Deuxième partie : Réanalyse de la
littérature sur l'apprentissage moteur implicite
et réinterprétation expérimentale
Chapitre 3
Commentaires sur les travaux de Shea et al. (2001)
Dans le chapitre précédent, nous avons
examiné la littérature sur l'apprentissage implicite, en
montrant que malgré une origine hétérogène du
phénomène et des définitions et des points de vue
divergents, il était tout de même possible d'aboutir à un
consensus relatif concernant les résultats issus de ces situations
d'apprentissage prototypiques. Nous avons également montré
l'intérêt de diversifier cette littérature au delà
de ses frontières d'origine. Le
but était de voir si les résultats obtenus dans le
domaine de l'apprentissage implicite pouvaient
se généraliser à d'autres situations,
et notamment aux situations d'apprentissage implicite d'habiletés
motrices. Dans ce cas précis, nous avons vu qu'une telle
généralisation semblait difficile. Les conclusions
auxquelles aboutissent ces études sont différentes de
celles auxquelles on aboutit lorsque l'on analyse des situations plus
traditionnelles d'apprentissage implicite. D'où provient cette
discordance observée dans les conclusions ?
Ce chapitre a pour but d'illustrer comment la prise en compte de
la littérature récente conduit à remettre en cause
certaines des conclusions formulées par Wulf et ses collaborateurs
au sujet de l'apprentissage implicite d'habiletés
motrices. Nous allons essayer de comprendre
ce qui amène ces auteurs à conclure que,
dans leurs expériences, les sujets ne sont pas conscients de
l'existence d'un segment répété. Pour se faire,
nous allons examiner le plan expérimental de leurs
expériences ainsi que les tests post expérimentaux
utilisés. Je vais reprendre certains des arguments que nous
avons publiés (Perruchet, Chambaron & Ferrel- Chapus, 2003)
et qui soulèvent l'existence de divers problèmes
méthodologiques dans les travaux de Shea et al. (2001).
3.1 Qu'est ce qui est vraiment appris de manière
incidente ?
Les études conventionnelles ont permis de formuler des
conclusions robustes au sujet de l'apprentissage implicite. C'est pourquoi,
il nous a paru intéressant d'examiner si de telles conclusions
pouvaient se généraliser à de nouveaux cadres
expérimentaux. Dans cette perspective, les études explorant
l'apprentissage moteur implicite dans des tâches de poursuite continue
(Pew, 1974; Exp. 1; ; Shea et al., 2001 ; Wulf & Schmidt, 1997) se
révèlent d'un grand intérêt. Dans ces
différentes recherches, les auteurs ont montré que les
sujets étaient capables d'apprendre inconsciemment les
régularités présentes dans le déplacement de
la cible.
Bien que l'existence de l'apprentissage dans ce genre de
situations ne soit pas surprenant compte tenu du parallèle que l'on
peut faire entre les tâches de poursuite continue
et les autres situations d'apprentissage implicite, et
particulièrement les tâches de TRS (Rosenbaum et al.,
2001), il y a tout de même un point intriguant concernant les
résultats obtenus dans les situations traditionnelles
comparés à ceux obtenus dans les nouvelles situations. En
effet, comme nous l'avons expliqué dans le chapitre
précédent, dans les situations traditionnelles, la
plupart des études font état d'une certaine
quantité de connaissance explicite au sujet des
régularités présentes dans le matériel,
lorsque cette connaissance est mesurée par des tests
post-expérimentaux (e.g. Dulany, Carlson & Dewey,
1984; Perruchet et al., 1997a; Shanks & St. John,
1994; Shanks & Perruchet, 2002). Au contraire, les études
portant sur la poursuite continue de cible laissent apparaître des
résultats différents. En effet, dans leur expérience 1,
Shea et ses collaborateurs indiquent que, les sujets
ont sélectivement amélioré la
précision de leur poursuite sur le segment répété,
bien qu'ils ne soient pas conscients de l'existence de ce segment
répété. Aucun participant ne mentionne l'existence
d'une séquence répétée lorsqu'il est
interrogé dans une interview suite à
l'expérience. De plus, même lorsque l'expérimentateur
demande aux sujets s'ils n'ont pas eu l'impression que « quelque chose
» se répétait, ceux-ci répondent
négativement et sont parfaitement incapables de reconnaître ce
segment répété parmi d'autres segments aléatoires
lors d'un test de reconnaissance à choix forcé. Dans
leur deuxième expérience, ces mêmes auteurs ont
manipulé l'information donnée aux sujets concernant la structure
de la tâche (pour plus de détails, cf. p.34), en
répartissant les sujets en deux groupes : un groupe de sujets est
« informé » de la répétition
d'un segment dans la séquence et l'autre groupe n'est «
pas
informé ». Ainsi, les auteurs
prétendent comparer les performances des sujets dans une
condition explicite (« groupe informé ») versus
dans une condition implicite (« groupe non informé
»). Comme nous l'avons mentionné précédemment,
les auteurs en arrivent à la conclusion selon laquelle les
informations explicites relatives à la structure de la tâche ont
un effet néfaste sur la performance. En fait, il faut se demander si
l'information qu'ils fournissent aux sujets dans la condition explicite
est bien pertinente. En effet, afin de rendre valide la comparaison
entre les deux conditions, l'information fournie au « groupe
informé » doit concerner les régularités qui
sont réellement exploitées dans les conditions
d'apprentissage implicite. Si l'information donnée par
l'expérimentateur concerne d'autres aspects de la situation, les
différences de performance observées entre les deux
conditions peuvent être attribuées aux différences dans
le contenu de la connaissance plutôt qu'à la nature, implicite
versus explicite, de la connaissance acquise. Cependant, Shea & al
n'ont jamais considéré la possibilité que la
différence qu'ils obtiennent entre « groupe informé
» et « groupe non informé » puisse être
due au fait que les deux groupes se soient focalisés
sur des caractéristiques différentes de la tâche. Au
lieu de cela, ils concluent au fait que la connaissance est explicite
dans un cas et implicite dans l'autre.
Les commentaires que nous (Perruchet et al., 2003) avons
apportés tendent à remettre
en question l'existence d'un apprentissage non conscient
dans les tâches de poursuite continue. Les conclusions
formulées par Shea et al. (2001) ne semblent pas fondées
puisque
ces auteurs échouent à identifier ce que les
participants apprennent vraiment de manière incidente.
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