B- L'éducation haïtienne au XXe
siècle.
Les embarras et les options ambiguës de notre bourgeoisie
ont donné lieu d'excuse, tout au cours de la seconde moitié du
XIXème siècle, à l'intromission des Etats-Unis
dans la machinerie nationale haïtienne.
Au fil des années de ce complexe temps historique, les
Américains qui disposaient de l'énorme puissance des
masse-médias procédèrent de façon cynique à
un matraquage, en vue d'imposer à la communauté internationale
l'image d'une Haïti « barbare », minée par la
misère, le cannibalisme et les superstitions.
La logique de cette action systématiquement conduite
aboutit, en 1915, au débarquement des fusiliers marins sur le sol
haïtien. Il s'agissait d'une humiliante occupation qui devait durer
dix-neuf ans.
Les envahisseurs s'enorgueillirent du bien qu'ils faisaient au
peuple haïtien en commençant par saccager les temples du vodou et
détruire les idoles des ancêtres africains.
Du même coup, sous la poussé des forces de
l'impérialisme américain, toute une superstructure allait
être durement éprouvée.
L'éducation, compte tenu de ses liens inextricables avec
le tout socio-culturel haïtien, allait s'impliquer dans un contexte de
conflits d'influence ou d'ordre idéologique.
Ce sous-chapitre se propose de spécifier la défaite
d'une bourgeoisie nationale aux prises avec la problématique d'une
insultante intromission de forces étrangères.
1- Le drame de l'intromission impérialiste dans
l'espace éducatif haïtien.
L'amorce de ce sous-chapitre est redevable de deux emprunts
significatifs. En tout premier lieu, Auguste Magloire présente son
appréciation de l'enseignement avant 1915, puis l'évocation d'un
air que fredonnaient nos vieillards. Il en dit long sur l'esprit de
l'époque. Charles Tardieu rapporte que, pour Auguste
Magloire1, la société haïtienne est <<
née la tête en bas >>. Le régime intellectuel
haïtien est << une imitation servile, illogique et dangereuse du
régime français >>.
<< Servile, parce que nous avions copié à
l'aveugle, sans discernement et sans dimension ; illogique parce qu'il n'y a
pas de concordance entre les moyens employés et les fins
réalisées ; dangereuse, parce que le régime national qui
résulte d'une telle imitation donne le change et qu'il nous semble
marcher de l'avant, alors que nous reculons sensiblement >>.
Et les gens de l'époque de l'occupation de chanter :
<< Se nou menm ki chache sa A la mizè, ala
traka. Nou trouve n nan de nasyon. Blan meriken fin
debòde. Ayayay, Vilbrun Giyòm Malgre n'pa konnen kot sa
soti. Manman Mari kot sa soti ? Prezidan Wilson fin debòde. Se
nou menm ki chache sa. Jodia nou pèdi ni sak ni krab
>>2.
L'occupation américaine s'explique en rapport avec la
poussée de l'impérialisme américain pour le contrôle
politique et économique de la zone stratégique des Caraïbes.
Haïti, à l'époque, pouvait être
considérée
1 Auguste Magloire (1908). Cité par Charles
Tardieu (Page 158).
2 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard
: << La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
comme une proie idéale. Sans résistance aucune,
tout au moins au début, de la part des Haïtiens, les forces
étrangères prirent possession d'un pays qui avait juré,
lors de son accession à l'indépendance, de garantir son sol de
toute souillure étrangère.
Le gros des officiers choisis pour assurer la mission
américaine sur le terrain était des gens du Sud raciste des
Etats-Unis, qui intégrait systématiquement le complexe de
supériorité raciale, lié à une
société, où la ségrégation est fortement
effective. L'officier John Houston Craige, faisant partie des troupes
d'occupation, eut à tenir un discours qui montre clairement
l'idée que se faisaient les soldats des noirs : << Je crois...que
les américains sont les plus intelligents de la souche
européenne. Je crois que les jaunes et les rouges sont moins
intelligents et les noirs les moins intelligents de tous1 >>.
Le mépris, la grossièreté, la brutalité,
l'impolitesse, la discourtoisie réglementaient les relations entre les
occupants, et l'élite de la nation. Le major Smedley Butler, officier
dans le passé, riche d'expériences coloniales en Asie
extrême-orientale, en Amérique latine, ne s'en cachait
guère pour exprimer sa morgue :
<< Le peuple haïtien est divisé en deux
classes : une classe à chaussure et une classe de nu-pieds. La classe
à chaussures est à peu près de un pourcent...quatre-vingt
dix-neuf pourcent des haïtiens sont des gens les plus aimables,
généreux, hospitaliers et amants du plaisir que j'aie jamais
rencontrés. Ils sont très paisibles à l'état
naturel. Quand le un pourcent à chaussures ... aux longs orteils et
aux cols de celluloïde les soulève ou les incite à la
révolte, ils peuvent commettre des atrocités les plus
horribles... Je ne prends pas au sérieux les gens à chaussures.
Sans un peu d'esprit humoristique, il serait impossible de vivre en Haïti
parmi ces gens-là, dans la classe à chaussures
>>2.
Devant cette situation, et vu l'histoire du peuple
haïtien, ces affronts ne pouvaient rester sans conséquence, surtout
au sein de l'élite, qui, d'un coup, a vu basculer sa main mise
économique, et ridiculiser sa francophilie maladive. Alors,
l'élite se rebiffe. Des intellectuels comme Jean Price Mars, allaient
prendre la tête d'un mouvement qui aura des répercussions
internationales, connu sous le nom d'Indigénisme ou de Négritude.
Mais, il faut éviter de voir dans la poussée nationaliste des
tenants de la négritude, une simple lutte culturelle. Sur la
scène politique, le vieux combat entre les deux fractions, Noirs et
Mulâtres, de la bourgeoisie, pour le contrôle
politicoéconomique du pays, allait être rallumé par
l'occupant, au profit des peaux claires. Entre-temps, et sous le silence
coupable de cette même élite, on massacrait les paysans qui
s'étaient soulevés contre l'intromission brutale des forces
américaines dans leur cadre de vie. L'élite, en somme, luttait
pour la conservation du statu quo. C'est
1 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard
: << La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
2 Ibid
pourquoi à partir du choix que firent les
Américains de s'ingérer dans le système éducatif,
foyer de reproduction du schème social corrompu de l'élite, la
tension allait s'aggraver considérablement.
Cependant, l'élite ne pouvait cacher la
putréfaction effective d'un système éducatif qui,
après plus d'un siècle de fonctionnement donnait le
résultat bancal et scandaleux que seulement trois pourcent d'enfants
entre cinq et dix-huit ans fréquentaient l'école. Les remarques
des nationaux aussi bien que des occupants fusaient pour dénoncer la
débâcle du système. Bien avant l'occupation, dans son
ouvrage << Les lettres de Saint Thomas »1, Anténor
Firmin soutient que : << L'idéal de nos classes dirigeantes parait
être de conserver soigneusement l'ignorance de la masse, afin de s'en
servir comme un marche-pied et d'en tirer tous les profits aussi sordides
qu'égoïstes ». Certains officiers américains ne
cachaient pas leur morgue devant l'état catastrophique de
l'éducation à leur arrivée. C'est ainsi que le major
Smedley Butler eut à signaler : << Le système est
déplorable. En fait, il n'existe point de système
d'éducation. Il en existe un sur papier avec des milliers d'enseignants.
Il y a peu de bâtiments, d'écoles dignes de ce nom pour les
classes pauvres. Dans bien des cas, les bâtiments sont loués et
n'appartiennent point à l'Etat »2. D'après le
général Elie Cole : << Le système d'éducation
est strictement politique. Les instituteurs ne reçoivent pas de
traitement adéquat. D'une manière générale, ils
doivent leur poste à un ami au pouvoir ; on ne s'attend pas à ce
qu'ils remplissent vraiment leur tâche ». Le dénuement,
l'insalubrité, la médiocrité, l'incompétence
sautent aux yeux des étrangers et des nationaux. Si, au début de
l'occupation, les Américains feignaient de ne pas être
intéressés par l'éducation, rapidement, ils allaient
tenter de se l'approprier et de transformer ses objectifs. D'ailleurs,
l'occupation ne saurait exister sans mainmise sur les esprits. Par
l'éducation, l'occupant entend imposer sa culture, son mode de
pensée et d'organisation du travail. << Le système
d'éducation a pour fonction la pénétration et la poursuite
de la domination politique et économique, souligne Charles Tardieu
»3. Ainsi, pour s'imposer, continue Tardieu4 :
<< L'occupant adoptera une stratégie sur trois
fronts. Premièrement, les forces d'occupation chercheront à
neutraliser l'instruction publique haïtienne. Les tracasseries
administratives, les refus d'allocation ou d'approbation de budget, le blocage
systématique de toute initiative haïtienne pour améliorer
les services d'instruction ou pour en créer de nouveaux (écoles
normales, écoles industrielles, écoles professionnelles
agricoles) sont en fait partie de cette stratégie devant conduire
à la prise en main de l'instruction publique par l'occupant ».
1 Ibid
2 Ibid
3 Charles Tardieu. Op.cit, page12. page 158.
4 Ibid.
Dans cette otique, et avec l'approbation du président
Sudre Dartiguenave, on fit venir un ancien superintendant d'écoles de
Louisiane : Lionel Bourgeois, pour occuper la fonction de superintendant de
l'instruction publique en Haïti. Ce dernier recommande au ministère
de l'Instruction publique de faire venir vingt-six inspecteurs
américains pour superviser le système. La proposition fut
rejetée par le gouvernement haïtien. Mais, pour asseoir la
concrétisation de son programme, le major Smedley Butler, suivi d'une
cinquantaine de soldats, fit irruption dans les chambres où
l'Assemblée Nationale devait voter une constitution conforme à
l'avis de l'élite bourgeoise sur la souveraineté nationale. Il
procéda à sa dissolution. Intrusion ouverte ! Scandale !
L'élite conçoit cette situation comme un cataclysme, une gifle en
plein visage. Elle devait réagir. C'est ainsi que se déclencha un
virulent mouvement anti-impérialiste, anti-américaniste,
lié à une crise d'identité culturelle aigue. D'où
ce retour vers la mater africa des valeureux ancêtres, ce besoin de
réhabiliter nos racines.
2-L'éveil de la conscience haïtienne,
percée de l'indigénisme et questionnement
sur l'identité nationale haïtienne.
Dantès Bellegarde, fervent adepte de la culture
française, ministre de l'instruction publique à l'époque,
bouillonnait en présence des objectifs de la politique éducative
que se proposait d'élaborer l'occupant. J. M. Richard explique que
lorsqu'en 1918, ce dernier fit une demande de fonds pour augmenter le
traitement des instituteurs, John Mc Hllhenny, en guise de réponse,
sortit de ses archives le vieux projet de Lionel Bourgeois concernant la
nomination de vingt-six inspecteurs américains. Alors, le ministre
rétorqua en signalant que, compte tenu de la formation différente
des inspecteurs américains, de l'ignorance de notre langue, il leur
serait impossible, du point de vue pédagogique, de répondre
à leur fonction. Il osa même ajouter que des inspecteurs de la
Louisiane ou de l'Alabama ne peuvent pas aimer les petits nègres
haïtiens peuplant nos écoles. Mais, l'idée que seul le
contrôle complet du système éducatif peut sauver le
système scolaire haïtien continue de faire son chemin dans la
pensée de l'occupant. Aussi, Lionel Bourgeois eut à écrire
dans un rapport : << En fait, je suis convaincu qu'à moins que
l'occupation prenne en main la direction de l'enseignement primaire, il n'y
aura point de solution au problème scolaire. C'est un fait incontestable
que les Haïtiens sont incapables d'administrer d'une manière
adéquate le système scolaire ». Le représentant
militaire Thomas Snowden allait jusqu'à affirmer que seuls << des
professeurs
blancs civilisés et instruits pouvaient mener
à bien cette tâche >>1. Vers la fin de 1922,
l'évolution des concertations conduisit à la formule de la
création du Service Technique de l'Agriculture et de l'Enseignement
Professionnel au sein du Département de l'Agriculture. L'objectif de
cette école et beaucoup d'autres qui vont suivre pendant toute la
période de l'occupation, est un processus de
régénération en spirale, souligne Paul Moral, une
éducation améliorée entraînant une
productivité accrue ; la productivité accrue assurant des niveaux
de vie plus élevés ; les niveaux de vie rehaussés
permettant des dépenses supplémentaires pour un nouveau
progrès de l'éducation.
Il est à remarquer qu'à travers ces joutes
verbales pour le contrôle du système, la masse populaire reste en
dehors de la discussion. On discute même à ses dépens et
toujours dans une vision plus large, à sa perte. Le projet
américain veut éduquer surtout la classe paysanne pour mieux la
prolétariser. C'est pourquoi son modèle éducatif est
axé surtout sur la technique agricole, et d'autres branches de
l'industrie, qui permettrait une meilleure performance au profit de la
reproduction du capital, toujours dans une vision globale d'exploitation du
système capitaliste. L'élite bourgeoise traditionnelle veut
à tout prix barrer la route à ses homologues exploitants
américains, car la conservation du statu quo, fait perdurer sa
suprématie, et lui conserve ses privilèges de classe. A ne pas
oublier que l'éducation, chose politique, tend à reproduire le
système, d'où son caractère utilitaire. En ce sens, les
éléments de la masse ne sont que des pions dans le jeu des
colonisateurs étrangers ou nationaux. Des deux côtés, et de
manière historique, ils sont considérés comme
négation d'être, négation de culture, <<
imperméable à l'éthique, absence de valeurs, mais aussi
négation des valeurs. Il est le mal absolu. Elément corrosif,
détruisant tout ce qui l'approche, élément
déformant, défigurant tout ce qui a trait à
l'esthétique ou à la morale, dépositaire de forces
maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de
forces aveugles >>2. C'est ainsi que pour le
général Élie Cole : << S'il n'y avait pas les
écoles congréganistes, Haïti régresserait absolument
dans le barbarisme. Elles sont les seules sources de lumière à
travers tout le pays >>3. Alors, seulement les gens qui ont
accès à ces écoles, peuvent être
considérés comme à peu près humains. Selon cette
vision, la majorité de la population est d'une tout autre substance
qu'humaine. C'est dans cet optique, qu'en 1910, des auteurs américains,
comme Heskett Pritchard, décrivent la position de l'élite comme
une <<étrange greffe >> entre le parisianisme et la
sauvagerie. Alors, cette bande de sauvages de la paysannerie devrait être
pacifiée, et éduquée pour les besoins du renforcement du
capital américain. << Le principal problème de l'occupation
américaine a été la pacification de la paysannerie
haïtienne, soutient Lannec
1 Trouvé dans le texte de J. M. Richard
<< La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
2 <<Les damnés de la terre >>. Dans
cette citation Frantz Fanon explique comment le colonisateur percevait
l'indigène. L'explication garde toute sa signification dans le contexte
de notre approche.
3 Trouvé dans le texte de J. M. Richard
<< La sociologie historique du système éducatif
haïtien >>.
Hurbon1, souvent dépossédé et
contraint à des travaux forcés sur les routes. Des milliers de
paysans ont été massacrés, tandis que d'autres
étaient acheminés, dans le nord du pays, vers le camp de
concentration Chabert >>. Sous le silence complice, ou avec la
participation active du gouvernement et des élites.
Dans l'ouvrage << Le roi blanc de la Gonâve
>>2, devenu célèbre au début du
siècle à travers les EtatsUnis, puis en Europe et jusqu'au Japon,
10 millions d'exemplaires vendus, le lieutenant Faustin Wirkus, fusilier marin,
raconte lui-même les carnages qu'il commit pour sauver le peuple
haïtien du << cannibalisme et de la magie noire >>. Pour lui,
ceux qui protestent contre l'occupation, les cacos, sont en même
temps des adeptes du vodou, donc dignes à être
éliminés compendieusement. La conscience culturelle de la
bourgeoisie sommeillait jusque là... Vers les années 1920,
<< inspirés par les nouvelles idées, et encouragés
par la mode de l'art africain, par le succès des écrivains de la
Harlem Renaissance, par la vogue du jazz qui faisait l'admiration des
intellectuels parisiens, bien des poètes haïtiens clamèrent
et proclamèrent non seulement leur négritude mais leur
viscérale africanité >>3. L'Ethnologue J.P Mars
s'érige en chef de file, il publie << Ainsi parla l'oncle
>>, un essai d'ethnologie qui allait faire un premier pas vers une
tentative de compréhension du schème religioso-culturel de la
grande majorité de la population. C'est de là que L'auteur et ses
disciples assimilèrent les causes fondamentales des problèmes du
pays au << bovarysme collectif4 >>, qui se permettait de
considérer la réalité haïtienne comme une variance
tropicale de celle de la France.
Révolutionnaires, paradoxales, les mots ont
afflué pour cataloguer les thèses du Docteur J.P Mars.
Acceptées de manière controversée par cette élite
qui jusqu'alors se voulait française, comme la réflexion de Jean
Baptiste Cinéas le fait sentir : << Nous ne sommes pas africains,
nous ne voulons pas être africains ; mais en dépit de
nous-mêmes, nous avons hérité beaucoup de l'âme
africaine >>5. Eveil de conscience ou crise identitaire ? Mais
la discussion prit un chemin de non-retour.
<< Ignorées jusqu'alors, c'est grâce
à << l'oncle >> et à ses disciples de l'institut
d'Ethnologie que la langue, la religion et les coutumes du monde paysan
commencèrent d'être étudiées, et que les
poètes et les romanciers y cherchèrent l'inspiration. En 1944, le
centre d'Art se donna pour mission de promouvoir et d'aider la peinture
d'artistes issus du peuple. Les groupes choraux commencèrent à
inscrire des chansons paysannes en créole à leur
répertoire, et les compagnies de danse en firent de même pour les
danses
1 Lannec Hurbon. «Les mystères du
vodou», page 54
2 Ibid, page 56.
3 Léon-François Hoffmann. Op.cit. Pagr
62. page 64
4 << La faculté que s'attribue une
société de se concevoir autre qu'elle n'est. Attitude
étrangement féconde si cette société trouve en
elle-même les ressorts d'une activité créatrice qui la
hausse au-dessus d'elle-même parce qu'alors la faculté de se
concevoir autre qu'elle n'est devient un aiguillon, un moteur puissant qui la
presse à culbuter les obstacles dans sa voie agressive et
ascensionnelle. Démarche singulièrement dangereuse si cette
société alourdie d'impedimenta, trébuche dans les
ornières des imitations plates et serviles. (...) >>. J.F.
Mars. Ainsi parla l'oncle. Page xxxviii.
5 Jean-Baptiste Cinéas. «La vocation de
l'oncle»1965, p 43. (Cité par L. F. Hoffmann, page 49).
paysannes. On commença à admettre que le
créole est une langue à part entière et le vodou autre
chose qu'un ramassis de superstitions primitives >>1.
Alors, à travers les oeuvres artistiques de
l'époque, on allait assister à un vaste mouvement du culte de
l'africanisme. Des phrases qui feraient rebondir d'horreur la bourgeoisie
d'alors, sont acceptées calmement. Comme quand René Depestre dans
« Bonjour et adieu à la négritude >>2,
expose :
« Qu'en Haïti, l'Afrique manifeste sa
présence à travers un ensemble de perceptions, de
représentations, de réflexes, de particularités
psychologiques, de formes d'aliénation religieuse, d'expériences
de travail, de traditions orales, de rythme de danses et de chansons qui se
traduisent dans le vodou, dans l'artisanat, la culture de la terre. Le
folklore, la structure de la langue parlée par le peuple haïtien,
le créole, et dans d'autres manifestations de la sensibilité et
de la vie psychologique du peuple qui sont le résultat d'un long
processus de métissage et de syncrétisme culturels >>.
Mais, ce renouveau dans la culture a eu un caractère
superficiel, et même aliénant. Superficiel, dans la mesure
où, les études menées sur la culture et les mythes de la
masse se firent dans des cadres créés par les ethnologues. Et, le
vodou continuait à être refoulé systématiquement par
les autres schèmes religieux avec l'aide de l'Etat, et de
l'élite. Les campagnes anti-superstitieuses qui ont eu lieu pendant
toute cette période en disent long sur la mystification de cette prise
de conscience identitaire. Aliénant, parce que l'être haïtien
est toujours considéré comme dérivé totalement
d'une certaine sorte d'extériorité. L'haïtianisme est
toujours refoulé au profit d' « autres >> formes
d'identité, l'africanisme ou le latinisme français.
L'haïtien n'est jamais appréhendé dans ses
spécificités culturelles, identitaires et sociaux propres.
En plus, les conditions de vie matérielles de la
population n'ont pas fait partie du débat, on a voulu dissocier la
culture du tout social, pour l'analyser de manière isolée. Ce qui
laisse à comprendre que la négritude était une
idéologie et une vogue bourgeoise. René Depestre3
l'explique bien quand il écrit :
« Malheureusement, le plus souvent le concept de la
négritude est utilisé comme un mythe qui sert à dissimuler
la présence sur la scène de l'histoire de bourgeois noirs, qui se
sont constitués en classe dominante, et qui, comme toute classe qui en
opprime une autre, a besoin d'une mystification idéologique pour
camoufler la nature réelle des rapports établis dans la
société >>.
A noter que malgré les controverses qui animent ce
mouvement, il a présenté une importance capitale dans la lutte
contre l'occupation américaine, et ouvert le champ à d'autres
études chaque fois plus approfondies sur les réalités
socio-culturelles de la nation. En attisant la conscience nationale d'une
partie de l'élite, cet anti-américanisme allait déborder
le vase pour atteindre, sous la poussée également des affronts de
l'occupant, le
1 Léon-François Hoffmann. Op.cit, page
62. Page 47.
2 René Depestre. « Bonjour et adieu
à la négritude >> 1980, page 48-49. Cité par
Léon François Hoffmann, page 50.
3 Ibid, page 51.
mouvement des étudiants haïtiens, qui, après
la lutte des cacos, allait prendre le flambeau du combat contre les
forces étrangères.
3-Les actions collectives d'étudiants
haïtiens.
La réforme proposée par les américains,
en s'asseyant sur la technique et les travaux manuels, allait rencontrer
rapidement un obstacle majeur. La majorité des jeunes de la petite
bourgeoisie qui fréquentait l'école, voulaient embrasser
exclusivement des carrières comme le droit, la médecine, le
commerce, les fonctions bureaucratiques, parce qu'elles sont les seules
valorisées par l'élite. Aucun engouement n'est manifesté
pour l'agriculture et les options professionnelles qui donneraient les ouvriers
qualifiés dont avait besoin le pays selon la vision américaine.
C'est ainsi que Dr Freeman eut à dire que : « Quand un trop grand
nombre de gens instruits et un surplus de chômeurs rompus aux lettres
classiques se mettent à ronger leur frein au contact de la
pauvreté, ils deviennent du même coup des agitateurs et des
facteurs d'instabilité politiques »1. Aussi s'est-il
appliqué à transformer le système.
Mais c'était mal compter avec les attaques
répétées de l'élite. Elle rappelait sans
arrêt l'importance de l'héritage culturel du monde
latino-américain, la philosophie de ses peuples, les risques de
l'anglo-saxonisation, le danger de la croissance du matérialisme
utilitaire. Tout au cours de l'occupation américaine, l'éducation
s'est constituée en un champ de violentes controverses
idéologiques. Malgré les avantages dont bénéficiait
le Service Technique sur le plan financier, il s'avéra difficile de
recruter les premiers élèves pour les écoles
établies dans le pays. J. M. Richard rapporte qu'à cette
difficulté initiale s'ajoutait le problème de la
répartition des bourses, le malaise pour définir les conditions
d'admission, la faible propension des candidats pour les travaux manuels,
etc.
La tension culmina d'un cran lors d'une face à face
entre les étudiants et le Dr Freeman, le 31 octobre 1929. Avec une
arrogance consommée, ce dernier signalait aux étudiants de la
faculté d'Agronomie, que si le fonctionnement de l'école ne les
satisfaisait pas, ils pouvaient dégager les lieux, et on
procédera rapidement à leur remplacement. Ce fut comme la
dernière goutte d'eau qui devait renverser le vase. Pour protester
contre l'arrogance du responsable, les étudiants choisirent de parcourir
à pied, en file indienne, les huit kilomètres qui
séparent
1 Trouvé dans le texte du cours de J.M Richard
« La sociologie historique du système éducatif haïtien
».
Damiens de Port-au-Prince. Ils déclenchèrent la
première grève de l'histoire de l'éducation en Haïti.
Cette grève s'étendit rapidement à l'École
Nationale de Droit, à l'École de Médecine, à
l'École des Sciences Appliquées, à l'École Normale
d'Institutrices, à l'École des arts et Métiers. La
journée du 8 novembre 1929, fut riche en effervescence. Lors d'une
manifestation, la résidence de Freeman a essuyé des jets de
pierres, pendant que la foule vociférait : << A bas Freeman,
à bas les experts ». Tout de suite après, dans un geste
symbolique, la foule prit la direction du monument de J.J. Dessalines,
Père de la patrie. Sous les ordres de Freeman, les forces de l `ordre
tirent des coups de feu sur les étudiants, ce qui envenime la situation
au point que la grève mobilisa l'administration publique et les diverses
écoles du pays. Le président, sous la poussée des
événements, eut à faire des concessions qui n'eurent aucun
effet valable sur les tenants du mouvement, jusqu'à ce que l'on
passât à la loi martiale en vigueur le 4 décembre. En fin
de compte, une commission spéciale dirigée par Dr Robert
Moton1, fut chargée d'étudier les problèmes
scolaires en Haïti. Ce dernier a analysé la situation pour finir
par conclure que :
<< Les Haïtiens appartiennent
généralement à la race noire. Ils sont fiers de leurs
réalisations en tant que peuple nègre. Ils savent que la race
blanche est dominante dans le monde d'aujourd'hui et ils méprisent
amèrement l'air de supériorité qu'affiche un membre
quelconque de la race blanche que cette position puisse lui conférer.
Ils sont fiers de leur remarquable contribution dans le domaine de l'histoire,
la littérature, la poésie ; des sculpteurs et musiciens qu'ils
ont produits ; des médecins et avocats, les hommes d'État, les
dirigeants qui se sont distingués. Toute indication qu'une race les
considère comme inférieurs est une source de mépris, et la
manifestation d'une telle attitude est une animosité marquée
à l'égard de cette race ».
Le projet éducatif américain avec sa philosophie
utilitariste a échoué piteusement face au conservatisme des
élites haïtiennes. Entre-temps, l'éducation en
général n'a connu aucun essor véritable. Pendant que
l'élite et les occupants discutaient leur suprématie, la masse
croupissait dans l'analphabétisme. L'accès aux écoles
restait considérablement limité. Par ce modèle
éducatif, l'occupant entendait imposer sa culture, son mode de
pensée et d'organisation du travail. Mais, en plus de
l'aliénation de sa philosophie de l'éducation, son arrogance, son
racisme, sa méconnaissance de la réalité sociale
haïtienne a contribué grandement à l'échec de sa
politique. Il est à souligner également que avec l'occupation,
les disparités urbaine/rurale en matière d'éducation se
sont renforcées, sous la poussée de la centralisation à
outrance que la politique américaine a instituée, et
également en laissant la gérance des institutions scolaires
à deux structures différentes ; l'enseignement rural sur la
charge du ministère de l'agriculture, et l'enseignement urbain sous
l'obédience du ministère de l'éducation nationale. Ce qui
a accentué la tradition de deux modèles d'éducation pour
un peuple et renforcé le caractère utilitariste du système
scolaire.
1 Ibid.
Pour conclure, Charles Tardieu1 a fait une
synthèse assez pertinente de la situation quand il
explique :
<< Le service technique, création de
l'occupation, symbole d'une menace à l'hégémonie
instructionnelle de la bourgeoisie, n'a pas eu le temps de faire ses preuves ni
d'imposer son existence à côté de l'école
traditionnelle classique. Une fois écartés les obstacles
matériels dressés par l'occupant, la bourgeoisie haïtienne
rétablit l'équilibre antérieur en faveur de l'instruction
classique. Les efforts de l'occupant pour changer l'orientation des
institutions d'enseignement aboutissent à un échec parce qu'on
n'avait pas su déceler que l'école classique à la
française avait aussi une fonction de différenciation sociale et
de justification économique que la bourgeoisie s'empresse de
rétablir à la première occasion ».
4- Le malaise fonctionnel des écoles rurales et
urbaines.
La littérature éducative est prolixe sur
l'inégalité scolaire entre le monde rural et urbain en
Haïti. Que le niveau primaire soit standard dans certaines régions,
ou que souvent les élèves doivent parcourir des kilomètres
pour atteindre le centre d'enseignement le plus proche, ce sont des
données connues de tous. Si nous ajoutons le malaise d'ordre relationnel
entre élèves et enseignants ; la précarité de
l'équipement didactique, le problème de la
rémunération du corps enseignant, du personnel scolaire, la
vétusté, l'insalubrité des locaux scolaires... ce macabre
tableau a déjà été présenté par
divers auteurs. Léon-François Hoffmann2 en
présente un résumé bien pertinent, quand il explique que
dans le milieu rural :
<< Les enfants passent leurs années de
scolarité à acquérir une connaissance du français
susceptible de leur ouvrir l'accès aux postes subalternes dans le
commerce et l'administration. La majorité des petits prolétaires
et des fils de paysans ne reçoivent aucune instruction. Les enfants de
la masse qui arrivent à fréquenter une école rurale ou de
quartier reçoivent, de maîtres généralement peu
préparés et encore moins rémunérés, un
enseignement dispensé dans une langue qui leur est
étrangère. Frantz Lofficial signale qu'en milieu rural <<
à peine 2% de l'effectif inscrit en première année
atteignent l'objectif du certificat d'études primaires ». La
plupart de ceux qui n'abandonnent pas se retrouvent, même après
plusieurs années d'école, pratiquement aussi démunis qu'au
départ ».
Ce qui nous importe ici, c'est la part de l'aliénation
qui se trouve incubée dans ces disparités fonctionnelles entre
les écoles rurales et urbaines. Une aliénation dans un sens tant
social que culturel, dans la mesure où à travers cette
école, l'individu est conduit petit à petit à accepter sa
condition économico-sociale comme naturelle. Un processus mené au
contact d'un système qui met en place tout un dispositif pour convaincre
les adhérents de leur incapacité. Le redoublement
répété, l'imposition d'une langue d'enseignement que
l'apprenant ne
1 Charles Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 163.
2 L. F. Hoffmann. Op.cit, page 62. Page 8.
maîtrise pas, des méthodes et des programmes qui
le chosifient et le déracinent, ont fini par le transformer en victime,
à lui inculquer, à grand coups de violence symbolique et
physique, ce complexe d'infériorité, qui le pousse à se
considérer comme diminué. Le système finit par incruster
dans son mental, le sentiment qu'il est responsable de sa situation, parce
qu'il n'a pas pu réussir là où d'autres l'ont fait. Ainsi
donc, les tenants du système peuvent dormir sur leurs deux oreilles, car
la victime transformée en masochiste, les déresponsabilise pour
accepter sans trop rechigner, son infortune, sa position sociale de paysan,
concept, qui, au cours du temps, s'est assimilé à
l'imbécile, au nigaud. Donc, l'inégalité scolaire
rurale/urbaine est une création du système capitaliste, à
son niveau de développement intérieur, pour assurer sa
perduration, parce qu'il s'alimente dans la source même de ces types de
contradictions. La configuration de notre système éducatif n'est
que la réplique atténuée de la structure pyramidale
saint-dominguoise, un schème que l'indépendance nationale de
1804, hypothèque dès sa formation par la position de
l'élite, n'est pas arrivée à rompre même
après plus d'un siècle de fonctionnement. En effet, mise à
part la débâcle du 19e siècle au niveau de la
mise en place d'une politique éducationnelle susceptible de
répondre aux besoins de la majorité, le 20e
siècle, avec son cortège de réformes, n'a réussi
qu'à dépeupler les campagnes en tentant d'éliminer une
à une ses modes de survie. Un tableau tiré du livre de Tardieu
nous présente en gros plan la configuration des disparités
scolaires rural/urbain pendant une grande partie du 20e
siècle :
Tableau 2 : Comparaison des taux de
scolarisation1 (Années
1953-54, 1971 et 1982)
|
1953-54 (252)
|
1971 (263)
|
1982
|
Rural
|
|
|
|
Féminin
|
|
15.5
|
|
Masculin
|
|
19.0
|
|
Total
|
10.7
|
17.3
|
55.5 (274)
|
Urbain
|
|
|
|
Féminin
|
|
15.5
|
|
Masculin
|
|
19.0
|
|
Total
|
90.9
|
64
|
108.5 (27)
|
National
|
|
|
|
Féminin
|
|
25.5
|
|
Masculin
|
|
28.2
|
|
Total
|
19.9
|
26.9
|
42 (27)
|
Donc, ce tableau nous laisse à comprendre, que cette
période connue sous le nom de l'époque de la
démocratisation, n'a fait que continuer une politique vieille de plus
d'un siècle. D'ailleurs, le concept démocratie
même, pose problème dans sa conception, car, si la
démocratie se définit comme le pouvoir du peuple, donc un pouvoir
contrôlé par la majorité, elle se révèle
impossible d'être effective dans le système capitaliste, puisque
ce dernier cherche plutôt par tous les moyens à aliéner
politiquement le peuple, à le mettre au dehors des rouages de
fonctionnement du pouvoir, qui en vient à travailler non au profit de
cette majorité qui devrait être le pilier de la démocratie,
mais au profit de la minorité, qui, au cours de l'histoire s'est
accaparé des moyens de production, pour finir par instituer la
domination comme politique de fonctionnement. Par conséquent, si
démocratie et capitalisme forment un couple
1 Pour les enfants de 5-14 ans.
2 Calculs basés sur des estimations de
l'HIS (Institut Haïtien de Statistique), de 1956, Annuaire No 23,
d'après enquête, P. 16-18. A noter que sur la population des 7-14
ans les urbains représentent 11.4% (dont 55.6% sont du sexe
féminin) et les ruraux 79.3% (dont 49% sont de Sexe féminin).
3 Tirés de I.H.S, de 1979 ( Population
urbaine à 20.7% dont 55% sont du sexe féminin et rurale à
79.3% dont 49% sont du sexe féminin sur une population totale où
les femmes représentent 52%).
4 DEN, 1983 Annuaire No. 5:3 Ces chiffres (TBS)
provenant de l'Unité de statistiques de MEN sont encore moins fiables
que ceux de l'IHS parce qu'ils sont compilés avec une très grande
légèreté,sans aucun contrôle des enquêteurs,
ni aucun test de vérification. Cependant, si nous sommes bien conscients
de leur validité relative et ne les utilisons qu'à titre
d'indicateur de tendance ils peuvent servir d'étalon de comparaison pour
nous permettre de saisir les fondements de phénomènes plus
généraux qui autrement resteraient isolés et
incompréhensibles.
Source : Haïti. IHS, 1956 ; Haïti. IHS, 1979 ;
Haïti. DEN, 1983.
mal assorti, le système éducatif,
élément du tout social, ne saurait prétendre à la
démocratisation. Ces considérations emmènent
directement à l'analyse de la débâcle de la
démocratisation scolaire dans l'histoire contemporaine d'Haïti.
5-Les dérives de la
démocratisation scolaire haïtienne.
Le 24 août 1934, les mobilisations internes contre les
forces américaines ont finalement atteint leurs objectifs. La
population, émue, pouvait assister à la descente du drapeau
américain, symbole d'opprobre pour le peuple, de tous les mâts du
pays. Mais l'occupant, pendant plus de quinze ans, a travaillé sciemment
à maintenir, même de loin, sa suprématie dans toutes les
sphères du social. L'éducation n'a pas échappé
à ce déterminisme.
En effet, dans ce domaine, Maurice Dartigue, ayant
été bénéficiaire de bourse dans l'une des
universités des Etats-Unis, allait poursuivre la politique
américaine en matière d'éducation. Ce que des auteurs,
comme Charles Tardieu, présentent comme la grande « Réforme
de Dartigue », n'est autre que la suite du projet américain pour
professionnaliser le milieu rural en vue de satisfaire la demande croissante de
main d'oeuvre des compagnies étrangères du monde international,
plus particulièrement caraïbéen. Au cours de cette
première moitié du 20e siècle, la scène
internationale était dominée par la percée fulgurante de
la puissance américaine, avec une nécessité accrue
d'attirer des flux de travailleurs dans une sorte d'internationalisation de la
main d'oeuvre, une réplique moderne du commerce triangulaire. A
remarquer que pendant toute l'époque de l'occupation, des milliers de
paysans ont laissé le pays pour les « batey » de Cuba et de la
République Dominicaine, pour approvisionner leurs champs de canne
à sucre en main d'oeuvre à bon marché.
Malgré les menées de la bourgeoisie
francisée et africanisée contre le plan américain,
Dartigue réussit à faire fonctionner les écoles
professionnelles mises en place depuis l'occupation. Il croit ferme en «
l'efficacité d'un système d'instruction avec un secteur rural
complètement détaché du secteur urbain »1.
C'est ainsi que l'attention du ministre sera portée plus
particulièrement vers l'école rurale, car d'après le
réformateur : « Nous avons en face de nous une masse paysanne
arriérée, vivant en dehors de toute notion de civilisation
moderne... » Donc l'emmener à la « civilisation » par
l'instruction est sa seule planche de salut. Sur ce, va être
enclenché le début de ce que l'on a l'habitude d'appeler dans la
littérature éducationnelle d'Haïti « la
démocratisation scolaire ».
1 C. Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 22.
Sous la plume de Charles Tardieu, la
démocratisation de l'École Haïtienne a connu deux
périodes ; l'une amorcée par Dumarsais Estimé, avec le
début de l'intromission des organismes étrangers dans la
sphère éducative nationale, et celle de François Duvalier
qu'il appelle démocratisation violente, parce que dominée par
l'anarchie, la violence, et la culture de la peur qui ont
caractérisé cette période.
Le mouvement de la négritude éclaté au
cours de l'occupation, comme nous le disions tantôt, cachait sous sa
portée nationaliste une lutte économique entre les
propriétaires terriens conservateurs et les proindustrialistes plus
ouverts aux réformes américaines. En plus, le règne des
mulâtres relancés et entretenus par l'occupant faisait sortir les
griefs de la petite bourgeoisie noire qui attendait la première occasion
pour reconquérir les avantages politico-économiques du pouvoir.
D'où les torsions qu'ont élaborées Lorimer Denis et
François Duvalier pour présenter le problème du
préjugé de couleur comme une lutte entre la minorité
mulâtre et la grande masse noire, transformée sous leurs plumes,
en classe homogène opprimée. Le racisme, en ce sens, devient une
ruse politique pour l'accaparement du pouvoir. René Depestre exprime
cette idée, quand il écrit dans Bonjour et Adieu à la
négritude que les Griots en s'appropriant des idées de J.P.
Mars les déformèrent considérablement pour pouvoir en
déduire << en toute hâte que c'est le facteur
génétique, racial, qui fonde le caractère national d'une
culture, et non les conditions de développement historique propres
à chaque pays >>. Pendant cette période, on en vient
même à faire l'apologie du racisme. Dans le Matin du 4 mai 1934,
René Victor1 écrit que : << Le racisme comme
force spirituelle est l'unique planche de salut (...). N'ayant pas le sens des
solidarités raciales et ethniques, l'Haïtien n'est mu par aucune
conscience nationale. Il faut développer l'orgueil racial dans le coeur
des jeunes nègres >>. Poussée des options
démagogiques : le racisme selon ce dernier doit remplacer dans le coeur
du peuple la conscience nationale, qui, pour lui, est inexistante. C'est sur la
base de ces élucubrations politiques que nous allons assister à
l'entrée au pouvoir des hommes comme Dumarsais Estimé
(1946-1950), Paul Eugène Magloire (1950-1956) et François
Duvalier (1957-1971).
Selon le point de vue de Charles Tardieu, le tableau
général de la période 46-56, présente une
stagnation dans le domaine de l'instruction malgré la réforme
Dartigue des années 40. << Elle reste un privilège
réservé à un très petit nombre malgré
l'augmentation appréciable du nombre des établissements scolaires
>>2 (Optique, 1955). L'auteur avance qu'en 1953-54 avec un
taux de scolarisation national de 19%, réparti en 17.3% pour les zones
rurales et 64.0% pour les zones urbaines. Un tableau criant pour plus d'un
siècle d'indépendance,
1 Cité par L.F. Hoffmann. Op cit, page 62. Page
8.
2 C. Tardieu. Op.cit, page 12. Page 11.
surtout que les structures scolaires disponibles restent
toujours à désirer. Les écoles congréganistes
établies et à Port-au-Prince et dans certaines grandes villes de
province dispensent une éducation calquée intégralement
sur le modèle français et gardent le flambeau de l'excellence
avec quelques Lycées qui veulent maintenir la rivalité. Mais en
grand plan rien n'a vraiment changé, que ce soit au niveau de
l'accès à l'instruction de la population, de la qualité de
l'enseignement. La centralisation et l'exode rural inauguré par les
forces de l'occupation allaient augmenter sensiblement l'effectif scolaire,
toujours pour recevoir une éducation aliénante, qui dénie
l'apprenant de toute humanité ou de toute notion de culture. C'est ce
que C. Tardieu présente comme la démocratisation
tempérée de l'avant Duvalier. Toutefois, il ne manque de
nuancer sa réflexion en écrivant :
<< La démocratisation tempérée
initiée sous l'occupation et qui aurait pris son vrai départ
alors que Dumarsais Estimé était ministre de l'Instruction
Publique pour prendre sa vitesse de croisière plus tard alors qu'il
était Président de la République n'aura en fait
été qu'une grande illusion, une opération
démagogique à la faveur de laquelle la bourgeoisie
haïtienne, sans distinction de couleur, et certains secteurs de la petite
bourgeoisie haïtienne, eux aussi, sans distinction de couleur, auront
consolidé les fondements économiques et sociaux du système
d'éducation ».
Duvalier, arrivé au pouvoir à la faveur d'une
crise qui a ouvert ses tentacules dans toutes les branches du social, allait
passer 30 années au pouvoir, en instituant un climat de terreur
généralisé dans le pays. Au cours de cette période
le système éducatif allait connaître un tournant
significatif. Charles Tardieu résume cette période qu'il
dénomme démocratisation violente, en ces termes :
<< A partir de 1957 la démocratisation scolaire
adopte l'allure du duvaliérisme (...). Ses effets sur le système
d'enseignement sont, entre autres, la démocratisation violente qui est
favorisée par la conjugaison de plusieurs facteurs comme la force brute
du macoutisme, l'accélération du mouvement migratoire,
l'urbanisation sauvage et la pénétration étrangère
qui se fait à la faveur des progrès technologiques et culturels
imposés de l'extérieur à la société
haïtienne ».
Le débordement des flux de migrants qui se sont
déversés sur Port-au-Prince et les autres villes de province a
rompu les structures d'accueils insuffisants qui existaient jusqu'alors. De
manière anarchique et ambiguë, l'école s'est ouverte
brutalement à toutes les couches sociales sous la force du macoutisme.
Les écoles congréganistes ont continué la distribution
d'une éducation francisée et élitiste. Quant aux
Lycées qui ont voulu maintenir la concurrence, ils craquèrent
devant ce flux, puisque leurs structures même visaient la mise en
quarantaine de la majorité, avec une langue étrangère
comme langue d'enseignement, des méthodes et un programme
déracinants, des locaux scolaires insuffisants. Nous entrons, avec cette
démocratisation, dans l'institution de l'ère de l'échec
scolaire. Dans son ouvrage Les Héritiers1, Bourdieu
conceptualise ce phénomène à travers le capital
culturel de l'individu qui aborde le parcours de l'enseignement. En ce
sens, les fils ou les filles du
1 Bourdieu Pierre et J. C. Passeron. Les
Héritiers. Edition Minuit, Paris, 1964.
paysan ou du prolétaire qui font leur entrée
dans les structures scolaires se trouveront naturellement en position
d'infériorité face à ceux de la bourgeoisie, car ces
derniers détiennent un héritage culturel et social qui va les
aider à se mouvoir plus facilement dans le bain scolaire. Surtout dans
notre cas où ils sont détenteurs de la langue de l'enseignement,
ignorée par la majorité.
Sous la timide capacité d'accueil des écoles
existantes, vont se faufiler à l'horizon des écoles
privées, sous la directive des autres congrégations religieuses
particulièrement protestantes, qui se sont petit à petit
installées pour propager la manière de voir américaine
durant l'occupation. Et surtout pendant cette période, les institutions
dénommées << écoles borlette» en
Haïti, allaient entrer en scène pour absorber la demande qui se
fait croissante au niveau de l'instruction.
Parallèlement, Duvalier, avec son appareil
répressif, a entamé une vaste persécution contre le corps
des enseignants. Les assassinats se sont mêlés à l'exil, au
profit de la grande réforme enclenché au Québec, ou
à l'alphabétisation de l'Afrique en voie de
décolonisation, pour finir par laisser l'école haïtienne
dénudée de toute compétence au niveau de
l'éducation.
Au niveau du milieu provincial, l'école
démocratisée de Duvalier a renforcé l'exode rural
déjà accéléré sous la poussée de la
désagrégation économique, et cette même
démocratisation a joué le rôle idéologique de
dévalorisation de tout ce qui touche au monde rural, tout en favorisant
l'aliénation des apprenants. Un rapport des experts étrangers au
niveau des agences internationales décrit cette situation en ces termes
:
<< Le système scolaire actuel, financé par
les impôts que paie l'ensemble de la population, aboutit à donner
à des jeunes ruraux le mépris de leur environnement et des
possibilités de le transformer. Il ne livre que quelques
diplômés utilisables en fin de course - provenant surtout de
Port-au-Prince et de quelques villes provinciales. (...) »1.
La démocratisation du système scolaire
de la première version de Duvalier n'a été en fin de
compte qu'une belle farce, une sorte de
dédémocratisation de l'enseignement. Tardieu conclut par
rapport à la politique duvaliérienne en matière
d'éducation, que sa politique se limite exclusivement à permettre
à certains de résoudre, pour le compte de leur groupe, leurs
problèmes de statut social dans la nouvelle configuration sociale.
<< Son impact sur le système d'enseignement se
résume en fait à un grand stigmate laissé par une peur du
terrorisme duvaliériste et l'institutionnalisation du désordre
généralisé représenté, entre autres, par
le
1 C. Tardieu. Op.cit, Page 12. Page 173.
fourmillement de ces « écoles borlettes ».
Par contre, le mérite de la démocratisation violente aura
été d'avoir contribué à aiguiser les contradictions
sous-jacentes au fonctionnement et aux conditions d'existence même de
l'école et du système d'éducation en général
».
Aucun changement n'a été enregistré au
niveau de la configuration de la structuration de notre système
éducatif. Malgré les faux-semblants noiristes qui furent à
la base de la prise de pouvoir des Duvalier, la rupture d'avec les valeurs qui
ont servis de fondement à la charpente sociétale de
l'époque coloniale esclavagiste n'a pas été effective.
L'inégalité, la déshumanisation, la production de
complexes d'infériorité ont traversé toute la longue
période du marasme de la révolution duvaliériste
et de sa prétendue démocratisation.
TROISIÈME PARTIE
Dimensions et perspectives d'une
régénération de l'école haïtienne.
CHAPITRE 5 Les potentialités
transformationnelles de l'École Haïtienne.
Dans ce chapitre, il sera question de faire
l'historicité sommaire de la grande Réforme des
années 1970, qui avait pour objectif la transformation structurelle et
fonctionnelle du système éducatif, jugé inadapté et
moribond par les teneurs de la réforme. Il nous importera de faire
l'analyse et le bilan de cette réforme, plus de vingt ans après
sa mise en application. Cette étude nous mènera également
à questionner les discours mystificateurs des agences internationales de
développement, qui veulent présenter le
sous-développement, historiquement créé par elles, comme
résultant du fonctionnement précaire du système
éducatif et des autres institutions corollaires dans les pays dit
sous-développés, et particulièrement Haïti. En fin de
compte, nous mettrons l'accent sur les capacités d'éveil social
de conscience à l'intérieur même des espaces
éducatifs tout en considérant les limites de leur action à
visées transformatrices, faute d'une insertion dans une logique de lutte
sociale globale pour une transformation radicale.
|
|