II). L'élève dans sa classe
Comprendre la vie de la classe, c'est s'interroger sur la
formation des enseignants et sur leur rôle mais aussi sur les
résultats des élèves, l'organisation au sein des salles de
classe, le contenu des programmes scolaires, et enfin, sur la carrière
des témoins.
A). Les enseignants
. La formation des maîtres d'école.
Lorsque l'on aborde un sujet traitant de l'Ecole, il va sans
dire qu'il est nécessaire d'aborder la question de la formation des
enseignants. C'est en 1833 que les lois Guizot264 commencent
à organiser l'école primaire et créent les Ecoles Normales
(EN). L'année 1854 marque un changement important puisque c'est
désormais le recteur d'académie qui nomme, seul, les enseignants.
En effet, désormais les instituteurs seront libérés du
contrôle des notables et du certificat de « bonnes moeurs »
délivré autrefois par l'Eglise. La IIIème
République, quant à elle, marque l'ascension du prestige du
métier de professeur. L'instituteur devient alors le symbole de
l'idéal républicain et laïc. C'est Charles Péguy le
premier, écrivain et promoteur du nationalisme français, qui les
qualifiera de « hussards noirs de la République ». Les
hussards étaient des cavaliers de l'armée hongroise, la
comparaison est donc lourde de sens, Charles Péguy exprimant ainsi la
déférence et l'obéissance quasi-aveugle des enseignants
envers l'Etat français. Le début du XXème
siècle marque la syndicalisation du corps enseignant, par ailleurs,
beaucoup d'entre eux adhèrent au socialisme « à la
Jaurès ». Jusqu'en 1924, cette activité politique est
considérée comme incompatible avec leur statut, nombreux sont
donc les instituteurs à être révoqués. Quant aux
premières années de la période qui nous intéresse,
elles sont considérées comme « l'age d'or » de la
profession265. Après la Première Guerre mondiale, en
effet, les revenus des professeurs augmentent. Leur engagement politique est
toujours tourné
264 28 juin 1833 : la loi Guizot impose une
Ecole Normale par département, une école primaire
supérieure dans chaque commune de plus de 6 000 habitants et dans chaque
chef-lieu de département, une école primaire publique au moins
par commune.
Voir aussi à ce sujet la chronologie en document annexe
n°1.
265 J. GIRAULT, Instituteurs syndiqués et enseignement
de l'histoire entre les deux guerres, Paris, 1984 (p. 140).
vers la gauche, ils s'inscrivent massivement dans la
défense du pacifisme. L'exemple le plus célèbre de ces
instituteurs pacifistes est probablement celui de Gaston Clémendot
(1904-1952), syndicaliste, rédacteur de manuels scolaires et qui s'est
engagé dans une défense sans failles du socialisme266.
Le pacifisme que l'on retrouve souvent chez les enseignants est-il pour autant
un gage de sécurité dans l'acceptation facile des
élèves d'origine étrangère ? En tout cas, la
présence, dans de nombreux témoignages, de comparaisons entre les
armées transalpines et françaises nous pousse à nous
intéresser à cette évolution dans les opinions des
instituteurs : que pensent-ils des affrontements politiques, militaires entre
les deux pays ? Par ailleurs, l'engagement à gauche de nombreux
professeurs sera tantôt un point commun avec les parents de nos
témoins, eux-mêmes ayant souvent fui l'Italie mussolinienne pour
des raisons politiques, tantôt une occasion d'incompréhension,
voire de discorde, avec des familles traditionnelles italiennes très
catholiques mais n'ayant pas les moyens financiers de scolariser leurs enfants
dans des écoles privées.
Après ce point délicat (en tant qu'il
relève avant tout des histoires individuelles) sur les opinions des
instituteurs, nous nous devons donc de nous livrer ici à un rapide
panorama de l'apprentissage délivré aux futurs maîtres
d'école dans les Ecoles Normales d'instituteurs. Cependant, soulignons
que, malgré l'esprit de corps qui les anime forgé par leur
formation uniforme, l'enseignant ne peut se réduire à la
légende du « héros républicain » ou du «
militant intransigeant de la laïcité » car le corps de ce
métier est en fait assez hétérogène267.
Si la corporation des instituteurs est composée d'hommes et de femmes
aux opinions très diverses, il est tout de méme possible
d'observer des traits communs dans leurs comportements. Tout d'abord, le
concours de l'enseignement prétend offrir une formation identique
à chacun des apprenants. Yvette Delsaut, dans son ouvrage sur l'Ecole
Normale, définit cette institution comme « chargée de
produire le personnel d'encadrement pédagogique des futurs citoyens et,
à ce titre, la cible jalousement surveillée de tous les
programmes d'éducation » 268 . La dénomination même de
cette formation souligne le caractère de système modèle
que revendiquent les Ecoles Normales, nous sommes ici face à une
institution autorisée, logique. C'est du moins, ce qui est mis en avant
par l'Etat républicain. C'est dans les années 1920 que se met
définitivement en place l'instauration du commandement étatique
sur l'ensemble du système
266 O. LOUBES, L'étrange défaite de la patrie
à l'école primaire en France entre 1918 et 1940, Paris, 2005
(p. 194).
267 S. JOSPIN, « Les hussards noirs de la République
» dans L'actualité de l'Histoire, n°102, septembre
2009 (p. 72, 73).
268 Y. DELSAUT, La place du maître, une chronique des
Ecoles normales d'instituteurs, Paris, 1992 (p. 5).
éducatif. Ecole Normale, institution dirigée par
l'Etat donc, mais aussi organisation éminemment polémique,
souvent vivement critiquée. Si l'Ecole est le lieu de la formation des
futurs citoyens, elle devient alors un enjeu primordial pour les diverses
obédiences politiques. D'ailleurs, le gouvernement de Vichy
décide, le 18 septembre 1940, de supprimer les Ecoles Normales. C'est
seulement le 19 avril 1945 qu'une ordonnance du général De Gaulle
abroge toutes les lois relevant de la législation scolaire vichyste.
La vision des instituteurs de la France est résolument
jacobine dans son ensemble : vantée pour ses vertus accueillantes,
l'accueil des immigrés s'y veut la plupart du temps en accord avec les
processus d'assimilation. La grande majorité des professeurs semble
d'ailleurs n'émettre aucune réserve à l'idée de la
supériorité nationale, au moins au niveau culturel. Parlant de la
vision des enseignants de l'intégration des familles italiennes, Ronald
Hubscher explique d'ailleurs que « le fichu ou la mantille des femmes, le
chapeau de feutre noir des hommes désigne l'étranger. La couleur
vive des robes des immigrantes est qualifiée de criarde et manifestement
ne répond pas au gout français de la mesure. L'intérieur
de la maison est scruté avec attention : le tableau d'un paysage
cisalpin ou un calendrier italien accrochés au mur sont
considérés comme les lieux d'une mémoire qui n'est pas
effacée » 269 . Effectivement, l'intégration de l'enfant
d'origine étrangère semble, pour leurs enseignants, le plus
souvent, synonyme d'un travail d'oubli du passé transalpin et de
suppressions des traces d'italianité pour se fondre dans le creuset
français.
L'Ecole Normale n'est pas mixte. L'enseignement qui y est
dispensé aux élèves maîtres hommes ou femmes est
toutefois sensiblement le même. La formation des « hussards de la
République » se fait en quatre années. Dans un premier
temps, le futur enseignant commence cette formation, très
sélective, dès qu'il a obtenu son certificat
d'études270. Autrement dit, les apprenants au métier
d'instituteur sont eux-mêmes très jeunes au début de leur
entrée à l'Ecole Normale. Le concours comporte un commentaire de
texte puis une dictée (pour laquelle le zéro est
éliminatoire). Il y a aussi une épreuve de mathématiques,
puis, un document est lu et, sans avoir le droit de prendre des notes sur ce
texte, les postulants au concours de l'enseignement doivent en faire un
compte-rendu. A l'oral, de nouveau, des questions sont posées sur toutes
les matières principales (en français, le candidat doit expliquer
un texte, en mathématiques, il doit démontrer une formule).
Viennent ensuite des épreuves moins classiques pour les
élèves
269 R. HUBSCHER, L'immigration dans les campagnes
françaises (XIXème À XXème siècle),
Paris, 2005 (p. 401).
270 En 1969, le gouvernement français met fin à
l'existence du recrutement en fin de troisième. Désormais il
devient donc plus compliqué pour les enfants de paysans et d'ouvriers
d'accéder à des études prises en charge par l'Etat et
menant au métier d'instituteur.
90 apprenants qui passent alors des tests de dessin et de
modelage, ainsi qu'une épreuve sportive avec un barème
adapté selon l'âge du candidat. L'exercice de musique consiste
à solfier une partition et à chanter une chanson.
Une fois acceptés à l'EN, les futurs
maîtres apprennent des leçons modèles et font des stages au
sein des classes d'application. Le discours livré aux apprenants est
stéréotypé271, rien d'étonnant
dès lors à ce que celui diffusé dans les classes de nos
témoins ait été lui aussi conventionnel272. Il
en va de même pour le style d'écriture qui semble
extrêmement formel dans leurs cahiers a d'ailleurs été un
souci pour analyser les rédactions de nos témoins. En effet,
cette forme ritualisée peut être synonyme d'une certaine forme
d'autocensure sur l'éventuelle expression du ressenti de nos jeunes
témoins, quant à leur intégration par
exemple273.
· « Vous m'avez décollé les
yeux et décrassé le dedans de la tête »
(François Cavanna).
Par ailleurs, l'instituteur est aussi vu comme le garant des
apports culturels et intellectuels, il est donc relativement fréquent
que les interlocuteurs d'origine italienne soulignent le rôle majeur des
enseignants dans leur engagement politique, leur insertion dans le monde du
travail, leur passion pour la littérature ou pour l'art. Ainsi, Jean
Burini, se rappelle avec émotion de son instituteur de l'école
Poincaré :
« Mon maître, monsieur Jean Romac, je me
rappellerai toujours de son nom, quand je parle de lui, je suis ému.
C'était un homme, il était sévère, très
sévère, c'était pas le mec gentil mais avec lui vous vous
en sortiez vraiment bien : il vous obligeait à prendre la direction
qu'il fallait »274.
Il lui écrira même une lettre en 2002 pour lui
témoigner sa reconnaissance, expliquant ainsi :
« Tant d'années se sont écoulées
mais je n'ai pas oublié les trois années scolaires passées
dans votre classe de l'école Raymond Poincaré de Villerupt. Votre
gentillesse, votre rigueur et votre droiture, ainsi que votre
disponibilité m'ont fortement marqué. Je n'ai jamais
oublié les sorties que vous nous avez consacrées à
Obercom, au Moulin de Tiercelet, les promenades en forét ou au plateau
de la Gare et bien d'autres encore, restent pour moi de très bons
souvenirs. [...] Vous faites partie de ceux qui ont tenu une grande
271 Y. DELSAUT, La place du maître, une chronique des
Ecoles normales d'instituteurs, Paris, 1992 (p. 80 à 82).
272 On ressent d'ailleurs l'influence de cette écriture
formelle dans les lettres de soldats durant les deux guerres mondiales
Voir à ce sujet, S BRANCA-ROSOFF, Conventions
d'écriture dans la correspondance des soldats, Paris, 1990 (p. 21
à p. 36).
273 Voir à ce sujet, « Joyeux écoliers »,
journal mensuel de la classe de Jean Romac, école de garçons
Poincaré de Villerupt, janvier-février 1954.
274 Entretien avec Jean BURINI (jeudi 14 janvier 2010 --
Vigneux).
place dans ma vie car, pour nous, enfants des cités
ouvrières, vous avez joué un rôle important en nous
inculquant deux qualités essentielles ; le respect et la droiture
»275.
De même, François Cavanna exprime de façon
véhémente sa gratitude aux « hussards de la
République » :
« La foi [...] je l'ai virée. [...] Foutue dehors
à coups de pieds dans le cul. Et c'est bien à vous que je le
dois, vous, mes instits de la communale pourtant pas spécialement
bouffeurs de curés. A vous surtout, mes profs de l'école
supé. [...] Vous m'avez décollé les yeux et
décrassé le dedans de la tête »276.
Pour François Cavanna dessinateur reconnu,
polémiste de talent, l'engagement politique s'est fait bien plus par
l'Ecole que par sa famille. En effet, il est issu de parents peu
politisés oüle fait de parler de politique est
assimilé au fait de ne pas se tenir « tranquille ».
Écrivain récompensé maintes fois, le jeune François
est un excellent élève. Son talent littéraire est, lui
aussi, provoqué en grande partie, grâce au travail de quelques
professeurs qui l'ont « fait pleurer de bonheur à Molière,
à la Fontaine, à Rabelais... »277. De même,
la passion pour la géographie de Maria Cera-Branger est née de
l'influence d'un de ses professeurs :
« J'ai eu une institutrice [...] à l'école
de la rue Evariste Luminais, elle s'appelait Madame Dabouis. Cette dame
là, elle m'a fait passer des choses qu'aucune autre n'a pu me faire
passer. En géographie, elle parlait avec amour des Alpes, elle avait
été réfugiée à côté de la mer
de glace. J'étais en admiration devant cette dame
»278.
Cependant, est-ce pour autant toujours une posture consciente
que celles des professeurs qui poussent les enfants d'immigrés à
la découverte de la culture française et de ses auteurs ? Nous
pourrions penser que la réponse positive est évidente. En fait,
François Cavanna suppose le contraire pour son cas personnel :
« Vous m'avez mis au monde tout beau, tout neuf, et vous
n'avez rien senti. T'es rital,
t'es cureton, c'est marre. Voltaire et Diderot là-dessus,
confiture aux cochons... »279
Consciente ou pas, l'ascendance de certains instituteurs n'est
pas négligeable et fera naître des vocations chez quelques-uns des
enfants de migrants qui sont le ciment de notre étude. Cette
275 Lettre de Jean BURINI à son instituteur Jean ROMAC, 26
avril 2002, Vigneux.
276 F. CAVANNA, Les Ritals, Paris, 1978 (p. 38-39)
277 F. CAVANNA, Ibid. (p. 39).
278 Entretien avec Maria CERA - BRANGER (4 février 2010 --
Vertou).
279 F. CAVANNA, Op. Cit., Paris, 1978. (p.
39).
influence est parfois si forte qu'elle peut être le
facteur déclencheur de l'installation définitive en France du
noyau familial. Nous l'avons rapidement évoqué plus haut
280 , l'influence des instituteurs sur leurs élèves se
ressent aussi par les vocations que ces derniers ont pu susciter chez les
jeunes Italiens. Nombreux sont les historiens qui citent dans les
témoignages recueillis l'exemple d'enfants de migrants ayant voulu
embrasser la carrière de professeur. C'est d'ailleurs le cas de la
plupart des historiens de l'immigration italienne, si l'on observe la
bibliographie des recherches ici livrées, on remarquera en effet un
nombre élevé de chercheurs aux patronymes italiens. Cependant,
les témoins étant interrogés sur la base du volontariat,
il semble logique que, davantage que les autres, ils aient envie de se confier
à des personnes les remettant de nouveau en contact avec l'Institution
scolaire. Le phénomène est donc mineur, il est d'ailleurs plus
difficile que pour les Français, pour les descendants d'immigrés
transalpins de faire carrière dans l'Education. Effectivement, s'ils
peuvent passer le concours de l'Ecole Normale, il est toutefois
nécessaire de bénéficier d'une ascendance de trois
générations d'ancêtres ayant la nationalité
française281.
? Les enseignants et l'Italie.
Si, dans la période que nous étudions ici, rares
sont les professeurs d'origine italienne (on remarquera des enseignants issus
de l'immigration transalpine dans la génération suivante),
l'Italie n'en est pas moins évoquée de temps à autre dans
les leçons de la période 1935-1955. Souvent la discussion est
enclenchée par une remarque du professeur quant à la consonance
italienne du nom de l'élève. Marie Cera-Branger nous fait ainsi
part de son expérience :
280 Voir la partie sur le rôle joué par l'Ecole dans
l'installation définitive en France.
281 « J'adorais l'école. J'étais une
excellente élève. Je voulais être institutrice.
J'étais reçue au concours de l'École Normale. Mais
c'était en 1940, il fallait une ascendance de trois
générations de Français. Ma carrière a
été brisée ~ ».
Témoignages de Zina AVRIL-MUTI, dans M-C BLANC-CHALEARD,
Les Italiens dans l'Est Parisien. Une histoire d'intégration
(années 1880-1960), Rome, 2000 (p. 422).
« À l'école Vial, j'ai eu une professeur en
géographie qui, à cause de mon nom, m'a demandé si
j'étais d'origine italienne. Je lui ai dit oui, alors, elle m'a
demandée de parler un peu de l'Italie et d'expliquer comment mon papa
était venu ».
« J'allais à l'école française et je
n'ai jamais trop parlé de mon papa italien sauf à un cours de
géographie ou la professeur a, elle aussi, demandé s'il y avait
des enfants d'immigrés. J'étais la seule italienne, il y avait
une autre fille d'origine russe. La professeur, à la suite de ça,
a fait gentiment un cours sur l'Italie. Ça a été bien
perçu. C'était en CM1 ou CM2 »282.
Ce témoignage est assez représentatif de ce que
les enfants d'immigrés italiens ont pu me raconter : on évoque
peu l'Italie en classe mais quand l'instituteur en parle, c'est rarement en
termes négatifs comme on peut par contre l'entendre dans la cour de
récréation de la part des autres écoliers de
l'école.
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