A- Les facteurs de continuation de la dérive du
système éducatif haïtien.
La caricature de démocratisation amorcée au
cours de la seconde moitié du 20e siècle allait
continuer tranquillement sa route avec tout son cortège de
contradiction. Avec la passation du pouvoir par son père à
Jean-Claude Duvalier, le système éducatif allait connaître
de profondes transformations, sous la poussée d'une vaste réforme
suggérée par les organismes internationaux, de plus en plus
intégrés au contrôle de notre espace pédagogique. A
travers les paragraphes qui vont suivre, nous nous proposons d'amorcer une
analyse de la réforme baptisée du nom de Bernard, sans omettre de
signaler ses limites et de dégager les facteurs qui ont contribué
à dynamiser la dérive du système éducatif
haïtien et à la continuation de son processus
d'aliénation.
1- Les racines politico- économiques des courants
du négativisme dans le corps éducatif haïtien, et la mise en
place de la réforme.
La montée de Jean-Claude Duvalier au pouvoir amorce de
façon plus ouverte la prise de contrôle par les organismes
étrangers du système éducatif haïtien et des autres
secteurs clef de la vie politicoéconomique nationale. A la faveur d'un
relachement des détenteurs du pouvoir dans la gestion de la chose
publique, l'influence des organismes étrangers s'avère
recrudescente. C'est ce que traduit le tableau ci-après de Charles
Tardieu.
Tableau 3 -Sphères d'influences
étrangères sur le système
d'enseignement1.
Pays et/ou organisation
|
Zones d'influence privilégiée
|
Canada
|
-Ecole d'agriculture
-Ecole de gestion et de comptabilité
-Ecoles techniques
-Ministère Education Nationale (restructuration
administrative).
|
France
|
-Institut Pédagogique National :
Préparation du curriculum de la réforme.
Formations maîtres écoles publiques.
|
Etats-Unis d'Amérique
|
-Alphabétisation
-Curriculum écoles privées
-Formations maîtres écoles privées
-Préscolaire
|
Banque Mondial
|
Infrastructures scolaires :
Ecoles primaires
Ecoles techniques et professionnelles
|
BID
|
-Ecoles rurales
|
UNESCO
|
-Ministère de l'Éducation
Nationale -Institut Pédagogique National -Alphabétisation
|
BID/OEA
|
-Institut National de la Formation Professionnelle -Centre Pilote
de Formation Professionnelle.
Planification nationale de la formation professionnelle.
Curriculum de la formation professionnelle.
Formation des maîtres
Formation des étudiants
|
Ce tableau montre la volonté de la communauté
internationale de se substituer au gouvernement haïtien dans la
définition des grandes lignes de la politique éducative du pays.
C'est ainsi que, sous la poussée de ces organismes, le système
éducatif, au cours des années 1970, allait entrer dans une autre
ère.
1 Charles Tardieu. Op. cit, page 12. Page 190.
La configuration générale du fonctionnement et
de la structuration du système scolaire n'a pas changé avec la
montée au pouvoir de Duvalier fils. Les flux de demande augmentent de
plus en plus, l'incapacité ou le manque de volonté du
gouvernement de répondre aux besoins de la population au niveau de
l'instruction s'affiche de manière ostentatoire. L'exode rural qui se
traduit dans le délaissement des provinces accentue les
difficultés que le gouvernement aurait rencontrées dans une
tentative de planification de l'enseignement, pour combler le vide
laissé par l'État dans le domaine éducatif. Les
écoles laïques privées continuent de pulluler dans les
grandes villes, fondées le plus souvent par des diplômés
d'études secondaires sans emploi qui engagent, à leur tour, des
non diplômés, souvent mal rémunérés. À
cette époque également, selon L.A. Joint1, <<
les écoles de la mission protestante, dirigées et
administrées par les représentants d'une Église ou d'une
secte protestante >>, continuent de s'implanter à un rythme
effréné dans le pays. << Comme dans les écoles
presbytérales, les enseignants sont choisis en fonction de leurs
qualités professionnelles, leur appartenance religieuse et leur
engagement dans la mission. Mais à côté de certaines
écoles protestantes bien équipées en ville, on trouve
aussi de nombreuses petites écoles protestantes
sous-équipés, disséminées dans les villages et les
quartiers populaires dirigées par des prédicateurs
>>2. En gros, la démocratisation, enclenchée
à la fin de l'occupation, n'avait pour résultat concret que la
création de certains locaux scolaires, et la centralisation de
l'instruction dans les villes.
Vers la fin des années 1970, << sous le diktat
des organismes internationaux comme l'UNESCO et la Banque Mondiale, les
dirigeants Haïtiens ont préconisé une réforme
éducative, à l'instar des réformes opérées
dans les autres PMA (pays moins avancés). Cette réforme
éducative a été aussi pensée par des techniciens
Haïtiens vivant à l'étranger. (...) Ces techniciens sont
rentrés en Haïti pour favoriser la mise en place de la
réforme éducative. C'est le cas du Ministre Joseph C. Bernard
qui, deux mois après sa nomination, a lancé cette réforme.
Il a été désigné par l'UNESCO pour entreprendre
cette réforme. C'est aussi le cas de Frantz Lofficial, un des
responsables de l'IPN (Institut Pédagogique National) qui était
le fer de lance de la réforme >>3.
Toujours selon L.A. Joint et L. Hurbon, et également G.
Michel dans le texte :
<<L'école aux Antilles >>, les
réformateurs reprochaient à l'ancien système
éducatif son élitisme. Dans une étude
réalisée par Frantz Lofficial4, sur << une
cohorte de 57.938 élèves inscrits à la première
année primaire en 1966-67 en milieu rural, seuls 17.784
élèves (30.7%) passent l'année suivante en <<
cours
1 L.A. Joint; Lannec Hurbon. Système
éducatif et inégalités sociales en Haïti.
Éditions l'Harmattan. Paris, 2007.
Page 114.
2 Ibid. Page 114 (En 1920, il y avait 2% des
Haïti protestants. En 1997, selon Fritz Fontus 40% des Haïtiens en
zones urbaines et 25% en zones rurales sont affiliés aux religions
protestantes. Voir Fontus, Fritz : << Les Églises protestantes en
Haïti. Paris, Éditions l'Harmattan, 2001. page 87- 88).
(Noté par l'auteur.
3 Ibid. Page 115.
4 Lofficial Frantz. Créole, Français:
Une fausse querelle. Bilinguisme et réforme de l'enseignement en
Haïti. (Cité par L.A. Joint, dans le livre précité.
Page 115).
préparatoire >>. D'après une étude
du service de l'enseignement rural, citée par Lofficial, seuls 677, soit
1.5%, ont obtenu en 1973 leur CEP (Certificat d'Études Primaires). Cette
étude montre aussi qu'en 1972, << 52,5% des enfants inscrits
occupent des classes enfantines. Parmi eux, 39% abandonnent dès la
première année, 44.5% redoublent, et seulement 20% vont
être promus en classes supérieures. 31% des enfants inscrits
abandonnent le système scolaire avant le CEP ; 40% redoublent au moins
une fois chaque classe et seulement 30% sont promus en CEP qui peut être
considéré comme seuil d'alphabétisation
>>1.
Devant cette situation, les réformateurs proposaient
une restructuration tant administrative que pédagogique et estimaient
que la réforme devait viser un changement de toutes les structures
aliénantes qui empêchent le développement du pays.
<< Ils critiquaient la rigidité
linéaire du système traditionnel qui offre une seule option
socialement valorisée : Le Certificat d'Études Primaires (CEP) du
niveau primaire, suivi du Baccalauréat général du niveau
secondaire. Les passerelles, comme le brevet élémentaire ou les
écoles techniques et professionnelles ont été des voies
sous-estimées ou marginalisées dans l'ensemble. Ils
déploraient aussi l'inadaptation des programmes scolaires qui
explique la caducité de l'ancien système. (...) Aux yeux des
réformateurs, le problème de la langue d'enseignement
constituaient un obstacle à surmonter >>2.
En gros, comme par magie, le programme de la réforme
veut la libération de l'Haïtien pour l'amener à être
un citoyen dynamique, discipliné et pleinement responsable. Selon eux,
le système scolaire doit être démocratique, accessible
à tous; il doit porter tant sur les travaux de l'esprit que sur les
travaux manuels et préparer à l'éducation permanente. Ils
ont proposé des objectifs pour chaque cycle et ont mis grandement
l'accent sur la question linguistique, en soulignant que, pour des raisons
d'efficacité et de rapidité, << le créole est retenu
comme la principale langue d'enseignement pendant les cinq premières
années de l'enseignement fondamental >>3. Dans la
conception des réformateurs, l'enseignement obligatoire en
français dès la première année de l'école
primaire constitue un handicap dans le système traditionnel, et une des
principales causes de la déperdition scolaire. Dans son discours du 20
mai 1979, rapporte L.A Joint dans le texte précité, le Ministre
Bernard précise : << Cette décision d'utiliser le
créole, la langue maternelle du jeune Haïtien dans les cycles
d'enseignement, repose sur la prise de conscience de la non
fonctionnalité de l'usage du français comme première
langue >>. Mais dans quelle mesure cette disposition était-elle
assimilée par la mentalité collective ? Au regard de la longue
histoire de l'institution des rouages de déstructuration des esprits et
d'infériorisation permanente de la langue vernaculaire de la population,
cette réforme, voulant rentrer directement en conflit avec un des grands
points de l'aliénation du système, et ellemême incuber hors
des champs accessibles à la grande majorité de la population,
allait connaître de profonds déboires, qui, jusqu'aujourd'hui
empêchent encore sa mise en application véritable.
1 Ibid. Page 116.
2 Ibid. Page 116
3 MENJS: Buts, Objectifs, Caractéristiques
d'une rénovation de l'enseignement primaire, IPN, comité de
Curriculum, juin 1976. Pages 38.
Pour asseoir le projet de la réforme dans la
réalité, le gouvernement a mis en place des dispositifs
institutionnels, comme la promulgation d'une loi. En effet, << la loi du
28 septembre 1979, détermine le statut juridique et les dispositifs
institutionnels de la réforme. Les préambules de cette loi
précisent que le service de l'enseignement est fusionné avec
l'enseignement primaire urbain par le décret de 7 mars 1978. Selon cette
<< Loi organique » du département de l'Éducation
nationale, les objectifs de la réforme coïncident avec un nouveau
projet de société plus égalitaire »1.
Cette loi est considérée comme l'instrument institutionnel pour
la gestion de la réforme. Elle en détermine les principes
administratifs et organisationnels2 qui sont les suivants :
- Éradiquer l'analphabétisme à l'horizon de
l'an 2000.
- Rendre accessible au plus grand nombre possible d'enfants
l'éducation de base.
- Rationaliser les modes de gestion et de fonctionnement du
système.
- Renouveler la pédagogie.
- Dynamiser le personnel enseignant. - Adapter et moderniser
les contenus. - Intégrer l'enseignement technique à
l'enseignement général.
Le second texte de loi, en date du 30 mars 1982,
définit les objectifs généraux de l'éducation, les
dispositions communes et les dispositions particulières aux
différentes structures d'enseignement et de formation. Le chapitre IV
porte sur l'utilisation des langues dans l'enseignement fondamental.
Les articles3 touchant la langue d'enseignement sont
:
1 MENJS : Loi organique du département de
l'éducation nationale, Port-au-Prince, mars 1981, page1.
2 Cité par J. Rodrigue A quand la
réforme de l'Éducation en Haïti ? Une analyse et des
propositions pour agir. Marquis imprimeur inc. Québec, Canada,
2008. Page 30
3 Ibid. Page 30.
Article 29 :
|
Le créole est langue d'enseignement et langue
enseignée tout au long de l'école fondamentale.
Le français est langue enseignée tout au long de
l'école fondamentale, et langue d'enseignement à partir de la 6e
année.
|
Article 30 :
|
En 5e année de l'enseignement fondamental,
l'enseignement du français est renforcé en vue de
son utilisation comme langue d'enseignement en 6e année.
|
Article 31 :
|
Un plan d'étude fixe de façon précise
l'articulation
pédagogique pour chaque cycle et chaque année en
rapport avec les dispositions des articles 34 et 35. Dans tous les cas,
à partir de la 6e année, le volume horaire
réservé, soit au français, soit au créole, dans le
plan d'étude d'enseignement, ne peut être inférieur
à 25 % de l'horaire hebdomadaire.
|
Article 35
|
Les dispositions du présent décret entreront en
application dès sa publication et au fur et à mesure de
l'implantation de la réforme.
|
La réforme, en voulant mettre l'accent sur
l'utilisation du créole comme langue d'enseignement, même de
manière controversée, a eu, selon L.A. Joint, un caractère
<< révolutionnaire >>, vu la façon dont le
problème linguistique était abordé dans le pays jusque
là. Et, de plus, en remettant en question l'utilisation << de
programmes scolaires, empruntés du modèle français et
proposés par les missionnaires qui dirigent les grandes Écoles
congréganistes, mis en oeuvre sans un effort d'acculturation
>>1, présente au premier abord le caractère
désaliénant de la réforme. Mais cette idéologie de
la revendication de l'authenticité haïtienne qu'affiche la reforme,
laisse un biais, selon les analystes Joint et L. Hurbon. Pour ces derniers,
toujours dans le texte précité, << Les systèmes
scolaires ne sont pas transposables, du fait de leur développement
endogène et de leur réappropriation dont ils font l'objet
même en cas d'importation par les populations. Si les savoirs scolaires
diffusés, mais peu réappropriés, s'étaient
maintenus avant la réforme de 1979, c'était parce qu'ils
répondaient aux attentes d'une minorité dominante de la
population haïtienne par laquelle le système d'enseignement
était conçu >>2.
En effet, la structuration aliénante du système
éducatif ne s'est pas conçue au hasard. Notre étude a mis
en exergue les racines historiques de cette aliénation. Ce n'est
justement pas tant la reproduction du modèle français qui
explique le déracinement du système, mais la question à se
poser, c'est : << Pourquoi veut-on copier le modèle
français ? Son application dans le pays répond à quelle
logique ? Qu'est-ce-qui a toujours empêché la remise en question
du fonctionnement et de la structuration du système pendant ce
siècle et demi de progression
1 L. A. Joint, L. Hurbon. Op.cit, page 132. Page
116.
2 Ibid. Page 117
boiteuse ? Si l'éducation est une chose politique par
excellence, la langue en Haïti, également est un problème
politique. On agite la guerre créole/français toujours dans un
souci de faire diversion, et diverger les regards sur les vraies questions. La
réforme, malgré ces visées au changement, allait
connaître de sérieux déboires, parce que justement, elle a
immunisé les problèmes auxquels s'affronte le système
éducatif contre leur caractère politique, la lutte de classes qui
se font sentir jusqu'au tréfonds de notre entité nationale. Une
réforme éducative sérieuse, ne peut se préparer
dans les bureaux fumeux des experts, sponsorisés par des organismes
internationaux, sans aucune participation des acteurs concernés
directement par le secteur, comme les apprenants, les parents, les enseignants,
la communauté, etc. La population est toujours considérée
comme tarée, incapable de comprendre, donc d'intervenir dans les
décisions ayant rapport à la prise en charge de son destin de
peuple. C'est ainsi que rapidement, en plus des difficultés politiques
et économiques auxquelles la réforme allait se confronter, comme
par exemple : le manque de volonté politique du gouvernement d'investir
dans la réussite de la réforme, le délabrement des locaux,
le manque de formation des enseignants. L'autre obstacle majeur à la
réussite de la réforme était, toujours selon L.A. Joint et
L. Hurbon, d'ordre socio-linguistique. Ces auteurs expliquent que :
<< Pour des raisons différentes et selon les
couches sociales, il y avait un manque d'adhésion à
l'égard de la réforme, à cause de l'introduction du
créole dans l'enseignement. Selon des inspecteurs scolaires, les parents
aisés pensent que c'est le créole qui est enseigné et que
rien ne se fait en français. Soucieux de l'instruction de leurs enfants
en français, les parents les retiraient des classes-réforme. Les
familles de la classe populaire, à leur tour, considéraient cette
réforme comme une tentative des classes dirigeantes d'enfermer leurs
enfants dans << un ghetto créole >>, leur empêchant
toute promotion sociale. D'un autre côté, selon les mêmes
inspecteurs scolaires, beaucoup d'instituteurs auraient <<
manoeuvré pour le déchoucage >> des livres de la
réforme qui retiraient leur << privilège >>
d'enseigner en français et qui << dévalorisaient >>
leurs statuts >>1.
M. Giraud et L. Gani, dans le texte << L'école
aux Antilles >>2, rapportent que le Ministre de l'Education
Nationale, Rosny Desroches, en 1987-1988, faisant une évaluation des
sept premières années de la réforme, estimait que le
<< caractère radicalement novateur de la réforme s'opposait
à l'ensemble des valeurs et des pratiques d'une société
bloquée >>. D'après R. Desroches, toujours selon les
auteurs, << à la chute de Duvalier en février 1986,
Haïti se trouvait dans une << situation paradoxale >>. D'une
part, l'emploi du français était mal vu dans certaines
circonstances, surtout dans la politique ; d'autre part, au nom du rejet du
même créole, on va jusqu'à déchouquer certaines
classes ou écoles de la réforme appelées
péjorativement << écoles Jean-Claude Duvalier >>.
1 Ibid. Page 129.
2 Michel, Giraud, Gani, Léon, Manesse,
Danielle. L'École aux Antilles : Langues et échec
scolaire. Editions Karthala, Paris, 2000. Page 30.
Cette réaction populaire traduit l'angoisse des parents
face à l'avenir de leurs enfants et leur incompréhension de
l'esprit de la réforme.
2- La réforme aujourd'hui, et plus de deux
siècles d'une aliénation continue.
La réforme en elle-même, en dépit du fait
qu'elle représente un acte politique majeur, ne s'est pas
départie de l'aliénation effective dans presque toutes les
sphères du social haïtien. Malgré l'apparence
d'haïtianité qui auréole la réforme, elle est une
entreprise pensée de l'extérieur par des organismes comme
l'UNESCO, financée également par eux. De l'autre
côté, soutient C. Tardieu, << Les investissements, directs
ou indirects, de plus en plus importants consentis par un nombre grandissant
d'agences de gouvernements étrangers ainsi que les initiatives que
peuvent prendre ces agences avec ou sans l'accord du gouvernement haïtien,
confirment la démission des autorités nationales dans le secteur
de l'éducation et de l'instruction publique >>1. La
réforme, au lieu de combler le grand fossé de
l'inégalité scolaire, l'a renforcé au plus haut point. Il
s'est dessiné à l'horizon la mise en place non pas d'un, mais de
deux systèmes scolaires parallèles.
<< Le premier, presque exclusivement
réservé à l'élite, serait en réalité
le système traditionnel sur lequel le gouvernement haïtien aurait
peu ou pas de prise - ostensiblement par démission plutôt que par
impossibilité - quant à son fonctionnement, sa structure et les
contenus éducatifs véhiculés. Le second, sous l'influence
directe du gouvernement, et le seul à tomber sous le coup de la
réforme, s'adresserait aux couches défavorisées des masses
urbaines et rurales. Cette réforme aurait été rendue
nécessaire par la nouvelle place assignée à Haïti
dans la division internationale du travail et un de ses objectifs cachés
serait alors la socialisation efficace de cette population en vue de son
utilisation dans le système de reproduction capitaliste. Dans ce sens,
l'instruction réservée aux élites haïtiennes ne
nécessite que des changements mineurs qui ne peuvent être
réalisés sans une réforme en profondeur
>>2.
Et l'instruction, organisée selon un modèle
à satisfaire les besoins de la bourgeoisie, ne pouvait être
accessible aux visées éducatives de la masse. D'où la
nécessité de la mise en place d'une réforme. Alors, la
pensée même de la mise en place de la réforme est
discriminatoire, donc aliénante socialement. Du point de vue de L. A.
Joint et L. Hurbon, malgré la tendance de la réforme à
vouloir adapter l'enseignement à la réalité
socio-linguistique du peuple Haïtien :
1 C. Tardieu. Op.cit, page 12. Page 188.
2 Michel, Giraud, Gani, Léon, Manesse,
Danielle. L'École aux Antilles : Langues et échec
scolaire. Éditions Karthala, Paris, 2000. Page 188.
<< La logique traditionnelle d'inégalité
des chances scolaires qui régit les orientations de l'enseignement
Haïtien, se déplace mais ne change pas profondément. La
réforme cherche à promouvoir les différences
individuelles, c'est-à-dire à donner des chances
d'instruction et de formation aux individus selon leur propre capacité.
Or, les différences individuelles sont
généralement basées sur les différences sociales.
Les élites haïtiennes ont toujours utilisé les
différences individuelles pour faire de l'éducation un instrument
de reproduction des inégalités sociales, Au fond, la logique de
la réforme de 1979 semble bien être de dispenser l'instruction de
base et l'alphabétisation au plus grand nombre et de sélectionner
parmi les alphabétisés des éléments pour renforcer
la classe des élites. Son but n'est pas de démocratiser
l'enseignement à tous les niveaux >>1.
Pour éclairer mieux ce point de vue les auteurs
avancent comme exemple, que après le premier cycle de 4 ans ou le
deuxième cycle de 6 ans de l'enseignement fondamental, l'enfant qui
n'arrive pas à s'adapter au système formel d'enseignement, peut
être orienté vers les branches techniques pour être rentable
sur le marché du travail. Cependant, étant donné
l'état des lieux du système, le manque de structures d'accueil du
secteur technique et professionnel, la majorité des enfants de la
paysannerie sont condamnés à rester au niveau du premier cycle de
4 ans ou du deuxième cycle de 6 ans, le temps suffisant pour une simple
alphabétisation. Par manque de structures d'accueil et de formation
permanente, ces enfants alphabétisés risquent, livrés
à eux-mêmes, de devenir illettrés.
En fin de compte, la réforme, de par sa gestation
même, ne pouvait révolutionner le système aliénant
d'éducation institué historiquement pour maintenir le
capitalisme, attardé fonctionnel à l'intérieur du pays. Au
contraire, dans une certaine mesure, elle travaillait à rendre ce
système plus fonctionnel, car les objectifs poursuivis par le
réseau d'organisation internationale étaient la
scolarisation-socialisation d`un plus grand nombre de futurs travailleurs dont
aura besoin le système pour assurer sa reproduction. << Ceci
expliquerait entre autres, renforce C. Tardieu, pourquoi malgré tous les
rapports négatifs2 quant aux résultats
pédagogiques obtenus dans le secteur de la réforme, les
organisations internationales et plus particulièrement la Banque
mondiale augmentent continuellement les fonds alloués à la
réforme sans exiger les corrections que recommandent les
évaluateurs >>3. Connaissant les trajectoires
tortueuses des << aides >> internationaux et leurs capacités
notoires de mystification, la réforme financée exclusivement par
les organismes étrangers ne pouvait répondre totalement aux
besoins nationaux. Leurs intégrations de plus en plus poussées
dans la gérance de la chose publique, s'expliquent par une
démission de l'État Haïtien du domaine public. Ceci se
concrétise, explique C. Tardieu, par la distribution de zones
d'influence
1 L. A. Joint ; L. Hurbon. Système
éducatif et inégalités sociales en Haïti. Edition
l'Hamarttan, Paris, 2007. Page129.
2 Voir à ce sujet le rapport preparé par
Locher, Malan et Pierre-Jacques pour le compte de la Banque Mondiale:
Évaluation de la réforme educative en Haïti. Page 163; Voir
aussi de Uli Locher, Educational Reform in Haïti... (1988). Page 18.
(Cité par Charles Tardieu. Page 191).
3 C. Tardieu. Op.cit page 12. Page 189-191.
pour les institutions jugées importantes par les
organismes étrangers. Ainsi donc, il n'y a pas
généralisation d'une réforme, mais bien sélection
d'institutions à investir par l'étranger.
La tentative de rénovation de l'école
haïtienne, entamée avec la réforme, se poursuit
jusqu'à nos jours. La langue créole n'est plus tout-à-fait
bannie dans les espaces scolaires. Dans une plus large mesure, cette langue
s'est fait une place minoritaire à côté du français.
La constitution de 1987 l'a même promu langue officielle, après
plus d'un siècle et demi d'histoire. Mais si pour G. Michel et L. Gani,
il est trop tôt aujourd'hui de clamer la banqueroute totale de la
réforme, J. Rodrigue dans un texte assez récent, juge que :
<< Cette réforme éducative, qui devait assurer une certaine
cohérence à notre système d'éducation a
malheureusement échoué. En effet vingt-cinq ans après que
l'État haïtien eut décrété cette
réforme, les différentes lacunes qu'accusait le système
(obsolescence du discours scolaire, archaïsme des méthodes
d'enseignement, insuffisance de l'enseignement ou plutôt superposition de
plusieurs types d'écoles, etc.) n'ont toujours pas été
corrigées >>1. Nous pouvons ajouter que la rupture tant
attendue d'avec les systèmes de valeur qui ont servi de base à la
maintenance du système colonial esclavagiste, n'a pas été
effective. L'école continue d'être le haut lieu d'exhumation de
l'âme haïtienne.
Le même auteur, dans le livre intitulé <<
crise de l'éducation et crise du développement >>, a fait
une analyse assez intéressante de certaines matières du programme
scolaire pour montrer, selon son expression << le déracinement du
système >>. Il rapporte que sur l'enseignement du français
: << Sur 128 textes littéraires que comprend Le
français par les textes de V. Bouillot (adaptation de O. R.
Fombrun), 16 d'entre eux seulement, soit 12.5 %, sont de source haïtienne.
Des 101 textes que comporte Le manuel de lecture courante des
Frères de l'Instruction Chrétienne, 12 seulement sont des
productions d'auteurs haïtiens. Les 89 autres sont empruntés
à des auteurs étrangers. Mais, parmi ceux-ci, les auteurs
français ont une grande fréquence d'utilisation
>>2. Nous pouvons ajouter que dans les manuels de lecture en
utilisation de nos jours, dans les classes de première année
fondamentale, intitulée Je lis et Je parle avec
plaisir, la quasi-totalité des textes n'ont aucun rapport avec
la réalité sociale haïtienne, et les illustrations
présentent des enfants aux visages caucasiens et des paysages
différents de l'environnement local.
L'enseignement de l'Histoire et de la Géographie
présente les mêmes configurations : << Outre l'imposition
d'un arbitraire culturel étranger, il y a aussi les silences ou
les mensonges de l'enseignement de
1 J. Rodrigue. Op.cit, page 134.. Page 15-16.
2 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement. Page 34.
l'histoire. D'abord, ils sont résolument tournés
vers le passé, un passé défini : L'histoire qui se
déroule et la géographie qui se crée : l'histoire et la
géographie d'un espace que les Haïtiens, dans la production sociale
de leur existence, créent et façonnent, sont laissées
complètement de côté »1. Et avec la
méthode de la mémorisation à outrance instituée,
les sciences sociales deviennent des matières mortes, démunies de
leurs importances dans la construction de l'identité nationale. <<
Il n'existe aucune différence fondamentale entre le cours d'histoire du
réseau primaire et celui du réseau secondaire-supérieur,
sinon un grand souci du détail. L'enseignement secondaire de l'histoire
s'applique à reconstituer les événements d'une
manière certes plus saisissante, mais sans toutefois les articuler
à la lutte que se livrent les classes et les groupes sociaux
»2.
La plus ridicule des matières enseignées dans
nos écoles, est sans nul doute la Philosophie. Une philosophie
totalement déracinée, constituée en un ramassis de
disciplines différentes : Logique, Métaphysique, Morale,
Psychologie, etc. C'est une philosophie tournée vers un occident qui
n'existe plus, coupée du monde national et international. L'auteur
avance qu' : << Enseigner aux jeunes quelques éléments de
métaphysique et de philosophie positive (Descartes, Comte, Bergson,
Russell et Kant), commenter les commentaires des commentateurs, voilà
l'essentiel de leur tâche. Ils enseignent aux jeunes Haïtiens le
respect de la loi et la constitution, alors que celles-ci sont quotidiennement
et systématiquement violées par ceux-là mêmes qui
ont pour fonction de les faire observer. Ils parlent de démocratie
libérale, de respect des droits et des libertés individuels,
alors que la totalité des institutions sociales fonctionne sur un mode
autocratique et répressif »3.
Plus de vingt-cinq ans après le déclenchement de
cette réforme, où en est-on aujourd'hui? L'auteur répond
que :
<< Vingt ans après que le gouvernement eut
lancé sa réforme, le système éducatif reste encore
inadapté : les manuels, pour la plupart importés de France et du
Canada, transmettent un contenu éducatif qui renvoie à une autre
histoire, à d'autres valeurs culturelles et éthiques, à
d'autres conditions physiques et humaines que celles dans lesquelles
évolue l'écolier haïtien. Il en résulte un certain
nombre de phénomènes d'aliénation culturelle,
aggravé par le recours à une langue étrangère - le
français - comme véhicule de l'enseignement. Ce qui
entraîne pour l'élève haïtien des difficultés
d'apprentissage et contribue dans une certaine mesure à l'isoler de son
environnement »4.
1 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement.Même. Page 35.
2 Ibid. Page 36.
3 Ibid. Page 38.
4 J. Rodrigue. Op.cit, page 134. Page 29.
Donc la conclusion pensée par l'auteur il y a des
décennies, peut encore être de mise cette réflexion :
<< L'enseignement de la Philosophie, comme celui des autres
matières, est un lieu où les Haïtiens apprennent à se
nier en tant qu'êtres, à s'automutiler >>1.
Au niveau du renouvellement de la pédagogie,
l'échec de la réforme est tout aussi flagrant : << Le
principe de sélection et l'encyclopédisme qu'on a voulu combattre
ou faire disparaître dominent encore le système :
évaluation normative, classements hiérarchiques, examens
normatisés (6e et 9e année fondamentale),
apprentissage livresque continu, etc. >>. En somme, les beaux discours de
la réforme sur la restructuration scolaire et les pratiques
pédagogiques n'ont pas pu prendre pied dans la réalité.
En ce qui a trait à l'alphabétisation, l'un des
premiers objectifs de la réforme, le résultat n'a pas beaucoup
changé. Depuis les années 1960, le président F. Duvalier a
annoncé en grande pompe le lancement de son vaste programme
d'alphabétisation. Dans un discours adressé à la nation le
vendredi 11 juillet 1958, il annonce que le gouvernement a <<
conçu et préparé le plan grandiose de procéder,
d'une façon méthodique et vigoureuse, à la mise en place
d'une organisation capable de combattre en quelques années
l'analphabétisme. Véritable fléau national de
l'élimination duquel dépendent le fonctionnement harmonieux d'une
démocratie réelle et le développement économique
>>2. Le programme de la réforme des années 1970,
assure le relais, en ayant comme objectif l'éradication de
l'analphabétisme à l'horizon de l'an 2000. Ces objectifs n'ont
cependant pas été atteints, selon l'avis de J. Rodrigue,
nonobstant les programmes d'alphabétisation de masse (Mission Alpha,
ONPEP) et la création d'une secrétaire d'État à
l'alphabétisation. Tous ces beaux discours étaient
mystificateurs, car dans la réalité rien n'y était fait
pour éradiquer l'analphabétisme. D'ailleurs, cette situation ne
dérangeait pas trop l'élite. Toutefois, selon << le recueil
de statistiques sociales >>3, le pourcentage
d'analphabètes au sein de la population active a sensiblement
régressé. En effet, de 1982 à 2005, il est passé de
65% à 51,9%, soit une baisse de 13%.
Comme résultat général de la politique
globale des longues années des Duvalier, H. Malfan rapporte : <<
L'aggravation de la misère, de l'ignorance et des conditions sanitaires
des masses, un chômage aux proportions chaque jour plus catastrophiques,
une inflation qui réduit à néant le pouvoir d'achat
déjà dérisoire des
1 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement. Page 38.
2 François Duvalier. Face au peuple et à
l'histoire. Port-au-Prince, Édition SID, 1961.
3 MEF (IHSI). Recueil de statistiques sociales. Vol 1,
août 2000.
masses urbaines et rurales >>1, ce fut en gros
le lot des masses populaires, tandis qu'à l'opposé, « une
poignée de nantis et de profiteurs ne cessent d'amasser, en un temps
record, des richesses fabuleuses >>2.
L'école aujourd'hui, malgré la nette
avancée qu'on peut observer dans la fréquentation des locaux
scolaires par de jeunes3, ne s'est pas départie du cancer de
l'aliénation, comme elle est définie au chapitre 3 de ce travail.
Toutes les tentatives de réformes amorcés jusque là n'ont
jamais pu considérer la population comme réalité
d'être. Le système est toujours dominé par des
réseaux d'écoles publiques, privées, catholiques,
protestantes, congréganistes, presbytérales et communales. «
Ces écoles superposent des enseignements de classe, n'offrent pas la
même qualité de services à tous les enfants et,
conséquemment, assurent mal leur intégration nationale
>>4. L'avènement d'un système scolaire unique,
laïc, animé de respect et de tolérance pour toutes les
personnes sans distinction de croyances ou de religions, se fait encore
attendre. Si les assauts contre le schème religioso-culturel de la masse
ont diminué depuis ces vingt dernières années, le discours
scolaire, parce que justement dominé par l'évangélisation,
continue. La diabolisation et l'infériorisation entamée depuis
l'époque coloniale, continue leur travail à travers la conscience
du peuple. Les élèves sont toujours empêchés de
penser, car le seul outil de communication maîtrisé par eux,
continue d'être dévalorisé dans les espaces scolaires.
L'étude de Yves Déjean, mentionnée au chapitre 3,
où il fait état de la violence avec laquelle on imposait le
silence aux apprenants, les empêchant de s'exprimer dans leur langue date
des années 2000. L'éducation dépersonnalisante poursuit
tranquillement son petit bonhomme de chemin, le complexe
d'infériorité qui rend la personne incapable de se constituer en
acteur social responsable et actif dans la lutte pour la transformation de son
milieu social et physique couve encore dans le système, après
plus de deux cent années de décolonisation. Le mental garde ses
liens, la conscience sociale de la nation est atrophiée à telle
point que même la perte de la souveraineté nationale se fait sans
trop d'embûche. L'éducation, de par sa formation et son
imbrication dans le système social global aliénant du capitalisme
haïtien rabougri, ne peut se départir de l'aliénation
congénitale de ce système.
1 H. Malfan. Cinq décennies d'histoire du
mouvement étudiant haïtien. Page 88.
2 «43% du revenu national vont à 0.8% de
la population. Aux 200 familles millionnaires dénombrées par les
organismes internationaux sont venus s'ajouter, de 1974 à 1997
seulement, 3800 autres, disposant de 90.000$ par an, en plus des sommes
déposés dans les banques étrangères. (Tiré
du livre précité. Page 88).
3 On observe une augmentation constante et rapide
de l'effectif des fréquentations au niveau secondaire. De 1982 à
1998, il est passé de 95.600 élèves à 357.896, soit
une augmentation de 274%. De 1998 à 2003, le mouvement de scolarisation
des jeunes a poursuivi sa marche ascendante; Les inscriptions dans
l'enseignement secondaire public et privé sont évaluées
à 584.954 pour l'année scolaire 2003-2004. (Source: MEF (IHSI).
Recueil de statistiques sociales, Vol. 1, août 2000- MENJS (2005). Fiche
d'information sur l'éducation en Haïti. ( Tiré du livre
«A quand la
réforme éducative en Haïti?... Page 59).
4 J. Rodrigue. Crise de l'éducation et
crise du développement. Page 40.
Les organismes internationaux brandissent, depuis
l'époque de l'occupation américaine, la
défectuosité du système éducatif comme facteur de
sous-développement, un discours relayé de l'intérieur par
la presse et les politiciens, sans une prise en compte de son caractère
mystificateur et aliénant. Les prochains paragraphes seront
consacrés à l'analyse de ce phénomène.
|
|