B. Le risque d'apparition de paradis pénaux
Les paradis pénaux, encore appelés «pays
refuge»136 ou «forum shopping», seront
constitués par ceux d'entre les pays de l'espace ohada qui, pour
diverses raisons adopteront les sanctions les moins lourdes et attirent par la
même occasion les investisseurs peu enclins à se conformer aux
prescriptions de la loi communautaire.137
Ce risque est grave puisque à terme peuvent se mettre
en place de vraies multinationales du crime avec des pays exportateurs et des
pays importateurs de la criminalité. de la même manière que
certaines sociétés procèdent pour s'en tirer à bon
compte au plan interne, à la budgétisation des infractions
qu'elles commettent en ouvrant des comptes destinés exclusivement
à la prise en charge de leurs dépenses actuelles ou
éventuelles nées de leurs activités délictuelles,
les multinationales peuvent choisir le territoire de commission de leur forfait
pour échapper à la rigueur de telle législation ou
bénéficier de la douceur de telle autre.
C'est d'ailleurs ce qui explique le développement de la
criminalité transnationale avec notamment la complexité
liée à la décentralisation du pouvoir de décision
et la dispersion des acteurs dans un espace interconnecté.
De ces considérations, il résulte que la
dévolution de compétence aux législateurs nationaux pour
la détermination des sanctions attachées aux infractions
contenues dans les Actes uniformes, même si elle peut être
défendue au fond, pose des problèmes de politique criminelle dont
l'acuité pourrait encore longtemps alimenter la réflexion et la
recherche.
L'apparition des paradis pénaux, faute d'unification
des sanctions pourrait conduire à ce résultat absurde qu'en cas
de pourvoi en cassation portant sur une infraction pénale, celui-ci
135 POUGOUE P.G. et alii. Op.cit., p.237
136 DELMAS-MARTY M., Droit pénal des affaires, partie
générale : responsabilité, procédure,
sanction, Tome 1, Paris, PUF, 1990, p.26
137 POUGOUE P.G. et alii. Op.cit., p.238
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soit partager entre la CCJA compétente pour
apprécier si le délit est constitué, et la cour de
cassation nationale compétente pour apprécier la
légalité de la sanction.138
En effet, La Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA
est la juridiction de cassation des États membres, dès lors qu'il
s'agit d'un litige soulevant des questions relatives à l'application des
Actes uniformes.
Ceci ressort de l'article 14 du Traité OHADA qui,
après avoir établi que « la Cour Commune de Justice et
d'Arbitrage assure dans les États parties, l'interprétation et
l'application commune du présent Traité, des règlements
pris pour son application et des Actes uniformes », mentionne
expressément que la Cour est « saisie par la voie du recours en
cassation » et qu'elle « se prononce sur les décisions rendues
par les juridictions d'appel des États parties, dans toutes les affaires
soulevant des questions relatives à l'application des Actes uniformes...
à l'exception des décisions appliquant des sanctions
pénales ».139
Cette disposition, qui traduit, selon certains, la
supranationalité judiciaire au sein de l'OHADA exprime explicitement la
substitution de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage aux juridictions de
cassation nationales, pour les litiges dénoués par l'application
du droit uniforme de l'organisation. L'article 14 alinéa 5 étend
même cette substitution aux juridictions de fond, lorsqu'il y a
cassation.
En effet, cette disposition prévoit qu'en cas de
cassation, la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage évoque et statue au
fond.140 Ce pouvoir d'évocation permet ainsi à la Cour
Commune, de ne pas opérer de renvoi après cassation de la
décision qui lui a été déférée et de
se substituer ainsi, à la juridiction nationale de fond, qui aurait
été normalement compétente pour statuer après la
cassation.
Il faut signaler qu'à côté du
mécanisme de cassation, la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage peut
aussi être saisie, à titre consultatif, par toute juridiction
nationale saisie d'un contentieux relatif à l'application des Actes
uniformes 141 , mais ce recours consultatif nullement obligatoire
n'est pas le mode spécifique par lequel le Traité de l'OHADA
entend faire de la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage, instrument
d'interprétation uniforme du
138 MUANDA N., L'escroquerie et la distribution des
dividendes fictifs en droit pénal des sociétés issu de
l'OHADA : esquisse d'une théorie de droit pénal congolais des
sociétés, Op. cit. p.69.
139 Art. 14 du traité de l'Ohada, in code vert :
traité et actes uniformes commentés, Paris, Juriscope, 2014,
p.80
140 Art. 14 al. 5 du Traité de l'ohada, in code
vert : traité et actes uniformes commentés, Paris,
Juriscope, 2014, p.80
141 Art. 14 al. 2 du Traité OHADA, in code vert :
traité et actes uniformes commentés, Paris, Juriscope, 2014,
p.80
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droit de l'OHADA. Le mode spécifique est celui de la
cassation et de la substitution de la compétence de la Cour Commune de
Justice et d'Arbitrage, aux juridictions nationales.
Ce mécanisme de substitution imaginé par les
rédacteurs du Traité de l'OHADA, est susceptible d'engendrer des
relations conflictuelles avec les juridictions nationales, dès lors
qu'il s'agira de délimiter la portée exacte de cette
substitution.
Celle-ci dépend du droit à contrôler par
la Cour Commune. Formellement, le Traité vise le traité, les
règlements pris pour l'application du Traité et les actes
uniformes. On peut, cependant, douter que les règlements entrent dans ce
cadre. En effet, les règlements ont pour seul objet, les rapports entre
les organes de l'OHADA et entre l'Organisation et les États membres.
Il est donc impossible qu'un contentieux judiciaire
privé ouvrant droit à cassation, puisse impliquer l'application
d'un règlement.
Substantiellement, le Traité exclut «...les
décisions appliquant des sanctions pénales ».142
On peut penser que cette disposition exclut la compétence de la Cour
Commune de Justice et d'Arbitrage, dès lors qu'il s'agit d'un pourvoi en
cassation en matière pénale.
Ceci impliquerait que les pourvois en cassation en
matière pénale devraient nécessairement être
portés devant les juridictions nationales de contrôle de
légalité, même s'ils sont fondés sur un moyen
tiré de la violation d'un acte uniforme, puisqu'il ne faut pas perdre de
vue que les actes uniformes peuvent contenir des dispositions d'incrimination
pénale, mais non celles infligeant les sanctions, qui restent du domaine
de la loi nationale.
Une telle interprétation, qui supprime le pouvoir de
substitution de la C.C.J.A. en matière pénale, évite la
complexité et les lenteurs.143 En effet, s'il faut admettre
que la Cour Commune de Justice et d'Arbitrage est compétente pour
statuer sur les dispositions d'incrimination mais non sur les dispositions
établissant les sanctions, il faut admettre que la Cour Commune,
après s'être prononcée sur l'application des dispositions
d'incrimination, devrait renvoyer l'affaire devant une juridiction nationale de
cassation ou d'appel pour qu'il soit statué sur les sanctions.
142 Art. 14 al. 3 du Traité OHADA, in code vert :
traité et actes uniformes commentés, Paris, Juriscope, 2014,
p.80
143 ISSA-SAYEGH J., « La fonction juridictionnelle de la
Cour Commune de Justice et d'Arbitrage de l'OHADA », in Revue de
droit uniforme, n°123, Yaoundé, 1999, p. 5 et s.
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La solution consistant à écarter la
compétence de la Cour de l'OHADA en matière pénale
présente, quant à elle, l'inconvénient d'abandonner
l'interprétation des dispositions des actes uniformes établissant
des incriminations, aux seules jurisprudences nationales.
Ceci pourrait conduire à avoir autant
d'interprétations du même texte, qu'il y a d'États
parties144, ce qui ne conduit manifestement pas à
l'émergence d'un droit pénal des affaires harmonisé.
Il ne faut pas non plus perdre de vue que, dans un même
litige, une partie peut déférer une décision au pourvoi en
cassation, en se fondant sur la violation de la disposition d'incrimination et
de celle établissant la sanction. Cette observation, sur la cassation en
matière pénale, est susceptible d'être étendue
à toute espèce de pourvoi en cassation et laisse, alors,
entrevoir le danger d'une relation conflictuelle de portée beaucoup plus
large entre la Cour Commune et les juridictions nationales.
Il n'est évidemment pas impossible d'imaginer qu'un
pourvoi en cassation implique à la fois, une ou plusieurs règles
de droit uniforme et une ou plusieurs dispositions de droit national non
harmonisé.
Comment faut-il, dans ce cas, régler le partage de
compétences entre la juridiction commune et les juridictions nationales,
faut-il attribuer compétence pour l'intégralité du litige,
à la Cour commune, au contraire, faut-il attribuer compétence
intégrale à la juridiction nationale de contrôle de
légalité, faut-il former deux pourvois en cassation contre la
même décision, l'un devant la juridiction nationale de cassation,
et l'autre, devant la juridiction commune, faut-il former un seul pourvoi avec
deux moyens destinés à deux juridictions différentes, de
sorte que la juridiction nationale de cassation renvoie l'affaire devant la
Cour Commune de Justice et d'Arbitrage, après s'être
prononcée sur l'application des dispositions de droit interne non
harmonisé, ou l'inverse, c'est-à-dire, d'abord saisir la Cour
Commune de Justice et d'Arbitrage qui, après s'être
prononcée, renvoie devant la juridiction nationale de contrôle de
légalité.145
Cette situation de conjonction de moyens fondés sur des
normes juridiques différentes est, pourtant, loin d'être
exceptionnelle. Elle ne trouve dans les relations instituées entre les
juridictions nationales et la juridiction commune de l'OHADA, aucune solution
satisfaisante.
144 DIOUF N., « Actes uniformes et droit pénal des
États signataires du Traité de l'OHADA : la difficile
émergence d'un droit pénal communautaire des affaires dans
l'espace OHADA », in revue RBD, n°
spécial, Cotonou, 2001, p. 73.
145 MEYER P., « la sécurité juridique et
judiciaire dans l'espace ohada », in Penant, n° 855,
Niamey, 2006, p.9
50
En effet, aucune des alternatives évoquées
ci-dessus n'est satisfaisante. Certaines, notamment celle qui consiste à
former un seul pourvoi avec des moyens soumis à des juridictions
différentes sont même impraticables.146 Toute situation
incertaine qui suscite des solutions alternatives, est source de conflits
potentiels, et donc, d'insécurité juridique.
Il n'est donc pas étonnant qu'un tel conflit de
détermination de la juridiction compétente, Cour Commune ou
juridiction nationale de contrôle de légalité se soit
posé dans l'affaire Snar Leyma rendue par la Cour Suprême du
Niger, le 16 août 2001.147
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