A- La nécessité d'une conscientisation
populaire.
Les pages ci-dessus mettent en lumière que
l'école haïtienne, comme elle existe sous sa forme traditionnelle,
est incapable de former des gens qui seront aptes à s'engager dans la
lutte pour le changement de leur pays. Alors, la classe populaire doit
intensifier ses actions pour la transformation de cette dite école. Il
serait impensable que la classe dominante encourage ou, a fortiori, pratique
une éducation libératrice ou promeuve le changement dans le
système éducatif. Karl Marx1, sur la question de
l'éducation de la classe des travailleurs, a dit clairement que cette
dernière doit être formée dans une perspective
contradictoire et antagonique à la vision de la bourgeoisie. Et
paradoxalement, l'éducation, comme nous l'avons déjà dit,
est sous le contrôle de l'Etat, gardien des intérêts de la
classe dominante. Mais, le changement de politique éducative dans une
société peut se préparer par le peuple. Si le peuple
est organisé, conscientisé, politisé, regroupé de
manière à pouvoir unir sa force, et à bien orienter cette
dernière.
C'est ainsi que dans ce sous chapitre nous mettrons l'accent
sur les actions transformatrices que la classe progressiste doit mener à
l'extérieur de l'école. Définies comme un travail
permanent pour l'organisation et la conscientisation de tous les secteurs
concernés dans la mise en place d'une politique éducative,
c'est-à-dire les parents, les professeurs, les apprenants, etc. pour
accéder à la responsabilisation dans la prise en mains de leur
destin de peuple, et de la formation de leur progéniture.
1 Cité par Mauro Luis Iasi, dans le texte
Ensaios sobre consciência e emanci paçâo. Édition
Expression populaire. Sao- Paulo, Brésil, 2007. Page 31.
1- Importance de la prise de conscience dans un projet de
transformation sociale.
La conscientisation de la classe populaire doit servir de
pierre angulaire à la longue construction d'un projet de lutte pour
emmener la masse à assumer son rôle historique de toujours
révolutionner ses conditions sociales aliénantes d'existence.
D'ailleurs, elle est l'un des buts essentiels à atteindre pour
réunir les conditions subjectives essentielles à la
transformation radicale de la société. Servons-nous du livre de
Gisèle Ampleman1: <<Pratiques de
conscientisation», où elle propose et annote diverses
définitions de la conscience dans les oeuvres de Paulo Freire, pour
asseoir les actions que doit mener le secteur progressiste en ce sens.
Premièrement, Dans un article publié en 1970,
Freire définit la conscientisation comme <<un processus dans
lequel des hommes, en tant que sujets connaissants, et non en tant que
bénéficiaires, approfondissent la conscience qu'ils ont à
la fois de la réalité socio-culturelle qui modèle leur vie
et leur réalité, et la capacité de transformer cette
réalité.»Selon Gisèle, la conscientisation en ce sens
apparaît comme un moment d'une praxis, c'est-à-dire une
réflexion indissociable d'une action de transformation du monde.
Mais, toujours selon l'auteure, cette définition va
s'éclairer mieux dans le livre: <<L'éducation, pratique de
la liberté» où elle prendra un tournant plus politique. Dans
ce livre, Freire parle du passage d'une conscience magique ou d'une conscience
primaire à une conscience critique. La conscience magique perçoit
les faits <<en leur attribuant un pouvoir supérieur qui la domine
de l'extérieur,et auquel elle doit se soumettre docilement» tandis
que <<la conscience critique est la perception des choses et des
faits,tels qu'ils existent concrètement, dans leurs relations logiques
et circonstancielles». Ce caractère politique de la
définition va se réaffirmer concrètement dans un cahier
publié par Freire à l'institut culturel (IDAC), où il
avance que <<la conscientisation n'apparaît plus seulement comme un
passage à la critique. Mais les masses populaires en sont les sujets
collectifs. Aussi, elle est passage à la conscience de classe».
Pour atteindre ce niveau de conscientisation, le travail de la
classe progressiste doit prendre en compte plusieurs points, dont deux plus
importants:
1) Une bonne connaissance de la culture du milieu populaire.
1 Ampleman, Gisèle.- Pratiques de
conscientisation. Expériences D'éducation populaire au
Québec. Québec, Edition nouvelle optique, 1983..Page 58.
2) Percevoir la personne comme un sujet actif dans la
création de l'histoire.
Ce dernier point, selon une analyse assez pertinente de
Gisèle Ampleman:
<<Résume la conception de la personne humaine qui
est à la base de la conscientisation, à savoir la conviction
profonde de la capacité de chaque être humain d'être acteur
autonome de sa vie et de participer pleinement à la transformation du
monde. C'est la conviction que même dans les groupes les plus
dominés et aliénés, les individus peuvent parvenir
à percevoir la possibilité de transformation de leur situation,
à croire en leur capacité d'y arriver, à identifier et
à exprimer leurs intérêts et leurs désirs, ainsi
qu'à s'impliquer activement dans la transformation de la
société en ce sens. Pour se réaliser pleinement, elle doit
exercer cette critique et devenir un sujet conscient, capable d'une
participation autonome à la transformation sociale».
Ce travail de conscientisation doit viser comme premier
objectif l'organisation de la classe populaire, condition essentielle à
sa fortification. Si cette classe arrive à se regrouper dans divers
types d'organisation reliés entre eux, soit: Les parents, les
professeurs, les paysans, les ouvriers, les petits commerçants, pour
débattre leurs intérêts communs,discuter de leurs statuts
d'opprimés, remettre en question l'éducation que reçoivent
leurs enfants. Bien orientée dans ses recommandations, la classe
populaire peut non seulement réclamer et obtenir son droit à
l'éducation, mais en plus exercer une action sur l'orientation de la
politique éducative de la nation.
L'erreur qu'on doit éviter est de penser que ce travail
fondamental pour la lutte vers l'émancipation qu'est la conscientisation
est facile. D'ailleurs, le chemin de la liberté, de la
désaliénation est toujours chargé d'embûches. La
transformation de la masse en une classe consciente de son statut et de son
pouvoir est un travail d'envergure et de longue haleine, mais, sans sa
réussite, le changement social profond est impossible. La
définition que donne l'INODEP1 de la conscientisation est
très significative en ce sens: <<La conscientisation est
l'éveil et la maturation de la conscience de classe des milieux
populaires, pour une militance de plus en plus active dans les luttes de
classes, au niveau national et international et dans les luttes contre certains
pouvoirs dominants de l'Etat. Elle est formation à l'engagement
politique et vise au développement de la solidarité des milieux
et groupes opprimés».
1 Ibid Page. l'auteure n'a pas défini le
cigle.
2- Spécificité d'une transformation
sociale haïtienne.
En Haïti, le travail de la conscientisation de la masse
doit s'accompagner d'une désaliénation perpétuelle. La
politique de diabolisation et d'infériorisation de tout ce qui touche au
schème religiosoculturel de la population entamée depuis la
colonie, pour contenir les esclaves dans leur carcan et assurer la perduration
de la structuration économique esclavagiste au profit de la
métropole française, a traversé plus de deux
siècles d'indépendance, en alternant force brutale et humiliation
pour continuer l'exploitation de la population par un petit groupe qui se croit
étranger. Ces incessants assauts, au lieu de supprimer la culture
populaire, ont renforcé sa résistibilité. C'est ainsi que
ces outils culturels ont contribué activement au renversement du
système colonial esclavagiste, et assumé
l'imperméabilité et la capacité de résistance
énorme qu'a le peuple devant l'adversité. Alors, si la
maîtrise de la culture du milieu populaire constitue un point important
dans le processus de conscientisation, en ce qui concerne Haïti, elle est
l'un des points fondamentaux, puisque la culture populaire est un lieu de
dénigrement intense, où, sans aucune compréhension, elle
sert de stigmate, que ce soit à travers la langue parlée par la
population ou ces différentes autres formes de manifestation.
Le travail de désaliénation, et d'acceptation
totale de soi comme personne historique, comme acteur, devant agir sur les
conditions sociales imposées par le système capitaliste dans la
société, doit se faire dans, et à travers la culture
populaire. Une culture non considérée comme quelque chose
d'immuable ou statique, mais plutôt comme la conçoit le courant
interactionniste, où elle est présentée comme <<
inséparable des interactions sociales qui la produisent, dans des
contextes variés et instables où cette (culture) est sans cesse
appropriée, transformée, adaptée par des individus en
situation. Ici, la culture n'est plus considérée comme existence
en soi, mais comme un ensemble de ressources symboliques et sociales que des
individus peuvent (ou non) mobiliser en situation. Il faut plutôt
considérer la culture comme un processus de production sociale. Elle
sera donc toujours abordée en lien avec les structures sociales et les
rapports sociaux au sein desquels s'opère son
émersion»1.
Dans le processus de conscientisation, la culture joue
également le rôle de renforcement de l'identité nationale.
La notion d'identité est souvent employée comme
équivalente à la culture, elle s'en distingue pourtant au moins
sur un plan : << Si la culture peut fonctionner sans conscience
identitaire, et relève donc en grande
1 Verhoeven Marie. École et diversité
culturelle. Sybidi Papers, Académie Bruylant, Grand Place 29, Belgique,
2002. Page 20.
partie de processus inconscients, la notion d'identité
renvoie, quant à elle, à une norme d'appartenance
nécessaire consciente, puisqu'elle implique un positionnement social et
symbolique explicite de la part de l'acteur social »1. Le
sentiment d'appartenance qu'implique le concept d'identité est
indispensable pour arriver à se considérer comme responsable de
son devenir social à l'intérieur du groupe sociétal.
Contrairement à l'idée façonnée par les puissances
capitalistes, comme quoi le développement, la démocratie, la
modernité doivent sortir de l'extérieur pour être
appliqués dans les pays de la périphérie au profit de
leurs transformations sociales. Il est important, à travers le processus
de la prise de conscience, d'amener la population à penser son propre
paradigme de développement, à voir la nécessité de
prendre son avenir politique en main. Le processus de transformation doit en
fin de compte amener la population à comprendre les incidences de
l'éducation traditionnelle sur la formation de ses progénitures
et agir pour la transformer.
1 Ibid Page 23.
|