2.3 Des résultats difficilement compatibles avec
ceux obtenus en
apprentissage implicite
Nous voulons, dans un premier temps, savoir si dans
les situations d'apprentissage moteur implicite, les participants
apprennent des fragments de la séquence
répétée ou bien s'ils apprennent celle-ci dans sa
globalité. Wulf et ses collègues (Wulf & Schmidt, 1997;
Shea
et al., 2001) suggèrent que les sujets apprennent le
segment répété dans sa totalité. Or si l'on revient
aux situations d'apprentissage implicite utilisant par exemple des tâches
de grammaire artificielle, Perruchet (1994) et Reber & Lewis (1977)
s'accordent à dire que les sujets n'apprennent pas des
chaînes de lettres entières (souvent longues de 6 à 9
lettres) mais qu'ils apprennent plutôt de bigrammes ou des trigrammes de
ces chaînes de lettres. La question de savoir si les sujets apprennent
une séquence dans sa globalité ou bien des fragments de celle-
ci a été également intensivement
étudiée dans les tâches de TRS conçues sur
la base du paradigme de Nissen & Bullemer (1987). En effet, parmi toutes
les situations d'apprentissage implicite, les études sur les TRS sont
certainement les plus proches de la situation réalisée par Wulf
et ses collaborateurs. Dans les situations de TRS, une cible
apparaît dans des essais successifs à une position possible
parmi quatre. Les participants sont invités à
réagir à l'apparition de cette cible en appuyant sur une touche
du clavier qui correspond spatialement à
la position de la cible sur l'écran. Sans que les sujets
ne le sachent, la même séquence d'essais
(en général 10) est
répétée dans toutes les sessions. Dans ces
conditions, les participants montrent une amélioration fiable de leurs
performances en comparaison avec les participants
à qui on a présenté une série
produite aléatoirement. Comme le précise Rosenbaum, Carlson
& Gilmore (2001), ce résultat correspond
étroitement aux résultats obtenus dans les tâches de
poursuite continue. Cependant, en faisant cette comparaison entre tâche
de TRS et tâche de poursuite, il ne s'agit pas de considérer
que les tâches discrètes et les tâches de poursuite
continue sont équivalentes d'un point de vue du contrôle moteur.
Il est probable que les deux activités diffèrent (Adams, 1987)
et, d'ailleurs, il est même possible que les tâches continues
impliquant des mouvements du corps entier diffèrent de tâches
continues utilisant des tâches simples (Wulf & Shea, 2004; Williams
& Grbin, 1976). Le point clé n'est pas la composante perceptivo
motrice impliquée dans la tâche, mais ce sont au contraire, les
règles sous tendant
la situation. Dans les deux cas, les
régularités sont appliquées comme une seule
longue
répétition de séquence ou de segment (plus
de quelques secondes). Cependant, il existe une
différence mineure, à savoir que le pattern de
cible est cycliquement répété dans des études de
TRS, alors qu'il est entremêlé de séquences
aléatoires dans les études de Wulf et de ses
collègues. Quelques études de TRS mixent séquences
répétées et séquences aléatoires, et font
état de résultats similaires à ceux obtenus en utilisant
des répétitions continues (Meulemans, Van Der Linden &
Perruchet, 1998; Stadler, 1993). Finalement, les conclusions issues des
expériences utilisant des tâches de TRS indiquent que
l'amélioration des performances des participants n'est pas due au
fait qu'ils sachent qu'une longue séquence se répète de
manière cyclique. Au contraire, dans ces situations, les participants
deviennent sensibles à la fréquence des différentes cibles
(comme l'indiquent les résultats obtenus par Shanks, Green &
Kolodny,
1994) ainsi qu'à la fréquence de certains chunks
(typiquement des petits fragments de deux ou trois essais). Bien qu'il y
ait un débat considérable entourant la question de savoir
si ces chunks sont disponibles dans les tests de rappel et de reconnaissance,
l'idée selon laquelle les participants apprennent des petits chunks
plutôt que la séquence entière reste pratiquement
incontestée (Buchner, Steffens & Rothkegel, 1998; Perruchet &
Amorim, 1992). Au contraire,
les résultats issus des situations d'apprentissage
moteur implicite indiquent que les sujets apprennent la séquence
répétée dans sa totalité.
Le second aspect qui nous intéresse à
présent est de savoir si, dans les tâches de poursuite
continue présentées précédemment, les sujets sont
conscients ou non de l'existence d'un segment répété. Les
conclusions fournies par Shea et al. (2001) indiquent qu'il existe un
apprentissage sans connaissance explicite des régularités
présentes dans une tâche motrice complexe. D'emblée de
tels résultats viennent contraster avec ceux obtenus dans des
tâches
de TRS. En effet dans les situations utilisant des
tâches de TRS, la plupart des études rapporte une certaine
quantité de connaissance explicite concernant les
régularités présentes dans le matériel
(Perruchet, Bigand & Benoit-Gonnin, 1997a; Shanks & Perruchet,
2002). Au contraire, les résultats issus des études
portant sur la poursuite continue suggèrent que les participants
ne sont pas conscients de l'existence de segments
répétés. Pour preuve, les résultats de Shea et
al. (2001), répliquant essentiellement ceux obtenus par Pew (1974) et
par Wulf & Schmidt (1997), indiquent que les sujets améliorent
sélectivement leur poursuite sur
le segment répété comparativement aux
segments aléatoires, bien qu'ils ne soient pas conscients de
l'existence de ce segment répété (ni de sa position
à l'intérieur d'un essai) dans
les tests de rappel et de reconnaissance proposés
suite à la phase de pratique. Seulement,
comme le disent Shanks & St. John (1994) : « Avant de
conclure que les sujets ne sont pas
« conscients » de l'information qu'ils ont
apprise et que cela influence leur comportement, l'expérimentateur
doit pouvoir établir que l'information qu'il ou elle recherche dans les
test de conscience est en effet l'information responsable des changements
d'exécution1». Il est donc tout
à fait possible de se demander si les tests post-expérimentaux de
connaissance explicite utilisés par Wulf et ses collègues
mesurent bien ce qu'ils prétendent mesurer. En effet, ces auteurs se
basent sur une littérature relativement ancienne pour construire leurs
tests (Reber,
1976; Lewicki, Czyzewska & Hoffman, 1987), littérature
critiquée et améliorée depuis.
Au final, dans les situations dites d'«
apprentissage moteur implicite », Wulf et collaborateurs
suggèrent que les sujets apprennent (1) le segment
répété dans sa totalité et (2) qu'ils ne sont pas
conscients de la répétition de celui-ci au fil des essais. De
tels résultats sont
en opposition avec les résultats robustes issus
des situations prototypiques d'apprentissage implicite. En effet, nous avons
vu précédemment (Cf. 1.3) que ces situations d'apprentissage
implicite aboutissent à un consensus relatif selon lequel
les participants apprennent l'information de manière parcellaire
en formant des « chunks » et que les connaissances acquises
sont accessibles à la conscience. L'intérêt, à
présent, va donc être de comprendre et d'expliquer pourquoi il
existe une telle contradiction entre les résultats obtenus dans ces deux
domaines. En d'autres termes, nous voulons savoir pourquoi il y a un
apprentissage implicite sans connaissances explicites concomitantes dans
les situations d'apprentissage moteur implicite. Cela nous amène
à nous poser les questions suivantes : est ce que les
situations d'apprentissage d'habiletés continues constituent une classe
à part d'apprentissage, ou bien, y
a-t-il dans ces situations un problème
méthodologique aboutissant aux résultats que nous
connaissons?
1 « Before concluding that subjects are unaware
of the information that they have learned and that is influencing
their behaviour, it must be possible to establish that
the information the experimenter is looking for in the awareness test
is indeed the information responsible for performance changes »
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