Première partie : Revue de littérature
Chapitre 1
L'apprentissage implicite
L'apprentissage implicite, en général
expliqué comme l'habileté à apprendre sans
conscience, a fait l'objet de nombreuses investigations depuis une trentaine
d'années.
Dans ce premier chapitre, nous allons tout d'abord
définir l'origine de ce phénomène en présentant
les principaux paradigmes d'étude. Ensuite, nous
présenterons les différentes approches de l'apprentissage
implicite en soulignant la divergence des définitions et des
points de vue proposés. Les opinions ne s'accordent pas
toujours sur la manière dont les connaissances peuvent être
apprises et influencer le traitement à l'insu des sujets dans
les différentes situations expérimentales qui ont
été étudiées. Pour finir, nous montrerons que la
littérature sur le domaine, bien
qu'hétérogène, laisse quand même émerger
un consensus relatif concernant les résultats obtenus avec les
différentes méthodes d'étude, à savoir, la
formation de « chunks » et la forte corrélation qui existe
entre performance et connaissance explicite de la situation.
1.1 Le phénomène d'apprentissage implicite :
une origine hétérogène
Le domaine de l'apprentissage implicite représente
aujourd'hui un corps de recherches important et unifié. Des ouvrages
entiers sont dédiés à cette thématique
(e.g. Cleeremans,
1993a ; Berry & Dienes, 1993 ; Berry, 1997 ; Stadler &
Frensch, 1998). Cependant, il ne faut
8 Chapitre 1 : L'apprentissage implicite
pas oublier pour autant l'origine quelque peu
hétérogène et morcelée de ce domaine de
recherche. En effet, les travaux relatifs à
l'apprentissage implicite dérivent en fait de trois domaines de
recherche distincts.
Reber, en 1967, est le premier auteur à avoir
utilisé le terme d' « apprentissage implicite » pour
décrire des processus d'acquisition qui, selon lui, se produisent de
manière passive et automatique. Ses travaux sont en prise
directe avec ceux des linguistes et psycholinguistes Miller et Chomsky,
portant sur les grammaires à états finis. Dans une tâche
standard de grammaire artificielle (AGA), les sujets doivent tout d'abord
mémoriser une série
de chaînes de quelques consonnes. Chaque chaîne
est engendrée à partir d'une grammaire
miniature qui définit l'ordre possible des lettres
(cf. Figure 1.1).
Séquences grammaticales
TPTS TPPTXXVS VXVPS
Séquences non grammaticales
XPTS TPTPS
Figure 1.1: La figure représente un exemple de
grammaire artificielle (adaptée de Reber, 1967).
Chaque passage d'un noeud de la grammaire à l'autre,
depuis l'entrée jusqu'à la sortie, produit la lettre
associée à l'arc reliant les deux noeuds. Cette procédure
permet de générer une série de séquences
grammaticales. Les séquences non grammaticales ne respectent pas les
transitions de
la grammaire.
A l'issue de cette phase d'étude, les sujets sont
informés que les chaînes étudiées jusque
là étaient engendrées par une
grammaire, et que maintenant, ils vont devoir essayer de dissocier,
parmi un ensemble de nouvelles chaînes, celles qui respectent et celles
qui violent
les règles de cette grammaire. Les résultats
principaux, répliqués à de nombreuses reprises, montrent
que la performance dans cette tâche de classification est
supérieure au niveau du hasard bien que les sujets soient
incapables de justifier leurs décisions et/ou de décrire
précisément les règles de la grammaire (Reber, 1976 ;
Reber & Lewis, 1977 ; Reber & Allen,
Le phénomène d'apprentissage implicite : une
origine hétérogène 9
1978). Sur la base de cette dissociation observée entre
performance et rapports verbaux, Reber
a défendu l'idée que l'apprentissage de grammaires
artificielles est implicite.
La seconde source de littérature concernant
l'apprentissage implicite se rencontre à la
fin des années soixante dix avec les travaux de
Broadbent (1977), plutôt orientés vers des applications
ergonomiques. Dans son paradigme appelé « tâche de
contrôle de systèmes dynamiques » (CSD), les sujets
apprennent à contrôler un environnement simulé
par ordinateur (e.g. une usine de production de sucre, Berry & Broadbent
(1984); un service de transports urbains, Broadbent, Fitzgerald & Broadbent
(1986). La tâche consiste en général à interagir
avec l'environnement en manipulant certaines variables en entrée (par
exemple, le nombre d'ouvriers de l'usine de sucre) afin de maintenir le niveau
de sortie du système à un niveau constant (par exemple, la
quantité de sucre produit). Le comportement du système
obéit à une équation inconnue des sujets qui permet de
calculer à chaque interaction le niveau
de sortie en fonction des valeurs données en
entrée. En général, ces études montrent que la
capacité des sujets à contrôler le système augmente
avec la pratique de la tâche bien qu'ils ne puissent pas
répondre précisément aux questionnaires
post-expérimentaux utilisés pour déterminer leurs
connaissances explicites. Dans l'ensemble, les résultats obtenus
à l'aide de
ce paradigme suggèrent que, dans certains cas, la
performance dépend de connaissances acquises implicitement.
Enfin, la troisième source d'inspiration
concernant les travaux sur l'apprentissage implicite se situe au confluent
des recherches sur le rôle de l'attention dans la mémoire et de
l'acquisition d'habiletés sensori-motrices. Cette fois, il s'agit
d'utiliser une tâche d'apprentissage de séquences. Dans le
paradigme, initialement décrit par Nissen & Bullemer (1987), la
phase d'entraînement est constituée par une tâche de
temps de réaction sériel (TRS). Dans cette situation, les
sujets doivent réagir à l'apparition de chaque
élément d'une séquence composée
généralement de stimuli visuels (cible). A chaque essai, la cible
apparaît dans l'une des différentes positions possibles
alignées horizontalement sur un écran d'ordinateur et la
tâche des sujets consiste à appuyer le plus rapidement et le plus
précisément possible sur la touche d'un clavier
correspondant spatialement à sa position. A l'insu des sujets, la
séquence de stimuli répond à certaines
régularités. Différentes versions de la tâche
ont été explorées. La majorité
des auteurs (e.g. Nissen & Bullemer, 1987) ont utilisé une
séquence de stimuli constituée par la répétition
d'un patron séquentiel (comprenant en général
une dizaine d'éléments) alors que dans
d'autres études (e.g. Cleeremans & McClelland,
1991), la séquence était
générée à l'aide d'une grammaire artificielle
similaire à celles utilisées dans les études d'AGA. La
mesure de l'apprentissage dépend de la structure de la séquence
utilisée (cf. Figure 1.2).
Temps de réaction Temps de réaction
Séquence aléatoire
Séquence répétée
Changement
de séquence
Blocs Blocs
Figure 1.2 : Mesure de l'apprentissage de séquences
dans deux versions de la tâche de temps de
réaction : comparaison entre séquence
répétée et séquence aléatoire (en haut
à gauche) et modification de la séquence (en haut à
droite). Chaque figure représente l'évolution du temps de
réaction en fonction des blocs d'entraînement.
Dans le cas d'une séquence
répétée, une technique consiste à comparer la
performance des sujets entraînés sur cette séquence
répétée à celle d'un groupe contrôle
entraîné sur du matériel aléatoire (e.g. Frensch
& Miner, 1994). L'apprentissage de la séquence devrait
permettre aux premiers sujets de répondre plus rapidement que ceux du
groupe contrôle. Une autre possibilité consiste à remplacer
la séquence répétée par une autre séquence
ou par du matériel aléatoire au cours de la tâche de
TRS. Si les sujets ont appris la séquence, la suppression du
patron séquentiel devrait provoquer une augmentation du temps de
réaction (e.g. Reed & Johnson, 1994, Shanks, 2003). Dans
l'ensemble, les résultats obtenus dans ces différentes situations
indiquent que les sujets acquièrent des connaissances sur la structure
de
la séquence qu'ils ne peuvent décrire
verbalement.
La majorité des résultats expérimentaux
relatifs à l'étude de l'apprentissage implicite
ont été recueillis à l'aide de
ces trois paradigmes. Cependant, d'autres situations
expérimentales ont été associées
à ce domaine de recherche. Il s'agit notamment de
l'apprentissage de probabilités (e.g. Reber &
Millward, 1971) qui étudie la capacité des sujets
à anticiper la position d'un signal lumineux pouvant
apparaître dans deux positions possibles. Dans cette tâche, la
probabilité d'apparition des stimuli n'est pas aléatoire mais
peut dépendre d'éléments présentés
jusqu'à 50 essais auparavant. Ces études montrent qu'après
une pratique intensive de la tâche, la performance tend à
refléter la distribution des stimuli bien que les sujets ne
puissent identifier le stimulus présenté au-delà du
cinquième essai précédent (Millward & Reber, 1968).
D'autres auteurs (Lewicki, 1986; Chun & Jiang, 1999) ont, quant
à eux, utilisé le paradigme d'apprentissage de
covariations. Dans cette tâche, les sujets sont confrontés
à un environnement visuel complexe composé de
différents éléments. Chun & Jiang (1999) ont
montré que l'apprentissage d'associations de paires
d'éléments améliorait la recherche ou la reconnaissance
d'une cible bien que les sujets ne soient pas capables d'identifier
ces covariations.
|