4.1.2 À Abidjan, mairies et entrepreneurs
privés de transports: seuls pionniers des woro-woro?
Officiellement, dans la ville d'Abidjan, la
réglementation de 1977 interdit, l'accès à la partie la
plus urbanisée de la ville aux woro-woro. Seuls les autobus de la SOTRA
et les taxis-compteurs ont des dessertes urbaines. Mais comme dans de
nombreuses villes-capitales africaines, ici à Abidjan, les woro-woro
vont au-delà de leur rayon géographique d'activité.
Actuellement ils ont des dessertes largement répandues comme le
témoignent les liaisons créées entre Yopougon et les
autres communes de la ville d'Abidjan depuis le début des années
1990. Les dessertes des woro-woro ne suivent donc pas la réglementation
telle que voulue et
127 Ici, le terme d'acteur renvoie aussi bien
aux services administratifs (publics comme privés), à l'Etat
comme au citoyen, aux organisations professionnelles, aux syndicats, etc.
Théoriquement, selon (Gilly, Perrat, 2003), cela
correspond à des logiques de compromis entre des proximités
institutionnelles localisées et des proximités
242
défendue par l'Etat (norme officielle) comme on le
remarque dans les propos suivants du ministre des Transports.
«Ce qui est autorisé au niveau des textes que nous
avons aujourd'hui, ce sont effectivement les taxis compteurs et ce que nous
appelons aussi les gbaka. Mais il se trouve que avec la crise, depuis plus de
vingt ans, il y a une catégorie qui n'était pas
légalisée qui s'est introduite. Et compte tenu du fait que
l'offre des transports aujourd'hui est insuffisante par rapport au nombre des
populations à transporter au niveau de la ville d'Abidjan, ces
véhicules qu'on appelle véhicules banalisés ont
réussi à s'insérer dans le circuit et s'est
introduit». (Propos du ministre Gaoussou, lors du débat
télévisé du mardi 25 mars 2014)
Le développement des taxis collectifs dans la
mobilité intercommunale, est une action initiée par les
populations, organisée en interne par les coopératives des
transporteurs et parrainée par les mairies. Ainsi, les woro-woro
intercommunaux, bien que n'étant pas reconnus officiellement (ils n'ont
pas d'assurance et de déclaration fiscale appropriées au
transport collectif), font le transport collectif. Dans les textes, «le
véhicule de transport a deux visites techniques dans l'année
alors que la voiture particulière qui est utilisée pour ce type
de transport n'en n'effectue qu'une seule». Cependant, ce transport
qualifié de clandestin est devenu un mode de transport à part
entière et accuse même une augmentation. Il a pris l'allure d'un
phénomène. Dans la pratiques, ces véhicules sont
tolérés parce qu'ils collent mieux à la demande des
populations et répondent aux attentes des clients. Ce qui leur a
donné une légitimité sociale et un appui institutionnel
qui l'oriente et le protège. Pour le ministre des Transports ivoirien,
ces véhicules
«rendent aujourd'hui énormément des
services aux Ivoiriens. C'est un transport qui s'est imposé de
lui-même. Lorsque nous sommes venus, nous avons eu beaucoup de plaintes
au niveau des taxis compteurs, ils disent que les taxis banalisés leur
livrent une concurrence déloyale» (Propos du ministre Gaoussou,
lors du débat télévisé du mardi 25 mars 2014)
243
institutionnelles éloignées avec des acteurs
internes et externes qui agissent sur la scène globale. À
Abidjan, chauffeurs et transporteurs regroupés par affinité ont
des revendications collectives parrainées par les syndicats. Ils n'ont
aucun lien officiel avec les structures créées par l'Etat, mais
négocient «officieusement» avec certains représentants
de l'Etat et directement avec les collectivités locales pour
l'établissement de lignes et des gares.
La montée en puissance des woro-woro ou l'Etat
face à ses propres contradictions?
La mission régalienne de l'Etat en matière de
transport public c'est la satisfaction de besoins de mobilité. C'est
à ce titre qu'il intervient dans l'octroi des concessions aux
entreprises, dans la fixation des tarifs et éventuellement le
subventionnement, dans la détermination des coûts des
matières premières (carburants, pièces
détachées), dans la production et l'entretien de la voirie, la
régulation de la circulation et dans l'établissement des
conditions d'acquisition des véhicules (Haeringer 1986). En Côte
d'Ivoire, ces fonctions sont assumées par des organes centraux de
l'Etat, agissant de connivence avec les intérêts privés.
L'Etat, intervient aussi parfois directement dans le service, par le biais
d'entreprises publiques (SOTRA) ou de régies sous tutelle centrale. De
telles missions répondent toujours à des considérations
stratégiques de contrôle de la ville et de maîtrise de
certains enjeux urbains128. Les entreprises publiques restent
cependant peu concurrentielles (faible productivité),
déficitaires (nécessité
128 Dans la ville d'Abidjan, les revendications dans le
secteur des transports occupent une place importante. La confrontation des
transporteurs avec 1'Etat a aboutit souvent à d'importants conflits
sociaux, voire de véritables émeutes urbaines lors
d'augmentations de carburant, qui ont conduit à des flambées de
violence avec paralysie de la ville et déprédation de
véhicules. Ces conflits sociaux expriment des enjeux qui ne se limitent
pas aux problèmes des transports. Il est donc intéressant de
noter comment des mesures telles les hausses du prix de carburant peuvent
catalyser les mécontentements d'origine diverses, et mobiliser
différents segments des couches populaires comme ce fut en 2008
dès l'annonce de l'augmentation du prix du carburant à la pompe.
«Cent soixante et un mille (161 000) travailleurs regroupés dans
cinquante et une (51) organisations syndicales chapeautées par la
Fédération des syndicats autonomes de Côte d'Ivoire
(FESACI), envisagent de mener des actions plus vigoureuses que cette
(journée ville morte) en cours, depuis le lundi. Cela, pour protester
contre la hausse, depuis le 7 juillet 2008, de 29,2% pour le litre de super et
de 44% pour le gazole, sans oublier le gaz domestique» (Soir Info.
17/07/2008).
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d'investissements constants), fragiles et bureaucratiques.
Dans l'exercice contradictoire de ses fonctions de régulation
d'intérêt public et de planification des activités
urbaines, l'Etat semble parfois jouer un double jeu.
À ce sujet, toute une littérature a
foisonné chez les africanistes pour qualifier l'État africain au
Sud du Sahara: de politique du ventre (Médard 1990), État
importé, privatisation de l'État, criminalisation de
l'État (Bayart, Ellis et al. 1997), État patrimonial, etc. Cette
profusion de notions et de qualificatifs semble se rapporter au fonctionnement
actuel des transports alternatifs dans la ville d'Abidjan où la
décision de l'Etat d'«assainir» le secteur semble rencontrer
des résistances dont il serait lui-même responsable. Etienne Leroy
décrit une telle attitude de mystère de l'État et inscrit
ce dernier dans le registre de l'initiation, du secret, voire de l'exclusion:
«les initiés sont le personnel de l'État qui est
censé le servir mais qui peut profiter de cette connaissance pour se
servir».
En effet, face aux difficultés récurrentes des
autorités (des ministres du Transport, de l'Intérieur ou
même de la Défense) à faire respecter leurs
décisions «exclure de la circulation tout véhicule qui
n'a pas ses pièces au complet pour faire le transport (assurance, visite
technique, vignette...)», un agent de la Police Nationale,
chargé de l'exécution des lois affirme ceci:
«C'est simple hein! Parce que les patrons mêmes
là, eux-mêmes là, les woro-woro ça leur appartient
d'abord un. Donc quand un policier fait son travail, par exemple tu as
donné un papillon à un chauffeur ou bien tu l'as mis en
fourrière, c'est les mêmes patrons qui vont t'appeler pour venir
libérer type là. Ce qui fait, le travail sur ce
côté, ça ne marche pas. Et puis de deux, les transporteurs
ici ont une influence sur les patrons. Parce qu'ils mangent avec eux. Donc
quand tu manges avec quelqu'un là, ces trucks là, ça ne
peut pas marcher. Tu prends quelqu'un, il te dit c'est toi-même tu vas
ramener mon véhicule. Quand on était à la CRS en 1997, on
nous a dit aujourd'hui là arrêter tous les woro-woro qui ne sont
pas en règle. En 30 minutes, la cours de la CRS était remplie.
Mais les minutes qui ont suivi, tous les woro-woro ont été
libérés. Donc nous, on prend pour nous en même temps sur le
terrain. Les gars cotisent pour donner aux ministres. Chaque ministre qui passe
connaît ça. Ils passent à la télé, dans les
journaux, faites ça, faites ça. C'est zéro! C'est leur
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mangement. Les transporteurs eux-mêmes nous le disent.
Les autorités ne peuvent pas prendre de décisions contre ces
transporteurs. C'est nous les policiers on met en conflit avec les
transporteurs. C'est une chaîne alimentaire, les gars mangent en haut
là-bas» (Sergent T. 19.06.2014).
Rappelons également qu'en 2008, l'Etat ivoirien par le
canal du Chef d'Etat-major des Armées (CEMA) avait également
entrepris d'enrayer les woro-woro intercommunaux de la circulation. Face aux
différentes accusations de racket dont l'Armée ivoirienne est
victime129, le Général Mangou, Chef d'Etat-major de
l'Armée ivoirienne, à travers l'opération dite
«opération Mangou contre le racket» a tracé un nouveau
cadre réglementaire bipartite entre les transporteurs et les Forces de
Défense et de Sécurité. Le Général Mangou
après avoir donné des consignes claires aux différents
responsables de l'Armée Nationale, a averti les transporteurs à
peu près en ces termes:
«Vous ne devez pas être des fossoyeurs de
l'économie en vous complaisant dans la fraude,
l'irrégularité et la corruption au détriment du
pays».Général Philip Mangou (Frat. Mat du17/09/2008).
De toute évidence, ces dispositions du CEMA relatives
à l'application de la réglementation de 1977130 n'ont
duré que juste le temps de quelques jours131. Puisque, deux
mois après, l'opération est entrée dans un blocage total.
Officiellement les raisons avancées tournent autour de manque de moyens
financiers. Mais dans les faits, du moins pour ce qui concerne
l'agglomération abidjanaise, les problèmes soulevés
mettent en relief l'insuffisance de l'offre de transport de l'Etat et le double
jeu des collectivités qui taxent ces transports sous prétexte
d'aider des jeunes en proie au chômage. Les collectivités à
leur tour accusent l'Etat de ne pas tenir compte de leur point de vue.
129 Les agents des forces de l'ordre tapis dans l'ombre
profitant de l'inactivité du Comité Technique de Contrôle
de la Fluidité Routière(CTCFR) se détournent des
directives du CEMA. Les autres obstacles étant la mauvaise foi manifeste
de certains transporteurs et des conducteurs qui, en situation
irrégulière, tendent à corrompre les agents pour pouvoir
exercer librement, et cela en violation desdites mesures.
130 Décret de la Ville D'Abidjan signé le 02 mai
1977
131 Cocody : 319 woro-woro sur 1212 en circulation 908.
Adzopé: 1 taxi sur 100 en règle. Daloa : 20 minicars sur 310
roulent. San Pedro: 728 sur 1000 ont déserté les rues.
(Fraternité Matin n° 13102 p 2-3, juillet 2008)
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«La plupart du temps, les ministres qui passent ne
prennent pas la peine de nous écouter. Ils font ce qu'ils veulent. Oui,
mais nous on les regarde. Voilà ce que ça donne». (P.
responsable à la mairie de Yopougon 18.01.2014)
C'est aussi le lieu de rappeler que ces derniers temps, le
gouvernement ivoirien, par le biais du ministre d'Etat et ministre de
l'Intérieur, Hamed Bakayoko a engagé une «guerre»
contre les voitures banalisées (woro-woro) tout en leur demandant de se
mettre en règle pour exercer dans le transport en commun. Mais les
autorités peinent toujours à prendre des mesures réelles
contre les voitures banalisées souvent appelées «woro-woro
hors la loi». Ce qui a amené certains observateurs de la
scène urbaine abidjanaise à affirmer qu'un jour on assistera
à la disparition totale des taxis compteurs, car pour cet habitué
des woro-woro intercommunaux,
«Quand les woro-woro font grève, Abidjan tombe en
panne. Mais quand les taxis compteurs ne roulent pas, rien n'est à
signaler» Paul D. (20-03-2014)
Ainsi, ni la SOTRA, ni les taxis compteurs, ne sont à
eux seuls capables de répondre à la demande sociale de
mobilité. Dans ces conditions, l'Etat n'est-il pas condamné
à encadrer l'illégal pour échapper à la pression
sociale que peut en engendrer un blocage dans les transports collectifs
urbains? Pris en étau entre des acteurs de transport privé de
plus en plus nombreux, les collectivités locales (mairie et district) et
ses propres agents132, l'Etat est selon (Alaba and Labazée
2007), bien obligé dans certains cas d'autoriser des pratiques
s'exerçant en dehors du cadre de la légalité, pour
préserver une pacification des rapports sociaux ou dans un but
clientéliste. C'est notamment le cas des woro-woro intercommunaux que
les autorités sont bien obligées de prendre en compte, dans la
mesure où leur propre régie de transport n'est plus capable
d'offrir correctement aux populations des moyens adéquats de
déplacement. À quelques nuances près, on retrouve des
situations similaires en Afrique du Sud.
133 Agents de l'administration publique
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