B- Le système éducatif haïtien et le
sous-développement.
Quelles relations existe-il entre éducation,
développement, sous-développement ? Laquelle des variables
éducation et sous-développement est dépendante l'une de
l'autre ? L'analyse de ces questions nous amènera finalement à
montrer les limites de toutes actions réformistes de transformation du
système éducatif à l'intérieur du système
social global aliénant.
1- Discours mystificateurs d'une éducation
développementiste.
De l'avis des organismes internationaux, tels l'ONU à
travers ses sous-divisions, l'analphabétisme et la sous-scolarisation
sont des freins majeurs au développement démocratique des
États de la périphérie. Si en apparence ce discours semble
logique, au fond, il est vide de sens, parce qu'il ne prend pas en ligne de
compte l'histoire dans laquelle s'insère la crise éducative
chronique de ces pays. L'éducation n'a jamais été un
facteur de développement, comme elle ne peut être non plus, un
facteur de sous-développement. L'éducation est soumise à
la mouvance de l'avènement des diverses formes de production que le
monde a connues, pour arriver finalement au capitalisme, qui comme un magicien,
transforme tout en marchandise, et institue l'exploitation à outrance
comme base de son développement. Le sous-développement est une
création du système capitaliste, et le système
éducatif institué dans ces pays appelés
sous-développés travaille à maintenir la dépendance
à l'égard de ces pays dits développés. Dans le cas
d'Haïti, l'analphabétisme et la sous-scolarisation persistent, en
partie, parce qu'ils ne menacent pas les intérêts
économiques aménagés chichement par notre bourgeoisie
anti-nationale. Pointer du doigt les maux du système éducatif en
les disséquant de leurs imbrications dans la putréfaction totale
du système global
est mystificateur. Car, « l'enseignement est, lui aussi,
selon E. Brutus, un phénomène d'ordre économique,
politique et social. On ne saurait l'étudier en le dissociant du
système économique, du fait politique, de la division sociale. Il
participe à un ensemble historique et vit de sa vie
>>1. L'essentiel en ce sens serait de penser une
éducation qui fait l'étude du développement, une
école de développement. Mais développement, pas dans le
sens d'une recette de sortie de crise universelle, formatée à
l'extérieur, et transposable dans tout espace géographique et
historique du globe. Mais une éducation pour penser le
développement comme création intérieure à chaque
groupe social dans son évolution historique propre.
« Cette école de développement, selon les
mots de Jn. Anil L. Juste, doit promouvoir la lutte contre le dualisme
développement - sous-développement. Pour cela, elle rompra avec
la logique de l'histoire comme succession d'événements survenus
au cours des siècles. Concrètement, elle étudiera la
misère intellectuelle, la misère physiologique,
et la misère économique comme produits qui masquent le
processus d'accumulation et de légitimation du capital. L'attitude
requise pour l'amélioration des conditions de vie ou de survie ne peut
se former que par et dans la lutte de dépassement du capital. (...) Au
lieu de l'équité, l'école de développement
prônera l'égalité ; à la place du
développement du capital humain, elle mettra l'explication des
capacités physico-mentales des étudiants en vue de la pleine
réalisation de l'homme Haïtien >>2.
2- Système d'éducation, aliénation
et patriotisme.
Malgré la dépersonnalisation continue, et
l'aliénation effective du système éducatif haïtien,
tout au cours de l'histoire, nous avons assisté au soubresaut
d'éveil de la conscience des jeunes du milieu scolaire et universitaire.
La capacité de résistance qui a débouché sur la
grande révolution de 1789 se couve encore dans les âmes de chaque
Haïtien authentique même de manière latente. Les assauts
menés contre la potentialité de résistance de ce peuple
à travers la déconstitution, l'infériorisation, la
diabolisation systématique de son schème culturel et de ses
manières de percevoir le monde, n'ont jamais abouti véritablement
à dépersonnaliser et à zombifier totalement les
éléments de la nation.
Malgré le caractère aliénant de notre
éducation, le milieu estudiantin haïtien est secoué
périodiquement par de fortes poussées nationalistes. En 1929,
sous l'occupation américaine, la jeunesse étudiante
haïtienne pose, d'une étonnante manière, son premier acte de
combat. La grève de Damiens et les puissantes vagues de manifestations
qui s'ensuivent ouvrent la voie à une époque d'interventions
intermittentes des étudiants haïtiens dans la vie politique du
pays.
1 Préface du livre Instruction publique en
Haïti d' E. Brutus.
2Jn. Anil L. Juste. De la crise de
l'éducation à l'éducation de la crise en Haïti.
Page 104.
A partir de cette date, la jeunesse étudiante
haïtienne reviendra assez souvent dans la mêlée, pour jouer
un rôle spécifique dans toutes les grandes crises politiques qui
secouent le pays depuis 1929. Ainsi, rapporte H. Malfan, << en janvier
1946, la fermeture du journal La Ruche, édité par de
jeunes étudiants, et le déclenchement subséquent de
grèves et manifestations étudiantes servent de détonateur
au vaste mouvement populaire qui va emporter le gouvernement de Lescot et
ouvrir une période d'essor du mouvement démocratique de masse en
Haïti »1. Après les manifestations en mai 1956, qui
ont précipité le renversement de Paul Magloire, le mouvement
étudiant allait se constituer en un véritable mouvement
organisé, mais, elle allait rapidement connaître de graves
difficultés pendant la longue période des Duvalier jusqu'à
l'hécatombe de 1969. Malgré le bâillonnement et les
assassinats des années 1970, la mort des trois élèves aux
Gonaïves allait jouer un grand rôle dans le renversement de la
dictature duvaliérienne. Et plus près de nous, en 2004, nous
pouvons nous rappeler les grandes mobilisations contre le pouvoir de J.B.
Aristide, et aujourd'hui encore la grande mobilisation pour les deux cent
gourdes de salaire minimum lancée par la faculté des Sciences
Humaines.
Malgré les menées des gouvernements pour
éliminer toute forme de politisation, comme par exemple, la
manifestation d'aucune volonté d'aménager un campus universitaire
pour la réunion de toutes les facultés, l'espace universitaire,
reste un lieu de débat politique par excellence.
Ce qui explique, que malgré la tendance
ségrégative du système éducatif, il existe une
potentialité de réveil, chez les jeunes, qu'il faut prendre en
considération dans toute tentative de lutte pour la transformation du
système. Mais, en faisant cette prise en compte, on ne doit pas oublier
que, comme l'a écrit Suzy Castor dans << Étudiants et
luttes sociales dans la caraïbe » :
<< Une université n'existe pas dans le vide, mais
dans une société donnée. Son fonctionnement est toujours
conditionné par la société où elle se trouve et son
rôle principal est d'en satisfaire les nécessités. Par
conséquent, toute université assure la reproduction et la
transmission des valeurs idéologiques, culturelles et scientifiques d'un
système. Elle forme des cadres scientifiques et techniques et
administratifs nécessaires à son fonctionnement et à sa
continuité »2.
C'est l'une des raisons qui explique que l'une des lacunes du
mouvement étudiant haïtien, est selon H. Malfan, son manque de
continuité historique. Aux flambées sporadiques, succèdent
des périodes d'accalmie ou même de mort apparente ; le mouvement
succombant soit à la répression politique, soit à ses
faiblesses et dissensions internes, soit à son isolement, en l'absence
dans le milieu d'autres organisations similaires dont la
1 H. Malfan. Cinq décennies d'histoire du
mouvement étudiant haïtien. Édition << Jeune
Clarté », Montréal - New-York, 1981. Page 9.
2 Cité Jn. Anil L. Juste. Jn. Anil L. Juste.
De la crise de l'éducation à l'éducation de la crise
en Haïti. Imprimeur II, Port-au-Prince, 2003. Page 115. Page 156.
solidarité l'aurait aidé à survivre.
Ainsi, chaque résurgence du mouvement étudiant se présente
comme un démarrage à zéro, les actions antérieures
étant, dans l'intervalle, tombées dans l'oubli.
L'école, l'université, comme espace de
reproduction, constitue également les lieux où se maintiennent
les étincelles d'espoir d'une potentielle transformation, parce qu'ils
sont les lieux d'échanges et de brassages idéologiques. Si les
actions posées par les étudiants sont ramassées par une
classe populaire véridiquement progressiste, ces explosions sporadiques
peuvent se transformer en de vraies actions révolutionnaires,
s'inscrivant dans une logique de changement radical.
3- Les limites de toutes actions visant la transformation
du système aliénant d'éducation
d'Haïti
En remontant les racines historiques du développement
endogène du système éducatif haïtien, nous avons pu
établir les fondements de l'aliénation inhérente à
sa personnalité. Ce système, qui forme des milliers de jeunes
désorientés, dépendants, incapables de s'assumer comme
citoyens, souffrant de complexe d'infériorité. Mais,
l'école n'est pas une institution isolée des autres rouages de
reproduction et de maintien du système en place. En plus, les
problèmes liés à l'éducation ne peuvent être
abordés sans une prise en compte globale de tous les champs du social.
Comme par exemple, la dégradation de l'environnement, le chômage,
la misère accrue des masses paysannes et urbaines et à un certain
niveau, des problématiques éducationnelles. L'éducation
n'est pas seulement un problème politique par excellence, elle est
également liée à l'économie, à la culture et
à toutes les autres branches du social. « La crise de
l'éducation, explique Jn. Anil, ne doit pas être
étudiée en dehors des pratiques d'exploitation et de domination
de la paysannerie haïtienne, et des comportements compradores du capital
servile haïtien (...) »1. La crise de l'éducation
s'inscrit dans la crise générale du capitalisme, et de sa
non-adaptation sur le terrain haïtien.
Dans le chapitre qui va suivre nous allons faire des
propositions pour la mise en place d'une école qui n'aliène pas.
Un espace scolaire démocratique, où les personnes apprendront
à s'assumer totalement comme acteur social. Mais, cette lutte pour une
autre forme d'école, si elle ne s'insère pas dans une prise de
position radicale pour la transformation du système global.
1 Jn. Anil L. Juste. Op.cit Page 145. Page 133.
<< L'école, selon Jn. Anil, reproduit et renforce
les inégalités sociales, mais la situation se produit dans une
praxis sociale globale d'exploitation et de domination. L'introduction des
valeurs de solidarité, d'entraide et de participation n'aura pas la
vertu de rendre l'école démocratique. (...) Puisqu'en dernier
lieu, il est impossible de couper l'école d'autres praxis sociales qui
se font dans la rue, à la maison, aux jardins, etc.
>>1.
C'est dans ce contexte que le point de départ de toute
action transformationnelle ayant rapport à l'éducation doit viser
en premier lieu la conscientisation, la politisation de la masse. Politiser
ici, ce n'est pas tenir des discours politiques mystificateurs, mais assurer la
prise en compte de l'éducation des masses, de l'élévation
de leur pensée. C'est, selon F. Fanon, << s'acharner avec rage
à faire comprendre aux masses que tout dépend d'elles, que si
nous stagnons c'est de leur faute et que si nous avançons, c'est aussi
de leur faute, qu'il n'y a pas de démiurge, qu'il n'y a pas d'homme
illustre et responsable de tout, mais que le démiurge c'est le peuple et
que les mains magiciennes ne sont en définitive que les mains du peuple.
(...)Politiser, c'est ouvrir l'esprit, c'est éveiller l'esprit, mettre
au monde l'esprit >>2. C'est comme le disait Césaire :
<< Inventer des âmes >>.
Ce travail de conscientisation, de politisation, mènera
le peuple à remettre en question la légitimité d'un
gouvernement incapable de mener à bien la barque de la nation, à
reconnaître son droit à l'alimentation, à
l'éducation, au logement et au travail décent. Et son devoir de
peuple de lutter pour le respect de ces droits. Au regard de l'ampleur de ce
travail, la classe dominante peut-elle assumer cette lourde tâche
politique de conscientiser les masses populaires ? Jn. Anil, au travers de la
méthodologie de l'éducation populaire, répond par la
négative. Il soutient que :
<< Le point de départ doit être toujours la
situation sociale d'injustice vécue par les masses populaires, et la
communication horizontale, l'instrument d'interaction dans la
déconstruction de l'hégémonie dominante. En ce sens,
l'État qui feint toujours de servir tous les intérêts dans
la société, ne saurait être l'agent communicationnel
approprié, puisque la réalité donne à observer
qu'il agit souvent dans le sens de la défense des classes oligarchiques
haïtiennes >>3.
Donc, ce travail revient à la classe populaire
organisée, conscientisée, et imprégnée de son
rôle historique de révolutionner les rapports de production
aliénants qui dominent dans la société.
1 Ibid. Page 101-102.
2 F. Fanon. Op.cit, page 93. Page 133.
3 Jn. Anil L. Juste. Op.cit page 145. Page 115.
CHAPITRE 6 Exigences et perspectives d'une
éducation populaire haïtienne.
Plus de deux siècles d'histoire depuis la prise de
l'indépendance nationale, qui a propulsé à la face du
monde le premier peuple qui a osé dire un non catégorique au
modèle esclavagiste inique institué par l'Europe pour fortifier
la base du système capitaliste en quête de capitaux. Le constat de
notre échec à assurer l'organisation d'un système
éducatif national, répondant aux besoins fondamentaux de la
nation en instruction, est criant. Pour pallier au manque de volonté
manifeste de l'élite de démocratiser l'instruction, il se trouve
que sous la poussée de nouveaux besoins en ressources humaines plus ou
moins qualifiées, que demande le capitalisme attardé de notre
pays, les jeunes fréquentent de plus en plus les espaces scolaires
existants. Mais comme notre recherche ne porte pas principalement sur la
capacité d'accueil des écoles existantes, ni sur leur
insalubrité, leur vétusté, leur délabrement,
l'absence de matériel pédagogique adéquat ou la formation
douteuse des enseignants et responsables académiques, il nous importe
seulement dans ce travail de faire l'historique d'un système
éducatif qui n'a jamais pu se démarquer des schèmes de
valeur aliénants effectifs dans la société coloniale
esclavagiste. Dans les chapitres précédents nous avons parcouru
les annales de l'histoire pour remonter les filières des racines de
l'aliénation de notre système éducatif, plus
particulièrement au niveau de l'enseignement classique.
L'incapacité totale dont fait montre l'élite face à la
prise en charge de la formation éducative de la nation, nous
amène à penser la nécessité d'un éveil
véritable de la population pour qu'elle puisse remettre en question le
modèle éducatif que valorise la classe dominante à son
détriment, pour la maintenir dans une dépendance
socio-économique continue, en la poussant à ne jamais s'assumer
comme acteur social historique, devant prendre en main son destin de
manière libre et autonome. C'est ainsi qu'à l'intérieur de
ce chapitre, à la lumière des visées
éducationnelles des auteurs comme Paulo Freire, ou le pédagogue
français Freinet, nous allons faire des propositions allant dans la
lignée d'un modèle d'éducation alternative pris en charge
par la population elle-même au cours d'un travail incessant de
conscientisation effectué par les organisations militant dans le domaine
de l'éducation populaire pour finalement penser à la mise en
place d'une école alternative en vue de la prise en charge de
l'éducation de la masse dans une perspective de transformation sociale
globale.
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