Mise en place des structures et problématique fonctionnelle de l'école haà¯tienne( Télécharger le fichier original )par Kathia RIDORà‰ Université adventiste d'Haà¯ti - Licence en science de l'éducation 2009 |
CHAPITRE 4Conflits idéologiques, querelles partisanes et
interventions impérialistes dans la dynamique Le 19ème siècle haïtien est marqué par des bonds et des régressions au niveau de la tentative de mise en place d'un système éducatif répondant aux aspirations fondamentales, aux besoins d'instruction de la jeune nation. Ce siècle, dans le même domaine, est également caractérisé par la poussée intempestive des conflits idéologiques, des dissensions ethno-raciales et des querelles partisanes. Entre la mollesse et le désengagement du président Pétion dans l'ouest, le despotisme éclairé et les rêves grandioses du Roi Christophe dans le nord, l'obscurantisme complet du long règne de Boyer, la révolution de 1843 et ses promesses éphémères, jusqu'à l'humiliante invasion des fusiliers marins américains dans la rade d'Haïti, les flux et reflux politiques de cette époque n'ont jamais révélé le souci de démocratiser l'École. L'éducation ne s'est jamais départie de l'élitisme dont la fonction aliénante a imprégné, au fil du temps, la clientèle scolaire. Dans ce chapitre, nous nous proposons, à la lumière de l'histoire, de montrer la débâcle de l'élite face à une population qu'elle considère comme « barbare ». S'inspirant de cette option, elle plaida, en vue de « débarbariser » les masses, pour un modèle éducatif à la française. C'est seulement sous le choc de l'occupation des forces étrangères, en 1915, que s'opéra le réveil chargé de faux-semblants, d'une élite déboussolée, pervertie, dévoyée. A- Les élites haïtiennes aux prises avec le complexe problème de l'éducation.Dans ce sous-chapitre, nous travaillons à montrer la défaillance des élites haïtiennes en face du problème de conception d'un modèle éducatif susceptible de répondre aux besoins d'instruction de la communauté nationale. En tout premier lieu, c'est l'éclairage terminologique qui amorcera notre démarche. 1- La notion d'élite nationale. Le terme élite, d'origine latine (eligere=choisir ; eslite, participe passé), a d'abord désigné l'action de choisir pour représenter ensuite ce qui est choisi. D'où le sens actuel. Il s'assimile à ce qu'il y a de plus remarquable, de plus distingué dans une communauté. Sans être exclusivement intellectuelle, la notion intègre les multiples composantes de l'activité sociale, qu'il s'agisse du domaine industriel, du commerce, du secteur agricole. C'est pourquoi on a pu arriver à l'idée d'homme d'élite1. Cette définition nous amène à saisir la notion d'élite comme la constitution historique d'un groupe ayant la lourde responsabilité de maintenir la cohésion dans la société et de travailler au progrès économique et social de la nation. En ce sens, Jean Price Mars avait raison d'affirmer que << le seul étalon auquel on puisse mesurer la valeur d'une élite, c'est son utilité sociale >>2. Le contexte particulier de la formation de l'élite nationale, son inaptitude à se démarquer de l'héritage colonial esclavagiste expliquent en grande partie ses déboires face aux exigences organisationnelles de l'édifice national. Frantz Fanon, dans son ouvrage : << Les damnés de la terre >>, déclarait : << La faiblesse classique, quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés, n'est pas seulement la conséquence de la mutilation de l'homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, et de son ingérence, de la formation cosmopolite de son esprit >>3. Car, << la vocation historique d'une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé, toujours selon l'auteur, est de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu'instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple >>4. Ainsi, l'élite ou la bourgeoisie nationale devrait s'armer de courage pour rompre avec les idées ethnocentriques et anti-progressistes qui s'opposent à sa construction même, pour se mettre au service de la nation. Mais, assez souvent : 1 Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >> à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts. 2 Ibid. 3 Frantz Fanon. << Les damnés de la terre >>, Edition Petite Collection Masparo, Paris, 1975.page 96. 4 Ibid. Page 96 << la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive, féconde et juste, pour s'enfoncer, l'âme en paix, dans la voie horrible, parce qu'anti-nationale, d'une bourgeoisie classique, d'une bourgeoisie platement, bêtement, cyniquement bourgeoise. (...) Elle va se complaire (après l'indépendance), sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d'agent d'affaires de la bourgeoisie occidentale. Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-petit, cette étroitesse de vues, cette absence d'ambition symbolisent l'incapacité de la bourgeoisie nationale à s'assumer en tant que telle. (...) En son sein l'esprit jouisseur domine. C'est que sur le plan psychologique elle s'identifie à la bourgeoisie occidentale dont elle a sucé tous les enseignements. Elle la suit dans son côté négatif et décadent >>1. L'analyse de F. Fanon porte sur les pays de l'Afrique en voie de décolonisation, elle dresse pourtant fidèlement le caractère aliénant de notre élite nationale. Nous pouvons même soutenir que dans notre cas on ne peut parler de bourgeoisie nationale, mais plutôt d'une bourgeoisie en Haïti. Car elle se comporte comme une entité de passage, une équipe d'aventuriers en transit qui considère la France et maintenant les autres pays occidentaux comme sa vraie Patrie. C'est une bourgeoisie commerçante ou plutôt boutiquière, qui assimile l'espace national à un marché détaillant où elle verse des produits de qualité douteux. Entre-temps, son compte en banque, ses résidences privées sont ailleurs sur des terres adoptives. En ce qui a trait à l'élite intellectuelle, c'est en gros la même trajectoire, de l'indépendance à l'occupation américaine. Elle s'est considérée comme une petite communauté française d'outremer, qui avait la grande et harassante tâche de <<civiliser>>, les autres quatre-vingt pourcent d'Haïtiens créolophones, et encore africanisés de la population. C'est ainsi que pour s'enorgueillir et prouver au reste du monde sa latinité, Dantès Bellegarde, dans << Race et culture >> écrit : << N'est-il pas vrai, clame-t-on, que nous sommes des français de culture, puisque un dixième de notre peuple parle une langue que ne désavoueraient ni Descartes, ni Bossuet et que les neuf autres dixièmes s'expriment en langue vieux-normand saupoudré de picard, d'angevin et d'autres francismes ? N'est-il pas vrai que nous ne sommes ni nègres, ni blancs, dit-on, mais quelque chose comme une entité encore mal connue ? Par ailleurs, ne sommes-nous pas des catholiques, apostoliques et romains, puisque nos constitutions le proclament depuis celle de 1805 jusqu'à celle de 1935, et que le concordat fait de nous une province ecclésiastique de Rome ?2 >> Ces mots expriment l'esprit aliéné de notre élite qui se croit franchement française, et vit avec une certaine honte, un complexe d'infériorité du fait qu'elle partage cette portion de terre avec des <<entités>> difficiles à franciser. Mais en même temps, n'a-t-elle pas peur de voir cette masse de gens manoeuvrer ses outils de domination ? En effet, Jean Casimir souligne que : << L'eurocentrisme latin des deux fractions de l'élite - l'intellectuelle et l'économique, celle d'ascendance lointaine et celle des dernières moissons- constitue un puissant élément d'identité ; il leur sert à se distinguer dans les sphères internationales et il indique leur statut privilégié dans les dimensions nationales. (...) En plus de la rapprocher du monde international, la <<latinité>> lui sert au sein de la société 1 Ibid, page 97. 2 Cité par Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien >> à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts. locale à créer des obstacles à la mobilité sociale ascendante et à intensifier l'opacité du système politique »1. J. M Richard intensifie en déclarant : << C'est une élite qui s'est exercée à utiliser sa puissance intellectuelle pour brimer, tromper, mystifier, humilier, mentir...». Ces propos retenus par Serge Petit-Frère sont aussi explicites sur ce point : << Tout le monde n'est pas en mesure de suivre les cours des collèges et des lycées. C'est ce qu'on semble ne pas vouloir comprendre en Haïti. Voilà pourquoi depuis longtemps nous avons perdu le secret de former des citoyens. En qualité de membre du corps enseignant, j'ai lieu d'observer cela, de constater que des domestiques apprennent le grec et le latin. C'est, Messieurs, mentir à la démocratie que de tolérer un tel état de chose ! Les intelligences d'élite des écoles primaires doivent seules, par l'obtention de bourses, suivre les cours d'enseignement secondaire et supérieur»2 Indigné devant la fourberie de cette élite, J. P. Mars écrit : << Liberté ? Grimace ! Égalité ? Mensonge ! Fraternité ? Duperie !... »3. La main mise sur l'économie, la politique éducative instituée, tout concourt à conserver le clivage de la société. << Le mal profond de cette élite, explique Dr Richard, réside dans sa vision pervertie du pouvoir. Après s'être attribué des privilèges de classe à la faveur des circonstances historiques qui lui ont permis de monopoliser la fortune matérielle, les commandes de la machine étatique, les avantages de l'éducation, elle s'érige en oligarchie oppressive, contrairement à ce qui devait se constituer, contrairement à un véritable processus d'intégration du corps social au bénéfice du progrès de la nation. Les élites se sont décrochées des masses pour former une minorité artificielle préoccupée, d'une façon pathologique, de ses intérêts, de ses fins propres. En somme, pour reprendre une idée de J. P. Mars << deux nations dans la nation ». (...) Il s'agit, dans l'ensemble, d'une élite floue, inconsistante, de formation inadéquate, bourrée de préjugés, de dédain vis-à-vis des humbles, vis-à-vis du monde rural qui représente historiquement les assises de la société politique »4. Néanmoins, il faut remarquer que la place occupée autrefois par les pairs de cette élite dans la hiérarchie saint-dominguoise, prédisposaient ses héritiers à devenir un cancer certain pour la nouvelle nation. Comme l'explique Omotunde, <<... pour s'approprier l'esprit libre africain, la conscience inhumaine occidentale s'est attaquée à ses fondements à savoir, sa liberté, sa mémoire, son histoire, sa grandeur, son prestige, son humanité, sa culture, sa spiritualité et son originalité. En alternant force brutale et persuasion mentale, elle l'a déstructuré au gré de ses intérêts. (...) Elle sait qu'elle use d'une violence mentale qui détruit toute faculté de se reconstruire après outrage5 ». Le facteur le plus dangereux de l'aliénation réside dans l'incapacité où se trouve la personne aliénée de s'accepter comme telle. La personne aliénée ne sait pas si elle vit sous le poids de l'aliénation. Alors, en ce sens, la situation de 1 Jean Casimir. Op.cit, page 60, Page 129. 2 Jules Domingues. Propos tenus à l'Assemblée constituante des Gonaïves. Tirés de la législation de l'Instruction publique de la République d'Haïti. Cité par Dr Richard, dans le texte précité. 3 Dr Jean Michel Richard, dans le texte du cours << Sociologie du système éducatif haïtien » à l'Université Adventiste d'Haïti, Faculté des Sciences de l'Education, des Lettres et des Arts. 4 Ibid. 5 Omotunde Jean-philippe, << Discours afrocentrisme sur l'aliénation culturelle ». notre élite est critique, et le plus dangereux, c'est que cette élite détient l'hégémonie politique, économique, culturelle de la nation. Dans cette optique, toute la nation ne s'oriente t-elle pas d'un pas concerté vers cet obscur chemin ? J. P. Mars, devant le constat de la défaite, la déchéance, le désarroi de cette élite, propose une voie de sortie : « Voulez-vous garder le prestige historique et l'autorité morale du commandement ? Soyez une véritable élite par la valeur éprouvée de votre mérite intellectuel et moral qui doit aller s'agrandissant. Voulez-vous empêcher la menace extérieure d'exploiter, au moment opportun, l'ignorance des masses contre vos privilèges ? Soyez une véritable élite sociale en jetant des ponts entre la misère des humbles et votre aisance apparente. Fondez des oeuvres de relèvement social. Voulez-vous garder l'originalité de votre peuple ? Défendez-le contre les maladies qui veulent le frapper de déchéance. Alors seulement vous aurez droit au respect de ceux qui vous regardent agir en même temps que vous aurez droit à la gratitude de ceux pour lesquels vous aurez agi. Mais en toutes circonstances, notre visée la plus haute doit être de nous imposer à nous-mêmes une manière d'impératif catégorique : Etre soi, au plus haut degré, ne pas descendre comme font la plupart, au contraire monter. Mais dans cet élan ascendant vouloir monter ensemble, Harmoniser l'effort personnel à l'effort de tous »1. Belle allocution ! Mais, ce conseil a été prodigué pendant la période de l'indigénisme, au cours de la première moitié du vingtième siècle. Il semble qu'aujourd'hui encore que rien n'a changé au niveau de la vocation de cette élite. N'est-il pas temps de penser à une autre «élite», ou à un renversement de cette fausse élite nationale? Si la masse au cours de son histoire a produit ses « intellectuels organiques »2, résistant à l'aliénation du système, ne serait-il pas temps de poser les problématiques de la légitimité de cette élite ? «La bourgeoisie, telle qu'elle existe maintenant, n'est plus qu'un symbole. Déchue du rôle historique de conductrice de la nation par veulerie, couardise ou inadaptation, elle illustre encore par ses penseurs, ses artistes, ses chefs d'industrie, la puissance de développement intellectuel, à laquelle une partie de la communauté s'est élevée, cependant que, par carence de se mêler au reste de la nation, elle n'exerce plus qu'une sorte de mandarinat qui s'étiole et s'atrophie chaque jour davantage »3. Plusieurs décennies depuis les constats accablants de la nullité de notre élite bourgeoise, aujourd'hui plus que jamais, le constat de sa faillite est éminent. Frantz Fanon4, pour sa part, devant la déroute de l'élite des nations africaines victime de la colonisation et donc de l'aliénation, appelle les intellectuels à se consacrer à une vraie littérature de combat, une littérature révolutionnaire, une littérature nationale, à travers laquelle ils vont se transformer en réveilleurs du peuple, pour le secouer de sa léthargie. C'est l'un des moyens de réussir à favoriser l'émergence d'une autre forme d'élite, une élite intrinsèque au peuple, une élite peuple et même un peuple-élite. 1 Cité par Dr Richard dans le texte précité. 2 Thèmes employés par A. Gramsci dans «Les cahiers de prison», pour exprimer l'idée d'un groupe d'intellectuels qui se consacre à la défense de la classe opprimée. 3 Jean Price Mars, Op.cit,page 81. Page 104. 4Frantz Fanon. Op.cit, page 93 page 153-154. Mais, toujours d'après Fanon, il faut faire attention à ne pas prendre la culture comme arme principale de la lutte, car << tôt ou tard, l'intellectuel colonisé se rendra compte qu'on ne prouve pas sa nation à partir de la culture, (...) On ne fera jamais honte au colonialisme en déployant devant son regard des trésors culturels méconnus >>. << L'intellectuel colonisé, dans le moment même où il s'inquiète de faire oeuvre culturelle, ne se rend pas compte qu'il utilise des techniques et une langue empruntées à l'occupant (ou à l'ancienne métropole). Il se contente de revêtir ces instruments d'un cachet qui se veut national, mais qui rappelle étrangement l'exotisme >>1. Alors, la bataille doit se faire également sur d'autres terrains, car la lutte sociale est imbriquée dans un tout, formé de l'interdépendance des différentes parties. 2- Les conflits idéologiques et leur empreinte sur l'École Haïtienne. Ces interminables luttes entre une classe dominante minoritaire et accaparatrice, se considérant comme occidentalement cultivée, donc supérieure à la majorité historiquement refoulée en marge de la société, et conservant intact son schème culturel non occidental, transforment l'espace scolaire en un ring où s'affrontent deux visions du monde différentes dans leurs façons d'appréhender le monde aussi bien physique que spirituel. Lutte inégale, disproportionnée dès le début, car l'agencement même de la société verrouille ses portes restreintes et limitées à toutes personnes résistantes à l'acculturation. Alors, l'école, à grand renfort de violence physique et psychique, s'acharne à transformer l'être haïtien en << autre >>, en << étranger >>. Jean Casimir2 explique clairement cette situation, quand il avance que : << La politique d'éducation nationale haïtienne n'a jamais pu se distinguer d'une politique d'instruction publique. Elle est strictement et simplement un effort indigeste des Haïtiens eux-mêmes visant à imposer à une population, qu'ils considèrent en tout point dégradée et arriérée, les formes de vie occidentale. Les écoles et les moyens de communication de masse conspirent contre les productions culturelles nationales. Comme nos ressources limitées ne permettent pas d'assurer sur la scène nationale une image actualisée de ce que l'occident offre de meilleur, cette prétendue politique d'éducation nationale se résume à diffuser des contenus périmés de prestige révolu ou des créations nouvelles de mauvais goût que peut facilement assimiler une élite culturelle anémiée, coupée de ses racines et accablée par l'envergure de ses idoles >>. Dans cette optique, notre système éducatif, en crise par rapport à son incapacité à diffuser une éducation de qualité et à satisfaire la demande en instruction de la population, se fait également générateur de 1 Ibid. Page 153. 2 Jean Casimir, allocution prononcée lors d'un symposium sur le thème << Éducation et instruction en Haïti >> à l'Université de Montréal. Le discours sert d'introduction au livre << La culture opprimée >>. crise parce qu'il déverse au sein de la population des aliénés culturels incapables de s'assumer intégralement comme citoyens. << En définitive, se questionne Monclair Frantz1, à quel modèle doit se référer l'apprenant haïtien pour la structuration de sa personnalité ? Happé brutalement par les interactions des agents de socialisation, l'enfant subit de rudes épreuves au fil de son existence partagée, dérivée par les valeurs contradictoires que véhiculent la Famille, l'École et l'Église. Son évolution psychogénétique intègre de multiples traumatismes qui font souvent de lui un handicapé, un révolté ou un déboussolé en quête permanente d'identité ». Monclair avance plus loin que : << Dépouiller une communauté de ses mythes, de ses croyances, de ses traditions, c'est tout simplement l'anéantir par asphyxie. La jeunesse baconnoise, constamment menacée par les assauts de l'impérialisme culturel, court le risque d'aliéner son âme, c'est-à-dire les fibres et les fondements de son originalité même. Elle perd progressivement le fil de valeurs qui la reliaient à ses ancêtres, aux pratiques du terroir dont relevait l'indéfinissable sentiment d'appartenance ». L'école, héritière des conflits idéologiques ancestrales, devient outil de colonisation entre les mains de la classe dirigeante. Car, << de même que le colonisateur dévalorise systématiquement la culture de ceux qu'il asservit, la classe dominante dévalorise systématiquement les valeurs de ce qu'elle exploite. C'est ce que fait l'élite haïtienne2 ». Et comme << un pays peut être colonisé autant par ses propres nationaux que par des étrangers »3, alors l'école assure la perduration de l'époque coloniale, sous sa forme de néo-colonialisme. Les individus formés dans cette école seront toujours maniables et corvéables à dessein, coupés, des repères socioculturels, intériorisant le dédain de l'élite pour son milieu d'origine. Ils sont façonnés de manière à s'avérer pour être incapables de prendre en main le destin de la nation. << (...) L'école secondaire ne cesse de déverser des seigneurs arrogants. (...) Elle rend nos intellectuels inhumains, leur inculque, non le dédain de l'ignorance, mais de celui qui en est affecté. Ce que l'on dénomme leur culture les éloigne de la masse et, comme le mulâtre de l'ancienne Saint-Domingue, ils préfèrent s'ébattre loin de cette tourbe, pour ne pas avoir sous les yeux la preuve de leur humble origine4. Depuis l'indépendance, les intellectuels ont tergiversé peu ou prou sur la charpente qui devrait maintenir le système éducatif haïtien, entre la partie qui veut faire d'Haïti une province de la France, comme Dantès Bellegarde et les autres qui honnissent le modèle français ou prônent plutôt une éducation à l'américaine 1 Monclair Frantz. Mémoire de sortie pour l'obtention du grade de licencié à l'Université Autonome de Port-au-Prince, intitulé : <<Éducation formelle et société à Baconnois ». L'étude se porte seulement sur la commune de Baconnois. 2 Leon-François Hoffmann.Op.cit, page 62. Page 43. 3 Auguste Magloire. << Étude sur le tempérament haïtien ». Cité par L. Hoffmann, page 43. 4 Edner Brutus. << Le Pangloss du 26 avril 1940 ». Cité par L. Hoffmann, page 6. comme Auguste Magloire, Rodrigue Jean. Personne n'a songé à penser un système éducatif haïtien ouvert sur le monde. Un petit plongeon dans l'histoire de la mouvance de notre 19ème siècle jusqu'à l'occupation américaine et la poussée de l'indigénisme va compléter notre étude historique sur l'aliénation de notre système scolaire. 3- Des ambitions de l'école christophienne à l'obscurantisme de Boyer. Notre étude critico-analytique sur l'aliénation de notre système éducatif ne porte pas sur la présentation de l'état de l'éducation à chaque gouvernement de l'histoire nationale. Mais l'analyse du gigantesque projet éducatif de H. Christophe, et de l'obscurantisme total de Jean-Pierre Boyer reflète deux moments importants dans la mise en place des structures de l'École Haïtienne, parce que l'un semble être la négation totale de l'autre. Cet état de fait reflète les bonds et les retraits d'un système éducatif en butte au conflit idéologique dont se nourrit de manière intrinsèque le fonctionnement même de l'Etat-Nation Haïti. A l'unanimité, la littérature historique haïtienne présente Henry Christophe (1807-1820) comme << le civilisateur » par excellence de la nation, prenant son oeuvre colossale d'instruction publique comme référence. Aucun autre n'aura le mérite d'avoir travaillé en si peu de temps et dans un contexte historique aussi difficile à la scolarisation rapide d'une masse à peine libérée du joug de l'esclavage. Les divergences de vue historique sur la royauté christophienne entre l'ancienne génération d'historiens et la nouvelle se portent sur le caractère totalitaire, cruel et oppressif de son gouvernement, considéré comme dominant dans les oeuvres des premiers, et ce même caractère saupoudré de vertu civilisatrice transforme le Roi sous la plume des derniers en un despote éclairé. En effet, les louanges abondent sur la politique éducative du royaume du Nord Victor Schoelcher, républicain français, reconnaît que << Le pays, sous sa terrible main, marche rapidement vers la civilisation »1, et Wilberforce de renchérir que le Roi veut << civiliser les noirs d'Haïti à l'occidentale, et que l'aider, c'est une occasion d'élargir l'espace d'ensemencement des graines de la civilisation ». L'historien L. F. Manigat présente la politique éducative de Christophe en cinq objectifs précis : 1 Cité par J.M. Richard, dans le texte précité.
Le caractère le plus original dans les objectifs recherchés par Christophe en développant une politique d'éducation et de culture demeure cette << révolution culturelle >> qu'entreprit le monarque du Nord en vue d'un changement fondateur de mentalité collective et de culture pour un peuple au seuil d'une vie indépendante à consolider1. Pour réaliser ces objectifs éducationnels Christophe a favorisé l'introduction de la méthode pédagogique lancastérienne ou monitoriale, après avoir pris connaissance de ses performances dans l'instruction des enfants de l'époque. Cette méthode consiste à former les élèves les plus brillants de la classe pour qu'ils retransmettent cette connaissance à leurs camarades. << C'était une méthode au moyen de laquelle une école tout entière peut s'instruire elle-même sous la surveillance d'un seul maître >>2 écrit L. F. Manigat, citant Dr Catts Pressoir. Et pour un peuple à peine indépendant, cette méthode palliait bien au manque de ressources humaines en éducation. A ce rythme, rapidement l'instruction s'est répandue dans le Nord. Le Roi ne rechignait pas à investir dans l'éducation. Tout au cours de son règne le Nord s'est transformé en un vaste chantier où dans diverses communes le gouvernement implante des écoles. L. F. Manigat présente un tableau d'un inventaire non exhaustif des différentes écoles primaires fondées par H. Christophe. Nous le reproduisons ici pour montrer la nette avancée de l'instruction dans le royaume : 1 Les citations sont tirées du texte de L. F. Manigat. OP cit, page 39..Page 296. 2 Ibid. Page 301. Tableau 1:Écoles nationales sous Christophe1
C'est sans conteste qu'au niveau de l'éducation, H. Christophe a fourni un effort louable et spectaculaire pour son temps et surtout au regard du contexte historique complexe au cours duquel il exerçait son pouvoir. Mais, sur quelle base Christophe a-il posé son colossal système éducatif ? En quoi son système a-t-il poursuivi l'odyssée de l'aliénation de ces bénéficiaires. Le système christophien d'éducation a eu comme assise le modèle anglais. Pour développer sa politique éducative, Christophe a fait appel à des éducateurs et pédagogues anglais comme John William, George Sweet, William Wilson, etc. En lieu et place de la langue française et de la religion catholique il a préconisé l'utilisation de la langue anglaise comme langue de l'enseignement et la religion anglicane comme base morale de son système. Il a même voulu à la longue éradiquer systématiquement le français qui laissait encore dans ses souvenirs, l'humiliant système colonial esclavagiste : « Mon objectif, écrit-il au philanthrope britannique Wilberforce, est de répandre largement la religion et les principes moraux à travers toutes les classes de la société, mais non les principes de cette religion 1 Ibid. Page 303. défigurée par le fanatisme et la superstition, mais le religion que vous professez, pleine de l'essence et de l'humanité de son divin auteur. Il y a longtemps que je désire la voir établie en Haïti...Je suis pénétré et je sens la nécessité de changer ce que les manières et les habitudes de mes concitoyens peuvent encore conserver de semblable à celles des français, et de les modeler sur les manières et les habitudes anglaises. La culture de la littérature anglaise dans nos écoles, dans nos collèges, fera prédominer enfin, je l'espère, la langue anglaise sur la française...J'en ai toujours parlé à mes concitoyens, je leur ai toujours fait sentir la nécessité...d'embrasser la religion anglicane comme la plus sublime... >>1. A remarquer que Christophe, en ce sens, s'est différencié de ses congénères, parce qu'il a vu dans la conservation du schème culturel de l'ancienne métropole à savoir la langue française et la religion catholique une continuation de la domination pernicieuse de la France. Il voulait à cet effet décoloniser les esprits de la suprématie française, mais rapidement il a embrassé un autre modèle extérieur et différend du modèle prédominant. D'ailleurs, pour justifier son rejet du catholicisme, il avance que c'est une religion troublée de l'intérieur par la << superstition >> et le fanatisme. Christophe, nègre créolisé, ne pouvait appréhender sa réalité avec d'autres outils que ceux hérités du système colonial qui dévalorisait et infériorisait tout ce qui touchait de près ou de loin à la masse. De là l'énergie qu'il mettait à << civiliser >>, à <<dégrossir >> les nègres. Il n'allait pas de main morte, de l'emprisonnement à la flagellation des parents, refusant de scolariser leurs enfants. Tout était mis en oeuvre pour éduquer le jeune Haïtien. L'éduquer, dans le but de le transformer, de faire de lui un << autre >>, sinon un français, mais un anglais dépersonnalisé. Pour Christophe, << l'éducation devait amener l'amélioration de la race et faire passer le peuple de l'état de nature à l'état de raison >>2. Toujours une éducation qui fait fi de l'humanité complète de la personne éduquée, qui le considère comme nulle, vide, négation complète ou antithèse de toute << civilisation >>. Seulement deux ans après avoir secoué le joug de la colonisation, et surtout avec les effets néfastes du modèle colonial esclavagiste saint-dominguois sur la perception des nouveaux citoyens, H. Christophe devait trouver une base extérieure à son plan d'action éducative. La langue de la majorité, le créole, était une langue encore à l'état de l'oralité et le nouvel État-nation a hérité en bloc des préjugés avec lesquels on percevait le schème religioso-culturel de la masse. En ce sens, Christophe n'a fait que reproduire la vision de la classe dominante face à la masse, à la différence près, que contrairement à son homologue de l'ouest, et la majorité des autres chefs d'Etat qui sont entrés dans les annales de l'histoire nationale, sa politique éducative visait l'amélioration directe de la vie de la grande majorité, que ce soit au niveau de l'éducation, mais également du point de vue social global. Surtout qu'il a mis l'accent sur le patriotisme, le civisme, l'ordre, la discipline, éléments importants pour la consolidation de la fragile 1 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours : << Sociologie du système éducatif haïtien >>. 2 Ibid. cohésion sociale de son époque. Son effort est louable d'autant plus qu'il a quasiment éradiqué le racisme dans le royaume du Nord. Le nom de Jean Pierre Boyer (1820-1843) évoque la tragédie de plus de vingt années de règne catastrophique, où le pays a connu tous les maux d'un obscurantisme flagrant, que ce soit au niveau socio-politique ou économique. Après avoir réuni le nord et le sud du pays, ce chef d'Etat poursuivit la guerre à l'est jusqu'à obtenir l'unification totale de l'île. Lors de son arrivée à Santo Domingo, l'une de ses actions significatives est la fermeture de l'Université. Nos historiens le présentent comme un ennemi systématique du livre. On rapporte qu'il aurait même déclaré : << Semer l'instruction, c'est semer la révolution >>. Une idée partagée secrètement par la grande majorité de l'élite de l'époque, qui ne voyait dans la masse que la réplique des esclaves de l'ancienne colonie. Boyer l'exprime tout haut, et se fait plus radical dans sa mise en exécution. << Les écoles ont été presque toutes fermées après la mort tragique de leur fondateur : H. Christophe. Les locaux scolaires sont transformés en baraques militaires. Les quatre cinquièmes de ceux qui siègent dans le Sénat ne peuvent même pas écrire leurs noms. Dans la chambre il y avait vingt-six membres pareillement illettrés >>1. J.C. Dorsainvil, nous apprend pour sa part, que : << le président accueillit froidement tous les projets favorables au développement de l'instruction publique >>2. Ce fut donc pendant toute la période de la gouvernance de Boyer le règne total de l'ignorance et de l'analphabétisme. Toutefois, certains établissements, surtout sur l'initiative de secteurs privés, ont fonctionné pour donner une éducation élitiste aux enfants des membres du gouvernement et de leurs proches. Il y eut même une loi signée le 4 juillet 1820, stipulant dans son article 11 qu' << il sera établi aux frais de l'Etat, 4 écoles primaires destinées à l'instruction élémentaire des enfants des citoyens tant civils que militaires qui auront rendu des services à la patrie >>3. Boyer, en ce sens, écarte les enfants du peuple (...). Il en restreint la fréquentation à la progéniture de ces quelques chers hommes, et à celle de leur clientèle, groupés autour de la table présidentielle et qui parait-il, constituent la Patrie4. Edner Brutus rapporte plus loin que le président devait lui-même valider les inscriptions, pour éviter l'infiltration de certains éléments du peuple dans les écoles : << Pour que l'admission d'un enfant ait lieu dans une école primaire, stipule l'article 14, on présentera à la commission de l'Instruction publique du lieu une pétition dans laquelle seront mentionnés les services rendus à l'État par le père de l'enfant. Cette pétition sera transmise au président d'Haïti, et 1 Franklin. << L'île d'Haïti >>, citée par Antenor Firmin dans << Roosevelt et Haïti >>, Cité par Edner Brutus, << L'instruction publique en Haïti >>, Tome I, pages 72-73. 2 E. Brutus.Op.cit, page 38. page 83. 3 Ibid, page 85. 4 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours : << Sociologie du système éducatif haïtien >>. d'après ses ordres, la commission autorisera l'admission de l'enfant s'il y a lieu ». Le pire dans toute cette embrouille est la contraction d'une dette envers la France pour la reconnaissance de l'indépendance d'Haïti. Un pays qui a conquis son indépendance en déroutant l'armée napoléonienne, la plus puissante de l'époque, s'est retrouvé réduit à payer une indemnité humiliante à l'ancienne métropole, après les trois cents ans d'atrocités que le peuple avait subis dans sa chair et son psychisme. Boyer marchandait la liberté conquise par la sueur et le sang de la masse, et remplaçait le code noir qui statuait sa chosification par un code rural qui n'a fait que quelques changements de forme, car le système d'exploitation de l'époque coloniale n'a pas perdu un iota de sa performance et de sa cruauté. James Franklin rapporte, qu' « il a vu des cultivateurs travailler sous la contrainte de la baïonnette et du sabre, et cela sur les plantations de Boyer lui-même »1. Alors, dans cette atmosphère, les esprits n'étaient pas à l'instruction. L'élite était plus que jamais anti-progressiste, et se détachait nettement des intérêts de la masse, réduite au silence et aux travaux forcés dans les champs en vue de réunir les moindres gourdes à payer pour une indépendance conquise. Et ceci, toujours au profit de l'ancienne métropole. Le nombre réduit des écoles qui fonctionnaient à cette époque, reproduisait systématiquement les menées politico-économiques anti-nationalistes du gouvernement. C'était une école qui renforçait l'inégalité sociale au sein de la population, et continuait l'infériorisation de tout ce qui touchait de près à la vision du monde de la majorité nationale haïtienne. Et Comme notre école ne s'est jamais détachée pendant presque toute son histoire de la religion, les prêtres dans leur majorité, souligne Dr Richard, constituaient un clergé scandaleux. Aigris, racistes, adeptes non avoués du colonialisme, corrompus jusqu'à la moelle, travaillaient à détruire le potentiel d'originalité du peuple haïtien et à entretenir l'héritage des complexes ethno-socio-culturels légué par le régime esclavagiste saintdominguois »2. Entre-temps, le code rural de 1826, consacre la marginalisation de la paysannerie haïtienne, et pour le code pénal de 1835, la pratique du vodou, classée dans la rubrique des « superstitions », est sanctionnée par des amendes et des peines d'emprisonnement. Ces modifications ont été maintenues sans modifications substantielles jusqu'en 1986. A la fin de la plus longue administration de notre histoire, nous apprend Edner Brutus, il est pénible de constater, après quarante ans d'indépendance, que seulement 17 écoles primaires et toutes les écoles privées distribuent un filet de lumière à moins de 3.000 enfants. Mais, si pour E. Brutus3 ces écoles distribuaient un 1 Ibid. 2 Ibid. 3 E. Brutus, Op.cit, page 38. Page 117. peu de << lumière >>, cette lumière était par bien des côtés floués par l'aliénation sociale et culturelle générale de la politique de Jean Pierre Boyer. Aliénation sociale, dans l'optique où le définit Olivier Man Fredi1. Il avance en effet que l'aliénation sociale, pour caricaturer sa méthode, veut réduire la vie de la majorité des individus à deux choix : 1) Le confort illusoire dans la soumission, l'obéissance, le déni de soi, dans le but de survivre à tout prix sans nécessairement se poser de question. (La position de la petite bourgeoisie). 2) Etre en dehors du système, et donc, mises à part quelques exceptions, être socialement mort, ne bénéficier que d'une << liberté >> provisoire car sans aucun moyen, mais faite de mille dangers, de besoins vitaux inassouvis, de pure désocialisation ... (la grande masse chosifiée). 4-Défaitisme des élites et poussée des options démagogiques. 1843 qui fut l'année de la grande << Révolution >>, marque la fin du long règne de l'obscurantisme. Une période qui a secoué toute la structure sociale de la nation. La dictature féroce et la disposition de l'arsenal de répression mis en place pour pouvoir diriger une communauté de zombis, ont fini par ranimer l'apathie de la population, des foyers d'opposition commençaient à se former : au parlement, dans le milieu intellectuel, au sein de la paysannerie. Du Sud à Port-au-Prince, comme un feu de paille, le mouvement alluma le pays et renversa au passage Monsieur Boyer pour instituer à sa place Rivière Hérard. Turpitude, tohu-bohu, branle-bas, en fin de compte rien n'a vraiment changé dans la configuration de la stratification sociale. Après avoir pris l'allure d'un mouvement prometteur, la dite Révolution de 1843 s'effondra comme une impressionnante farce. De l'avis d'Edner Brutus, << le mouvement de 1843 n'était nullement révolutionnaire, dans le vrai sens du mot. De caractère partiellement réformiste, il n'était que la poussée de jeunes bourgeois opportunistes contre les bourgeois plus âgés, englués dans les routines gouvernementales que l'époque ne tolérait plus >>2. Avec pour toile de fond une lutte entre noiristes et mulatristes, qui devait conduire un président noir au pouvoir. Mais, la bourgeoisie, noire ou mulâtre, face à l'exploitation de la masse, n'utilise pas de procédés totalement différents. C'est toujours << la même division du travail entre la minorité conductrice et la plèbe besogneuse >>3. En somme, la situation de la masse n'a pas vraiment changé. 1 www. Geocities.com / androzine/anarchisme.html. 2 E. BrutusOp.cit, page 38. Page, 124. 3 Ibid. Page, 125. Mais, au niveau de l'instruction, il y a eu des avances, si on appréhende l'avancement du système par rapport au nombre d'écoles et leur degré de fréquentation. Pendant le bref gouvernement de Rivière Hérard, le pays se dota de son premier ministre de l'instruction publique : Honoré Féry. Ce dernier, devant le constat accablant de la déconfiture du système éducatif, se propose de lui insuffler un souffle nouveau. Il subdivise le système éducatif en divers degrés : Les écoles primaires, les écoles secondaires spéciales du second degré, les lycées ou écoles supérieures. A son développement, il intégra la commune. L'école était nettoyée des restrictions du règne de Boyer, puisque l'instruction était étendue à tous les enfants sans distinction de ceux dont les parents méritaient du gouvernement. E. Brutus souligne qu' << il lui revient aussi d'avoir comblé une lacune, en ouvrant les battants au sexe féminin. Jusqu'à cette date, nos fillettes n'avaient pas d'écoles primaires nationales (...) >>1. Mais, pour l'admission des enfants du peuple dans les lycées, au niveau secondaire, on considère << que les parents n'ont pas les moyens de donner l'éducation à leurs enfants, que l'enfant à admettre soit fils d'un fonctionnaire public, d'un officier militaire, ou d'un citoyen qui ait rendu des services à la patrie >>2. Ainsi, au fond, ce fut toujours une éducation élitiste et aristocratique, dans un système où l'on pose des jalons pour barrer le passage à la masse. Le règne de R. Hérard, n'a pas beaucoup duré. Arrivé au pouvoir le 4 janvier 1844, il fut destitué en mai de la même année. Son successeur, Guerrier, conserva Féry à son poste. Il maintient, sur le plan éducatif, ses visées, en créant << des écoles primaires dans toutes les communes, des écoles secondaires spéciales du second degré dans les chefs-lieux d'arrondissements ; des lycées ou écoles supérieures dans chaque chef-lieu de département >>3. Mais de manière globale, aucune de ses politiques n'a vraiment touché la grande majorité de la population. L'analphabétisme poursuivait tranquillement son règne. Si pour E. Brutus4 cet échec est dû à la non intégration économique de la masse, à la lumière de cette étude sur l'aliénation du système, nous pouvons ajouter, le déni d'une éducation qui prend en considération l'Haïtien comme un être à part entière, qui historiquement s'est construit des outils communicationnels, et un système culturel et religieux original lié à sa façon d'appréhender le social. On l'a toujours considéré, tantôt comme chose, sinon comme un être << barbare >> à reformater totalement à travers des programmes d'éducation calqués sur le modèle français, faisant table rase de toute tradition, et ayant toujours comme base l'évangélisation de la personne éduquée. C'est en ce sens que Féry eut à dire que : << Je serais heureux 1 Ibid. Page 126 2 Lois et Actes, Tome VIII, page 57. Cité par E. Brutus, page 129. 3 Ibid. Page 136 4 Ibid. Page 138 que tous les maîtres conçussent qu'il faut mettre en première ligne l'instruction morale et religieuse. C'est par l'importance que j'y attache que j'ai compris partout le pasteur de la paroisse au nombre des ministres de l'instruction publique (...) »1. Pour arriver à satisfaire les exigences de son programme, les instituteurs devaient répondre à un canon déterminé par la maîtrise de ce programme : Lecture : Lecture du français et du latin. Écriture : Cursive en lettres ordinaires et majuscules. Langue française : dictées, explication d'un texte simple, orthographie des mots usuels ; grammaire ; lexicologie ; analyse grammaticale, syntaxe, etc. Histoire : histoire sainte, ancien et nouveau testament. Arithmétique : numération ; théorie et pratique de l'addition, etc. Géographie : géographie générale des cinq parties du monde ; principaux accidents physiques ; contrées ; villes principales, notions générales sur la géographie sacrée ; éléments de la géographie d'Haïti2. A remarquer que dans ce programme, toute l'histoire et une partie de la géographie sont consacrées à l'étude de la chrétienté. C'est que les démêlés des saints de la religion catholique étaient considérés plus importants dans la formation de la nation, que l'histoire nationale. Néanmoins, la période de Féry a insufflé un renouveau dans la distribution de l'instruction publique, un effort qui allait être prolongé timidement tout au cours du 19ème siècle, mais sans jamais arriver à la démocratisation de l'enseignement. Sous le gouvernement de Faustin Soulouque, promu à la fonction présidentielle au moyen du jeu dénommé politique de doublure, le ministre d'instruction publique Jean-Baptiste Francisque, a voulu concevoir un système éducatif plus élaboré encore que celui de son prédécesseur. Il a conçu un plan de restructuration intégrant l'ensemble de l'enseignement. Outre les écoles urbaines et rurales, les écoles d'arts et métiers, les écoles de médecine, de droit, les académies de lettres et de sciences qui le préoccupaient, le ministre posa le premier les bases d'une école normale, devant le constat de la non-adaptation et des limites de la méthode monitoriale établie depuis l'aube du système. Il a élaboré un projet de loi3 qui devançait tout ce qu'on a pu concevoir à cette date, faisant un pas considérable vers la démocratisation de l'enseignement. Son article 62 stipule que : << Les écoles sont fondées et entretenues par l'Etat qui leur affecte un local convenable, leur fournit le matériel nécessaire et en salarie le personnel. Elles se subdivisent en écoles urbaines, en écoles rurales et en écoles spéciales ». Et son article 62-1 est plus révélateur : << L'École primaire : Désormais chaque commune en a une et en aura un plus grand nombre le cas échéant. La fréquentation en est gratuite, non seulement pour les enfants, mais pour tous les citoyens analphabètes. (...) La lettre d'admission est délivrée à la simple réquisition des pères, mères ou des responsables (...) ». 1 Ibid. Page 139 2 Lois et Actes 1843-1845, pages 420 et 421. Cité par E. Brutus, page 140. 3 E. Brutus. Op. cit, page 38. Page 158. Mais ces projets n'ont pas fait long feu, car pris dans la machine infernale de Soulouque, J.B Francisque a été humilié et mis à mort. Salomon, son remplaçant, pris dans les mailles des déboires et fresques politiques et économiques de Soulouque, institué empereur, ne pouvait exécuter les plans éducatifs de son prédécesseur. C'est ainsi qu'à la fin du règne de notre deuxième empire, E. Brutus rapporte que : << Rien n'est entrepris. Dans les tiroirs restent enfouis les devis de l'école normale, des fermes-écoles, des écoles rurales, d'arts et métiers. Du nombre avoué en 1854, 11 écoles disparaissent. Quand s'en va Faustin, il y a dans le pays 54 établissements nationaux, après 55 ans d'indépendance, neuf chefs d'État. Elles sont délabrées et les 51 écoles primaires pataugent dans un dénuement crasseux (...) >>1. Pour une appréciation générale de cette époque, L.C Lhérisson note : << Les maîtres n'expliquaient point les leçons. Les enfants récitaient sans les comprendre le plus souvent. On ne développait pas assez leur intelligence. Les professeurs se reposaient uniquement sur leur mémoire >>2. En somme, l'élite bourgeoise était occupée à amasser des biens faciles ou à mener les luttes pour l'acquisition du pouvoir pendant que la masse, un demi siècle après l'indépendance, végétait dans l'analphabétisme. Pendant que les enfants de la bourgeoisie, recevaient une éducation aliénante, qui les déresponsabilisait et les rendait étrangers à l'alma mater. Et les quelques éléments qui se faufilent dans l'ancrage de ce système déstructurant, en sortent déconnectés du peuple, et incapables de prendre en main et leur destin, et celui de la nation. Les menées démagogiques de l'élite au niveau de l'éducation marchaient bon train. L'empereur, détrôné, sera remplacé par un de ses préférés, F. Nicolas Geffrard. Certains le considèrent comme l'un des chefs d'Etat les plus contestés de notre histoire. Avec son premier ministre Élie Dubois, il a poussé l'aliénation du système au paroxysme de sa déchéance, en remettant formellement la formation de la nation entre les mains des missionnaires étrangers de l'Eglise catholique, à travers un concordat avec Pie IX (Giovanni Maria Mastai Ferretti) en 1860. Le 30 octobre 1864, les Frères de l'instruction chrétienne (Jean-Marie de Lamenais)3 avaient ouvert leur première école. Quelques mois plus tard, le 9 février 1865, les Soeurs de Saint-Joseph de Cluny ouvraient leurs pensionnats, initiative suivie par les Pères du Saint-Esprit qui fondèrent le collège Saint Martial. La même année, les oblats de Marie immaculée dans le Sud, les Pères Monfortains dans le Nord-ouest, les pères Salésiens dans la capitale, les Filles de la Sagesse, les Filles de Marie, les Soeurs de Saint-François d'Assise, pour ne citer que celles- 1 Ibid. Pages 178. 2 L.C. Lhérisson. << Les écoles de Port-au-Prince >>, page 21. Cité par E. Brutus page 178. 3 Cité par Dr Richard, dans le texte du cours : << Sociologie du système éducatif haïtien >>. là, ont toutes des écoles privées à leur charge dans les villes et les communes. En très peu de temps l'Eglise catholique, si présente dans l'édification du système colonial esclavagiste, devient garante de l'enseignement national. Farce, revers de l'histoire. La métropole n'a pas perdu totalement sa colonie. Ses actions perverses sur le mental de l'ancien esclave créolisé, portaient leurs fruits au-delà des espérances de l'ancien oppresseur. Dans la convention du 17 juin 18621, produite dans la ligne du concordat, les articles 9 et 10 stipulent :
Quel type d'éducation pouvaient bien diffuser ces établissements scolaires religieux ? Nous sommes en plein 19ème siècle. Le racisme dominait encore en grande pompe les esprits. L'élite a délibérément décidé de remettre la formation de la jeunesse à des étrangers, formés dans un modèle où l'on considère le nègre comme non être. Comme le dit Brutus, cette option << devait aider à repousser la superstition, à dominer nos instincts >>, donc à nous << civiliser >>, à nous faire devenir humains, puisque, au regard de ces élites aliénées par la vision du monde ethnocentrique, raciste et déshumanisante de l'occident colonisateur, il n'y a de civilisation que dans la chrétienté et la culture occidentale, plus particulièrement française. C'est ainsi que, souffrant du complexe d'infériorité, atavisme de la colonisation française, l'élite veut à tout prix se franciser et franciser sa jeunesse, sans tenir compte des dangers liés à l'éducation civique et patriotique de la nation. Dans cette optique, Madame Fortunat Guéry, dans ses << Témoignages >>, se souvient que lorsqu'elle était écolière << On apprenait que << notre pays, c'est la France >>. On connaissait mieux la Marseillaise que la Dessalinienne. Le 14 juillet était célébré avec grande pompe. (...) Les durs efforts, les immolations de nos ancêtres se réduisaient à des phrases récitées, et l'épopée napoléonienne abolissait la guerre des trois mois >>2. Les reproches de Madame Guéry vont dans le même sens que ceux d' << Un professeur d'histoire >> qui écrivait en 1908 dans le Matin : << Le jeune rhétoricien de chez nous, en fait de connaissance de l'histoire nationale, est fort souvent un prodige de nullité. Il pourra vous parler, avec force détails, de la guerre de 1 Cours International d'Été d'Haïti (CID'EH). << Éducation et développement >>. Document de synthèse. Collection CHISS. 2 Guéry Fortunat. << Témoignages >>, Port-au-Prince, Deschamps, 1950. Cité par L. F. Hoffmann. << Haïti : Couleur, Croyance, Créole >>, page 60. Dévolution ou des campagnes de Charles XII d'après Voltaire, mais ignorera les points saillants de l'histoire de son pays >>1. Dans un atlas géographique, en usage au Petit Séminaire, l'on proposait à l'édification des jeunes, cette définition de la << Race noire >> : << D'une intelligence généralement peu développée, les individus de cette race vivent, pour la plupart, enfoncés dans les superstitions les plus grossières (...). Adonnés d'ailleurs à l'ivrognerie et à tous les vices qu'engendre la misère, fruit de la paresse, ils sont l'objet d'un profond mépris de la part des blancs et diminuent en nombre et en civilisation >>2. Le but de l'éducation, sous la férule de l'Église, était clair : renforcer le dégoût, le mépris de soi de la personne en voie de décolonisation, et promouvoir la valorisation du moi blanc et de son schème culturel, comme seule planche de salut. Il faut ajouter que depuis ce fameux concordat, l'Église catholique a entamé la guerre ouverte contre la population à travers sa lutte pour déraciner le vodou. En effet, Lannec Hurbon rapporte dans le texte << Les mystères du vaudou >>, que dans une conférence populaire tenue en août 1896, l'évêque du Cap-Haïtien fait un appel solennel à la population de partir en guerre contre ce système religieux, considéré comme un ramassis de superstitions : << C'est l'honneur de civiliser qui est bafoué par le vaudou. Seule une guerre sainte en viendra à bout. (...) Tant que le vaudou existera parmi nous, c'est en vain que nous prétendrions passer pour une nation vraiment civilisée. Il faut donc, coûte que coûte, nous défaire de ce chancre, il faut déclarer une guerre sans merci à cette armée de brigands, appelés bocors, dont l'existence à elle seule est pour nous un déshonneur. Je ne veux pas sortir de cette enceinte sans avoir enrôlé tous pour le combat contre ces ennemis publics >>3. En 1913, l'Église demande aux autorités, aux écoles, aux grands commerçants de soutenir les luttes contre la superstition : << ... Les écoles rurales ont également leur rôle dans ce concert. Leurs directeurs procureront à nos populations de la campagne le plus grand bien et leur rendront un service signalé, si, non contents de ne jamais prendre part aux cérémonies superstitieuses, ils font voir ce qu'elles ont souvent de bizarre et d'inconvenant ; s'ils montrent que le prestige dont jouissent les exploiteurs de la superstition est uniquement basé sur l'ignorance et une crainte chimérique >>4. L'École, l'Etat, au fait toute la superstructure sociétale bourgeoise s'est faite complice, a gardé le silence ou a participé activement à de nombreuses campagnes, dites anti-superstitieuses, où l'on saccageait avec violence les biens physiques, artistiques et symboliques de la population, et parfois, on portait atteinte même à la vie des individus stigmatisés, en toute impunité. 1 Cité par L. F. Hoffmann, page 60. 2 Ibid page 70. 3 Evêque du Cap-Haïtien. Conférence populaire. Août 1896. Cité par Lannec Hurbon. << Les mystères du vaudou >>. Page 135. 4 Lettre pastorale pour le carême de 1913 des évêques de Cap-Haïtien et des Cayes. Cité par le même auteur. Page 136. L'éducation, pendant tout le 19ème siècle, en plus de reproduire les valeurs aliénantes du modèle colonial esclavagiste, en voulant vider les apprenants de toute essence, avait également comme pierre angulaire, la fourberie et le mensonge. Dans le sens qu'il faisait diversion en voulant expliquer la misère de la masse par des pratiques religieuses et culturelles, en niant les facteurs économiques d'exploitation comme : La mise en quarantaine de la jeune nation par la communauté internationale esclavagiste, les pressions exercées par l'ancienne métropole pour forcer la nation à lui procurer les moindres piastres qui devaient aider à une prise en charge de la population, la contamination, l'aliénation, la perversion de nos élites par le système colonial esclavagiste, et les nouveaux rapports néo-colonialistes et impérialistes institués dans la zone pour poursuivre l'exploitation historique des prolétariats urbains et ruraux. Cette politicaillerie éducative allait se poursuivre avec la complicité de notre élite intellectuelle bourgeoise et petite bourgeoise, jusqu'à l'arrivée des fusiliers marins américains, avec leurs lots d'humiliations qui mettaient le nègre francisé et le nègre encore « bossale », dans le même panier sans distinction aucune, pour voir profiler à l'horizon, un réveil chargé de faux-semblants, sous le nom du mouvement « indigéniste ». Quelle fut la place de l'école dans ces bousculades idéologiques toutes politisées, sous les assauts flagrants de l'impérialisme américain du XXème siècle ? Les prochains paragraphes se proposent de répondre à cette question. |
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