comme j'aimais le dessin, malgré qu'il ne me paye pas, je me suis mis
à faire le charpentier, j'ai changé de métier. ...] Je
suis resté deux ans chez ce patron. Il m'a envoyé aux cours du
soir chez les compagnons. Comme j'avais fait beaucoup de dessin au
collège, ça a été facile pour moi après de
faire du dessin. J'ai vite appris le métier de charpentier ».
Les cours du soir sont suivis par presque tous nos
témoins de l'Ouest, souvent au lycée Vial, la formation en classe
ou en atelier continue donc bien souvent assez longtemps après la fin de
la scolarisation traditionnelle334. Les membres de la «
deuxième génération » qui ont de bons
résultats scolaires parviennent relativement aisément à
quitter la condition ouvrière de leurs parents pour guigner une
situation plus enviable au niveau du salaire comme des modalités de
travail, devenant ainsi des petits fonctionnaires dans la poste, la police ou
l'enseignement. La réussite scolaire et l'accès au professorat
sont des facteurs décisifs de mobilité et de reconnaissance
sociale dans un pays où règne le culte de la méritocratie
et du concours. Pierre Milza est un bon exemple de ces enfants
d'immigrés italiens (il est issu d'un couple mixte donc d'un double
enracinement culturel) qui ont fait une carrière d'intellectuel
puisqu'il est devenu professeur. La question de l'influence de leurs
professeurs dans ce choix professionnel vient
334 Les exemples sont trop nombreux pour être tous
cités, nous nous contenterons donc de l'expérience de Maria
Cera-Branger :
« Je suis allée à l'école
jusqu'à dix-sept ans. J'ai obtenu le certificat d'étude en 1948.
Ensuite, j'ai pris une option secrétariat à l'école des
Halles. J'ai passé un brevet commercial en 1951, j'ai fait une
première année de sténodactylographe et puis après
j'ai rempilé pour faire une année de comptabilité en 1952,
mais celle là je l'ai faite en cours du soir après le travail,
à Vial ».
Entretien avec Maria CERA - BRANGER (4 février 2010 --
Vertou).
donc aussitôt à l'esprit.335. Le
phénomène est courant : dans la famille Magni, des Italiens
originaires d'un village près de Bergame qui ont immigré dans le
Gers, cinq des neuf enfants du foyer sont instituteurs. Yolande Magni
résume cette situation en disant « l'Ecole Républicaine a
fait son oeuvre dans ma famille ! ». Cette carrière d'enseignant
implique un retournement de situation émouvant pour nombre de parents de
témoins. Ainsi, le père de cette famille a dit en pleurant
à l'un de ses enfants : « tu vas apprendre à lire aux petits
français ! »336. Cependant, cette forte ascension
sociale dès la « deuxième génération »
est assez rare, de plus, si elle semble relativement courante c'est en fait
souvent parce que les témoins interrogés sur l'école ont
particulièrement envie de s'exprimer sur le sujet lorsqu'ils ont
évolué dans ce milieu toute leur vie professionnelle et
lorsqu'ils sont le produit « parfait » de l'ascension grace à
la scolarisation.
Schema n° 1 : L'évolution
des structures scolaires françaises de 1918 à 1960337.
335 Pierre Milza raconte ainsi :
« Mon ami, Romain Rainero est professeur à Milan
et lui aussi fils d'émigré, mais a fait son retour en Italie
après la guerre. [...] il était Italien et j'étais
Français, et le contraire aurait aussi bien pu se produire. Nous
étions l'un et l'autre des produits hybrides de cette Ritalie aux
frontières fluctuantes » Dans P. MILZA, Op. Cit. (p.
286).
336 Le père d'un des enfants italiens devenus professeurs
:
« Il a fait l'EN, c'était quelque chose d'or du
commun, surtout pour un des nôtres, un fils d'ouvrier » Dans
« La vie rêvée des Italiens du Gers », documentaire
diffusé le 13 avril 2010 sur France 3.
337 Schéma réalisé à partir de Y.
GAULUPEAU, La France à l'école, 1992, Paris (p. 124,
125).
Nous l'avons vu, le « nomadisme contraint »
entraîne le migrant et sa famille sur les chemins d'un exil permanent qui
ne facilite pas l'intégration. Hors, chez l'enfant, Français ou
non, le sentiment d'appartenance à son école est non seulement un
phénomène récurrent mais aussi un vrai besoin et une
première reconnaissance identitaire du pays qui l'accueille pour
l'élève étranger. Le sentiment d'appartenance des enfants
de migrants au milieu scolaire est intimement lié au
développement de la socialisation. L'appartenance à
l'école apparaît ainsi souvent, dans les témoignages, comme
un premier pas vers le sentiment d'être français. En effet, nous
pouvons nous interroger sur l'influence de l'institution scolaire sur
l'impression d'appartenir à la nation française
développée par les Français d'origine italienne.
|