L'être en devenir, considérations aristotéliciennes sur le devenir( Télécharger le fichier original )par Martin MBENDE Grand séminaire philosophat Paul VI Bafoussam, Cameroun - Graduat de philosophie 2008 |
2. Perspectives existentiellesL'être pour le bienL'approche aristotélicienne du devenir partant de la notion de l'antériorité de l'acte, nous ouvre à une nouvelle dimension de l'homme. Il n'est plus seulement un être pour la mort comme le pensait Heidegger mais aussi un être pour le bien : l'homme est un être pour le bien. Pareille déclaration peut paraître scandaleuse voire naïve quand on sait que chaque jour, l'humanité traverse des graves crises provoquées par la méchanceté de l'homme. Il convient de préciser que l'être pour le bien n'est pas toujours en acte mais souvent en puissance. Il n'est jamais totalement réalisé mais toujours en cours de réalisation. Même si « l'être n'est pas amour du matin au soir »172(*) comme l'observe Mounier, il est un être pour le bien en tant que la fin vers laquelle l'achemine le devenir est le Souverain Bien. Evidement, l'homme porte en lui des penchants mauvais qu'il doit réprimer non sans peine pour que son être pour le bien devienne progressivement effectif. C'est à cet égard que Kierkegaard nous rappelle que « tout devenir est souffrance. »173(*) Il est, dirions-nous pour emprunter les mots à Ricoeur, distanciation et appropriation. Distanciation parce que le devenir nous fait prendre distance avec ce que nous étions hier. Appropriation parce que la logique même du devenir consiste à nous approprier ce que nous n'étions pas encore. Par ailleurs, l'être pour le bien est nécessairement ouvert à l'altérité entre autre par l'épiphanie du visage. Et « l'épiphanie du visage ouvre sur l'humanité »174(*) par le principe de responsabilité à l'égard de soi et des autres, dans la promotion du bien commun et des valeurs utiles à tous. Tout peuple et spécialement le peuple africain, aspire à des lendemains meilleurs. Toutefois, demain ne sera meilleur que si dès aujourd'hui, l'Afrique prend au sérieux la question de son devenir. Devenir et AfriqueLa réflexion que nous entendons mener ici consiste à examiner dans quelle mesure le discours aristotélicien sur le devenir interpelle t-il l'Afrique et particulièrement l'Afrique actuelle. Précisément, il s'agira pour nous de tenter quelques esquisses de solutions à la question : comment concilier en tant qu'africain identité et changement ? L'analyse de cette problématique est d'autant plus urgente que nous nous situons dans un contexte dit de mondialisation que Senghor qualifie de rendez-vous du donner et du recevoir. Dès lors, comment donner et recevoir tout en restant le même ? Ou encore, comment vivre soi-même comme un autre en tant qu'africain ? S'interroger sur le comment concilier identité et changement suppose au préalable qu'on ait pris conscience que chacune de ces tendances portées à l'absolu, comme ce fut le cas pour Héraclite et Parménide, fragilise l'équilibre tant nécessaire pour le développement intégral du continent. Il nous semble que nous pouvons appeler « Afrique parménidienne » cette Afrique qui a fait du repli identitaire sur soi son étendard. A ce propos, force est de constater que nombre d'africains semblent opposés au changement des structures, des mentalités, bref à l'ouverture. Ce sont les africains de la stabilité dont le fondamentalisme traditionaliste est un bouclier, un rempart infranchissable devant tout appel au progrès et à la nouveauté. Toutefois, observons que c'est surtout au niveau culturel que cette fermeture sur soi se fait sentir avec acuité. En effet, la mentalité traditionaliste jalouse de ses valeurs culturelles a fini par les ériger en absolu. Pour le traditionaliste, aucune culture en dehors de celle de ses ancêtres n'est recevable. La règle de vie, la façon de penser et d'agir sont celles qui ont toujours été pratiquées par les ancêtres fondateurs de la tribu ou du clan. C'est cet état de chose qui est à l'origine du conflit de génération. Car, le dynamisme des jeunes générations montantes se heurte au statu quo des vieilles générations. En outre, la mentalité traditionaliste diabolise tout ce qui est apport extérieur et voit dans l'ouverture à la nouveauté une menace de mort. C'est ce qui explique l'adoption d'une attitude rétrograde au nom de l'inflexibilité et de l'éternité des valeurs traditionnelles, des pratiques coutumières, des visions culturelles de l'homme, de la société et du monde. Et il n'est pas exclut que l'ethnophilosophie, en se constituant comme chantre des valeurs traditionnelles africaines, en soit finalement prisonnière. A l'opposé de cette Afrique fermée sur elle-même, il y a une autre que nous pouvons qualifier d'héraclitéenne. L'« Afrique héraclitéenne » est celle qui se situe aux antipodes de la fermeture sur soi, du fondamentalisme traditionaliste. C'est l'Afrique de l'ouverture, mais alors une ouverture sans borne. Les africains héraclitéens sont continuellement habités par un désir de fuite en avant. Ils sont motivés par la conscience selon laquelle tout ce qui est digne d'être recherché se trouve au-delà de leurs frontières. C'est de ceux-ci dont parle Paul Fokam quand il écrit : « Pendant des siècles, (...) on a réussi, par le développement de la communication audiovisuelle, à faire admettre à l'Africain qu'il est incapable d'activités scientifiques, que sa culture n'apporte rien de significatif à la culture universelle. Pour son développement, le seul choix intelligent serait de sortir de la «barbarie» pour rejoindre le monde «civilisé.» »175(*) De cette observation de Paul Fokam, il en découle les raisons qui justifient l'extraversion dans laquelle sombrent nombre d'africains en quête des valeurs du monde occidental sans aucun discernement et parfois au détriment de leur originalité. On comprend aussi pourquoi l'africain qui a opté pour l'extraversion, a en horreur tout ce qui l'attache à ses origines notamment son histoire et sa culture. Face à ces deux tendances dont l'une prône le repli identitaire sur soi c'est-à-dire la stabilité et l'autre l'ouverture ou le changement irréfléchi, il faut tenter une position d'équilibre. Trouver l'équilibre signifie concilier identité et changement. Ainsi, le devenir de l'Afrique exige à la fois la sauvegarde de son originalité c'est-à-dire de son identité, et l'ouverture à la nouveauté ou encore la capacité de changer. L'Afrique doit prendre conscience du potentiel culturel, économique et humain dont elle dispose et en être fière. Toutefois, cette prise de conscience ne doit en aucun cas conduire à la fermeture sur soi : ce serait en effet se mettre en marge du progrès. L'être parménidien n'évolue pas parce qu'il est totalité. Pour évoluer ou changer, il faut bien se dire que nous avons encore quelque chose à apprendre, quelque chose à recevoir des autres. D'autre part, l'ouverture ou le changement si nécessaire au progrès, doit s'effectuer sur la base du discernement et de la prudence. De même que le mouvement ne saurait être continu et illimité comme l'a démontré Aristote, de même l'Afrique ne saurait être le jouet des grandes puissances. Le changement qui passe par la signature des accords et des partenariats, doit être défini par des motifs précis et orientés vers un développement intégral. En examinant le passage de la puissance à l'acte, Aristote faisait remarquer que les puissances qui sont porteuses de contraires (puissances rationnelles) exigent entre autre pour leur actualisation le désir et le choix rationnel. Appliquée au contexte de sous-développement que traverse l'Afrique, cette remarque nous enseigne qu'il n'y aura pas de développement sans désir réel de celui-ci de la part des africains. Mais le désir ne suffira pas : il faudra encore prendre des initiatives. C'est ici que la raison devra alors intervenir pour purifier les mentalités cupides et égoïstes des uns et des autres et canaliser les énergies vers la recherche du progrès de chaque pays en particulier et du continent en général. Par ailleurs, si l'avenir est au métissage, la nécessité de concilier identité et changement est d'une urgence sans précédente. L'aventure ambiguë de Cheick Amidou Kane, en est une parfaite illustration. Le contexte actuel de mondialisation exige plus que jamais, la capacité de rester soi-même pour enrichir le patrimoine culturel de l'humanité tout en étant prudemment ouvert à l'altérité. * 172 MOUNIER E., Le personnalisme, Paris, P.U.F, 1949, p. 37. * 173 KIERKEGAARD S., op. cit., p. 125. * 174 LEVINAS E., Totalité et Infini, Paris, Livre de poche, 1971, p. 234. * 175 FOKAM P.-K., Et si l'Afrique se réveillait ?, France, Jaguar, 2000, p. 20. |
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