Paragraphe2 La responsabilité de la personne
assurant le commandement du navire
Le code de la marine marchande identifie le capitaine comme
étant toute personne qui exerce régulièrement le
commandement du navire. Il est vrai que la responsabilité personnelle du
capitaine est assez rarement engagée. Il ne faudrait tout de même
pas en déduire que cette responsabilité n'est pas engageable ou
même
qu'elle n'est pas engagée. Tel n'est pas le cas. En
effet même si en matière de responsabilité civile, s'il est
vrai que, dans la pratique, un armateur, après un sinistre maritime,
hésitera toujours à mettre en cause la responsabilité
personnelle d'un capitaine, en craignant que son action ne suscite une
réprobation générale, le capitaine n'en est pas pour
autant intouchable. Il se pose alors la question de savoir dans quelles
situations la responsabilité du capitaine peut-elle être
engagée ? Il est nécessaire, pour apporter une réponse
claire à cette question de revenir sur les conditions d'engagement de la
responsabilité du capitaine (A) avant de préciser le domaine et
le régime de la protection dont il bénéficie face à
l'engagement de sa responsabilité (B).
A.- Les conditions d'engagement de la
responsabilité personnelle du capitaine
Au Sénégal, le législateur prévoit
que le capitaine répond de ses fautes, même légères
dans l'exercice de ses fonctions. Il s'agit d'une responsabilité qui
obéit aux règles du droit commun. Et l'idée selon laquelle
le capitaine n'est pas attaqué en justice est fausse, même si les
passagers sont plutôt prédisposés à attaquer le
transporteur, exploitant du navire, et à celui-ci de se retourner contre
son capitaine. Cependant il y a des passagers qui agissent directement contre
le capitaine. C'est ainsi que dans l'affaire du navire Himalaya, une
passagère britannique, certes particulièrement irascible, avait
personnellement mis en cause le capitaine d'un paquebot après qu'elle
ait été blessée à l'occasion de son
réembarquement suite à une escale. Et le litige est allé
jusqu'à la Court of Appeal britannique, laquelle, dans un arrêt du
21 octobre 1954 a déclaré l'action de la passagère
recevable, et, de surcroît, refusé au capitaine le
bénéfice de la clause d'exonération de
responsabilité figurant au dos du billet de passage (Lloyds Law Reports,
1954.2.267). Aussi en droit français, dans l'affaire de l'Ann Bewa,
soumise à la Cour d'appel d'Aix-en-Provence le 21 février 1979
(Droit Maritime Français 1980.151), c'est le capitaine du navire, et lui
seul (l'armateur et l'affréteur ayant échappé à
toute responsabilité pour des raisons de procédure), qui a
été condamné à indemniser les tiers
lésés par l'incendie du
navire, dû à des fautes d'arrimage, et ce
à hauteur de près de quatre millions de francs français.
Toutefois, il faudrait distinguer sa responsabilité pénale de sa
responsabilité civile. La première pose moins de
difficultés car elle est très liée à l'individu et
ne s'écarte que très peu des règles de droit commun. En
France, par exemple c'est la loi du 10 juillet 2000, insérée dans
l'article 121-3 du Nouveau Code pénal qui règle de façon
simple la question. Ce texte énonce que "les personnes physiques qui
n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé
ou contribué à créer la situation qui a permis la
réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de
l'éviter, sont responsables pénalement. C'est le cas s'il est
établi qu'elles ont soit violé de façon manifestement
délibérée une obligation particulière de prudence
ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement,
soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui
à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne
pouvaient ignorer". La responsabilité civile, par contre, nous met face
à de très complexes situations car dans bien des cas on ne sait
pas qui sanctionner. Le législateur sénégalais pose alors
le principe de l'engagement de la responsabilité du transporteur pour
ses fautes, même légères. La question de la distinction
selon la gravité de la faute ne se pose donc pas en droit
sénégalais. Pourtant en France la distinction entre la faute
simple, la faute lourde et la faute inexcusable du capitaine est à la
base d'une vive controverse sur la question de la limitation de
l'irresponsabilité du capitaine, en tant que préposé du
transporteur. Au Sénégal la question se pose autrement : le
législateur prévoit d'une part que le transporteur est
responsable des fautes de ses préposés74 et d'autre
part que le capitaine répond de ses fautes dans l'exercice de ses
fonctions75. Voila donc une contradiction qui peut mettre les juges
devant une situation on ne peut plus difficile : le capitaine n'est-il pas un
préposé du transporteur ? Il est donc peu compréhensible
que le capitaine soit sanctionné pour des fautes commises dans
l'exercice de ses fonctions. On aurait pu comprendre que ce fût le cas
pour les fautes commises en dehors de l'exercice de sa fonction et que le
transporteur réponde des fautes commises par le capitaine dans
l'exercice de sa fonction. C'est que la disposition de la loi marchande du
Sénégal n'est
74 C'est ce que prévoient les articles 475
à 474 du code de la marine marchande.
75 C'est ce qui ressort de l'article 330 du code de la
marine marchande sur les dispositions spéciale concernant le
capitaine.
qu'une reprise de l'article 221 du Code de Commerce
français ; disposition qui d'ailleurs est aujourd'hui
dépassée. Il y va de la protection du capitaine face à
l'engagement abusif de sa responsabilité.
13- La problématique de la protection du
capitaine face à l'engagement abusif de sa responsabilité.
Les capitaines exerçant dans le champ d'application de
la législation sénégalaise sont très fortement
exposés à la sévérité. Ce fut le cas, en
France pendant une certaine période (de l'Ordonnance de la Marine de
1681 à l'article 221 du code de Commerce et en droit contemporain, avec
l'article 5 de la loi du 3 janvier 1969). Cette sévérité
explique que les règles du droit français aient fait l'objet en
1967 d'une critique approfondi, critique émanant de Robert
Garron76. Le Professeur Pierre Bonassies77 rappelle que :
« Cet auteur avait proposé de distinguer entre le promoteur
d'activités qu'est l'armateur, et le simple réalisateur qu'est le
capitaine, lequel n'agit jamais que dans le cadre des instructions
données par l'armateur, et pour le compte de celui-ci. Et il lui
apparaissait que le responsable des dommages causés par l'exploitation
d'un navire devait demeurer le seul armateur, le capitaine n'engageant sa
responsabilité personnelle que très exceptionnellement, en cas de
faute lourde détachable de son service. Mais le Doyen Rodière,
rédacteur de la loi de 1969 n'a pas cru pouvoir suivre les idées
développées par Robert Garron, idées que cependant il
connaissait fort bien. Cette loi a donc, comme nous l'avons vu, maintenu la
règle classique de la responsabilité du capitaine, sans
distinguer d'ailleurs entre sa responsabilité à l'égard de
l'armateur et sa responsabilité à l'égard des
tiers.»78Aujourd'hui la thèse défendue par le
Professeur Robert Garron semble avoir triomphé. En effet dans un
arrêt du 25 février 2000, publié dans la plupart des
76 Robert Garron était à la fois,
à l'époque capitaine au long cours et docteur en droit, et est
devenu depuis, Professeur des facultés de droit.
77 Pierre Bonassies est membre associé de
L'AFCAN, professeur honoraire à la Faculté de droit
d'AixMarseille, vice-président de l'Institut Méditerranéen
des Transports Maritimes (I.M.T.M.) et Président Honoraire de
l'Association Française du droit maritime - le présent texte
reproduit pour partie une communication faite par l'auteur lors de la
journée Info-Navires organisée par l'I.M.T.M. le 22 octobre
2001.
78 In nouveaux aspects de la responsabilité du
Capitaine.
revues juridiques (notamment au Dalloz 2000.673 et à la
Semaine Juridique 2000.11. 10295), l'Assemblée plénière de
la Cour de Cassation française a posé le principe selon lequel
"le préposé qui agit sans excéder les limites de la
mission qui lui a été impartie par le commettant n'engage pas sa
responsabilité à l'égard des tiers". Et il apparaît
que le capitaine est à juste titre inclus dans cette catégorie
même si cet arrêt (communément appelé l'arrêt
Costedoat, du nom du préposé concerné) ne reprend pas
exactement comme elle est proposée dans le schéma de Robert
Garron, la distinction entre promoteur d'activité et simple
réalisateur. Mais ses conséquences, si tant est qu'on puisse
l'appliquer au capitaine, sont celles là même que souhaitait le
défenseur de la thèse ci-dessus visée pour
l'immunité du capitaine pour le dommage causé par une faute
professionnelle. Selon le Professeur Bonassies rien ne s'oppose à
l'application de l'arrêt Costedoat au capitaine. Certes, la Cour de
Cassation vise dans cet arrêt les articles 1382 et 1384, alinéa 5,
du Code civil, - l'article 1382, texte qui pose le principe de la
responsabilité de chacun pour toute faute, et l'article 1384,
alinéa 5, texte qui pose le principe de la responsabilité du
commettant pour le fait de ses préposés (les "personnes dont on
doit répondre"). Or, la responsabilité de l'armateur et celle du
capitaine reposent sur d'autres dispositions, celles des articles 3 et 5 de la
loi du 3 janvier 1525. Mais l'article 3 de la loi du 3 janvier 1525 renvoie
"aux termes du droit commun", - c'est à dire précisément
à l'article 1384 pour ce qui est de la responsabilité de
l'armateur pour les faits de ses préposés maritimes ou
terrestres. Or, le capitaine entre bien dans la catégorie de tels
préposés, la Cour de Cassation ayant affirmé, dès
1551, que "malgré les pouvoirs de direction dont il dispose, le
capitaine reste le préposé de l'armateur" (arrêt
Lamoricière, 19 juin 1951, Dalloz 1951.1.717). Quant à l'article
5, il ne fait que reprendre, en les appliquant au capitaine, les dispositions
de l'article 1382 du Code civil. Dire, comme il le fait, que le capitaine
"répond de toute faute commise dans l'exercice de ses fonctions", c'est
bien dire que pour reprendre les termes exprès de l'article 1382 - "tout
fait quelconque (du capitaine) qui cause un dommage à autrui oblige
celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer".
Cette reformulation faite par le professeur Bonassies nous permet de le suivre
dans sa démonstration pour estimer que la règle posée par
l'arrêt Costedoat peut, et doit être étendue aux capitaines,
et ce pour deux raisons. En premier lieu, même s'ils sont rares, il
existe des exemples où la Cour de cassation
n'a pas hésité à aller contre les termes
exprès de la loi (ainsi, dès 1813, à propos des
dispositions de l'article 531 du Code civil sur la forme des donations). Par
ailleurs, si l'Assemblée plénière a fait prévaloir
l'article 1384, alinéa 5 - avec l'interprétation qu'elle lui a
donnée, comme excluant toute responsabilité du
préposé agissant dans l'exercice de sa mission, sur l'article
1382, on doit pareillement faire prévaloir l'article 3 de la loi de
1525, avec le renvoi qu'il comporte à l'article 1384, alinéa 5 du
Code civil, sur l'article 5 de la même loi, simple copie de l'article
1382. Il faut donc étendre au capitaine, préposé maritime,
l'immunité affirmée, pour les préposés terrestres,
par l'Assemblée plénière. Il reste que, même si l'on
admet que la "doctrine" de l'arrêt Costedoat doive être
étendue au capitaine, l'immunité accordée à
celui-ci ne vaut que pour les actes qui se situent dans "les limites de sa
mission". Se pose, en outre, la question de savoir si cette immunité
aussi extensible qu'elle puisse être au capitaine, court-elle quelque
soit la gravité de la faute commise par le capitaine. La réponse
à cette question sera très nuancée. Si cette
immunité est applicable au capitaine, elle pourra toujours être
admise pour ce qui est de la faute légère, et dans une certaine
mesure pour la faute lourde79. Mais son applicabilité pour
une faute inexcusable ou une faute intentionnelle ne semble pas
envisageable.
Il faut tout de même s'interroger sur la
possibilité de la prise en compte de cette solution dans le droit
sénégalais. L'extension de la responsabilité du commettant
au capitaine n'est envisageable au Sénégal que si l'application
de l'article 330 premièrement est différée ; ou dans une
autre mesure si l'application des dispositions relatives à l'engagement
de la responsabilité du transporteur est étendue aux
capitaines.
De toute façon, une fois les questions de l'engagement
de responsabilité élucidées, il se posera la question de
l'appréciation de la sanction. En effet la commission d'une faute ou
d'une négligence est attachée à une conséquence
très logique, à savoir celle de la sanction de cette faute.
79 Il est possible que la réserve de la
faute lourde - assez traditionnelle en droit français, et que l'on
retrouve dans la décision de la Cour d'appel de Rennes du 16 septembre
1553 - ne l'emporte. Mais, d'autre part, l'Assemblée
plénière n'a assorti l'immunité accordée par sa
décision d'aucune restriction. La seule condition qu'elle mette à
cette immunité est que le préposé - pour nous, le
capitaine - ait agi dans les limites de sa mission. Or, l'Assemblée
plénière était parfaitement informée de la
jurisprudence antérieure et de la réserve de la faute lourde. On
peut penser que c'est sciemment qu'elle n'a pas repris cette réserve.
|