Introduction générale
Peut on apprendre inconsciemment ? Notre vie quotidienne
comporte bon nombre d'exemples de situations dans lesquelles le
comportement des sujets est influencé par des connaissances
auxquelles ils ne peuvent pas accéder consciemment et pour
lesquelles ils
« savent plus de choses que ce qu'ils peuvent en dire
». C'est le cas pour l'acquisition de la langue maternelle, pour
l'adaptation aux lois physiques, pour la sensibilité aux
règles musicales ou bien pour l'apprentissage
d'habiletés en général. Beaucoup
d'habiletés séquentielles semblent être acquises sans
encoder des règles verbalisables, ni même sans
développer de connaissances conscientes sur l'information
présente dans l'environnement. Ce type d'apprentissage est
qualifié d'implicite. Selon Perruchet & Gallego (1997),
l'apprentissage implicite désigne un mode d'adaptation par lequel
le comportement d'un individu apparaît sensible à la
structure d'une situation, sans que cette adaptation ne soit imputable
à l'exploitation intentionnelle de la connaissance explicite de cette
structure. Il ne s'agit pas d'affirmer que toute connaissance explicite
est absente, mais seulement de
2 Introduction générale
souligner le fait que l'adaptation comportementale ne
repose pas sur l'exploitation
intentionnelle de cette connaissance. Cette
définition renvoie à un phénomène dont nous
avons tous l'expérience, celle qui consiste à s'adapter à
une situation complexe sans que l'on parvienne à comprendre les racines
et les raisons de cette adaptation (Perruchet & Nicolas,
1998).
Le cadre général des travaux de recherche
présentés dans cette thèse se situe au confluent de
deux domaines de recherche. Le premier est celui de l'apprentissage implicite,
centré sur des connaissances ou des savoir-faire dont il est difficile
de faire état au travers du langage, et dont l'acquisition
s'opère dans des conditions relativement indépendantes des
intentions de l'apprenant. Le second domaine est celui du
contrôle et de l'apprentissage moteur, dont l'objet d'étude
se définit par le fait que le comportement implique des
coordinations sensori-motrices relativement subtiles. Par suite de
contingences historiques,
ces deux domaines sont restés longtemps
séparés, alors même que leur intersection définit un
champ d'étude de première importance : celui des
apprentissages moteurs implicites. En explorant la littérature, il
ressort que les recherches relatives à chacun de ces deux domaines sont
particulièrement abondantes, alors que celles ayant trait au
domaine particulier de l'apprentissage moteur implicite demeurent beaucoup
plus restreintes (Pew, 1974, Magill & Hall, 1989; Wulf & Schmidt, 1997
; Shea, Wulf, Whitacre & Park, 2001).
L'objectif principal des travaux de recherche
présentés dans ce mémoire de thèse est
d'apporter des éléments de réponse à la
question suivante : quels sont les conditions et les
éléments nécessaires à l'existence d'un
apprentissage implicite de séquences motrices ? Cette interrogation
intéresse aussi bien les psychologues travaillant dans le
domaine sportif (et étudiant les phénomènes
d'apprentissage moteur) que ceux travaillant dans le domaine cognitif
(et étudiant les phénomènes d'apprentissage
implicite). C'est pourquoi, le présent travail vise à
étudier les apprentissages moteurs implicites, en tirant parti des
connaissances et des outils méthodologiques
développés dans chacun des deux champs de
recherches concernés. La situation expérimentale qui sert de
support aux travaux réalisés dans cette thèse
est une situation dans laquelle un sujet doit pister,
à l'aide d'un périphérique quelconque (souris,
joystick, stabilomètre,...), une cible qui se déplace sur
un écran d'ordinateur de manière continue. Bien que le
déplacement de la cible apparaisse aléatoire, une part de
celui-
ci est en fait déterminée par une fonction complexe
constituant une séquence de mouvements
Introduction générale 3
répétés, dont le sujet ignore l'existence.
Dans ces conditions, une partie de l'amélioration des
performances du sujet avec la pratique de la tâche est due
à l'exploitation de régularités dont
le sujet n'est pas informé. La question
spécifique qui est au centre de ce travail est la suivante :
les individus sont ils capables d'apprendre inconsciemment des
régularités présentes dans un mouvement continu ?
La contribution expérimentale de ce travail va
porter sur la réalisation de tâches motrices continues et
discrètes. Schmidt (1988) a proposé un système de
classification des habiletés reposant sur des critères de
continuité, opposant un comportement moteur au déroulement
continu, à une action brève et bien définie. A une
extrémité de ce continuum, se trouvent les habiletés
discrètes qui sont souvent des mouvements de courte
durée, avec généralement, un début et une fin
bien identifiable (par exemple, lancer une fléchette). A l'autre
extrémité de la dimension, se trouvent les habiletés
continues qui n'ont ni début ni fin particuliers, le comportement
se prolongeant sur plusieurs minutes (par exemple, courir). Les données
obtenues lors de nos différentes expériences
révèlent qu'il est très difficile, voire impossible,
de mettre en évidence l'existence d'un apprentissage implicite de
régularités dans une tâche continue. A contrario, un
tel apprentissage s'obtient aisément dans une tâche
discrète, même lorsque celle-ci subit différentes
modifications.
Dans la première partie de ce travail (chapitres
1et 2), il s'agit de passer en revue la littérature sur
l'apprentissage implicite et celle sur l'apprentissage moteur implicite
afin de voir si les résultats obtenus dans les situations
conventionnelles d'apprentissage implicite peuvent se
généraliser aux situations d'apprentissage implicite de
séquences motrices. La seconde partie (chapitres 3 et 4)
présente d'abord une réanalyse de la littérature
sur l'apprentissage moteur implicite puis quatre expériences
aboutissant à une réinterprétation expérimentale
des travaux disponibles sur l'apprentissage implicite de tâches
motrices continues. Dans la troisième partie, il s'agit
d'examiner la différence d'apprentissage qui existe entre les
tâches continues versus discrètes, au travers de six
expériences. Enfin, une discussion générale clôt
cette thèse en revenant sur les résultats recueillis et en
envisageant
des perspectives de recherche futures.
|