3.1.2 Evolution des transports alternatifs à
Yopougon: une trajectoire historique singulière?
Le processus d'évolution des transports alternatifs de
la commune de Yopougon a été marqué par diverses phases
caractérisées d'une part, par le déficit de l'offre de
l'Etat, les transformations urbaines qui affectent la commune et les politiques
mises en oeuvre pour encadrer ces transports.
Des transports révélés par la forte
croissance
urbaine
Commune périphérique de la ville d'Abidjan,
Yopougon n'était qu'un faubourg de 10000 habitants en 1970
répartis sur plus de 70 ha urbanisés (Diahou 1981). En 1975, la
population est passée 99 000 habitants et l'espace urbanisé (1185
ha) a été multiplié par près de 17 en 6 ans suite
à la création de nouveaux quartiers106. Selon le
dernier recensement général de 1998, la population de Yopougon
était de 688235 habitants. Faute de recensement récent de la
population, les chiffres avancés tournent autour de 1 000 000 habitants
sur les 4000 000 millions que compterait l'agglomération abidjanaise
(Kouakou, Koné et al. 2010). Ces transformations rapides qui affectent
la structure urbaine de Yopougon est un phénomène international
qui touche quasiment toutes les villes d'Afrique et d'ailleurs dans le monde.
Il est à l'origine de l'évolution des structures de transport et
de l'émergence des initiatives alternatives de mobilité dans les
grandes villes du monde. Ici à Yopougon, à Abidjan en Côte
d'Ivoire, ce sont d'abord les gbaka qui ont été mobilisés
comme réponse aux difficultés de mobilité
106 L'extension officielle d'Abidjan sur le plateau du Banco
devait ainsi permettre une extension de l'offre de logement, autant
destinée à une classe moyenne que le miracle ivoirien voyait en
forte croissance qu'à des populations plus modestes à qui
étaient proposés, sous le contrôle de l'État et sous
certaines conditions 6, des logements économiques.
221
des populations. Ensuite, comme les gbaka ne suffisaient pas,
il y a eu l'avènement des taxis collectifs.
L'évolution historique des transports alternatifs comme
phénomène lié à la croissance rapide des
villes-capitales s'observe également à Conakry en Guinée
avec notamment l'histoire de deux communes de Matoto et de Ratoma. (Dubresson
and Raison 1998), décrivent le développement de ces deux communes
périphériques comme spontané et très rapide.
Faut-il le rappeler, à Conakry, c'est sous l'effet des
phénomènes d'urbanisation traduits par la croissance rapide et
incontrôlé de Matoto et de Ratoma que se sont imposés
graduellement les «Magbanas» et les taxis collectifs comme des
transports de substitution à la SOGETRAG. En outre, à Conakry,
à l'instar d'Abidjan, la structure de la ville est linéaire et la
plupart des pôles d'activités est localisée dans la
presqu'île de Kaloum ou à proximité comme ici au Plateau ou
à Treichville. Ce sont les communes de Matoto et de Ratoma qui
concentrent les deux tiers de la population de la capitale et constituent selon
(Dubresson and Raison 1998), les axes de fortes demandes de mobilité de
ces transports réduite de plus en plus aux minibus «Magbanas»
et aux taxis collectifs. Au Sénégal, à Dakar, ce sont les
extensions périphériques de Pikine et de Rufisque qui,
concentrant à elles seules la majorité de la population
favorisent le développement des initiatives alternatives de
mobilité. Alors qu'elles sont moins pourvues en emploi en comparaison de
Dakar, Pikine et Rufisque sont deux quartiers densément peuplés
comme l'indique le tableau suivant.
Tableau 12: Estimation des évolutions
croisées de la population et des emplois dans l'agglomération de
Dakar
Années
|
Dakar
|
Pikine
|
Rufisque
|
1988
|
45,8 % (68,3 %)
|
41,5 % (24,8 %)
|
12,4 % (7%)
|
1993
|
42,4%(63,7%)
|
45,2%(29,1%)
|
13,8%(7,8%)
|
1998
|
39,5%(60,7%)
|
46,7%(30,5%)
|
13,8%(7,8%)
|
Source: (Godard 2002); Lecture du tableau: %
population de l'agglomération % des emplois de
l'agglomération.
80.
222
L'urbanisation accélérée de Dakar en
périphérie est le moteur des transports alternatifs dans la
mesure où l'augmentation incontrôlée des distances dans la
ville augmente les besoins de déplacements motorisés. Plus de 70
% des habitants de Dakar qui vont en direction de Pikine et Rufisque se
déplacent à bord des cars rapides et ndiaga ndiaye (Lombard,
Sakho et al. 2004).
Au Cameroun, dans la ville de Douala, c'est la commune de
Bonabéri, sur la rive droite du fleuve Wouri, qui désigne la
figure de la désarticulation urbaine. Comme Yopougon, Bonabéri
est caractérisée selon (Diaz Olvera, Plat et al. 2007) par une
expansion urbaine rapide, une insuffisance des services. La commune de
Bonabéri est dépendante du noyau central de la ville de Douala.
Face au déficit de l'offre publique formelle, ce sont les moto-taxis ou
bendskin107 qui permettent à une grande partie de la
population de se rendre sur la rive opposée du fleuve pour leurs besoins
de travail. Timides à leur début, ces modes de transport se sont
multipliés et généralisés au fil des ans comme
l'alternative majeure pour relier Bonabéri, quartier
périphérique au centre ville.
Dans les quatre villes susmentionnées et dans beaucoup
d'autres villes-capitales d'Afrique et d'ailleurs, les anciens noyaux urbains
qui concentrent l'essentiel des emplois et des équipements urbains sont
saturés et ne peuvent accueillir de nouvelles habitations. De nouveaux
emplois se développent certes dans les extensions
périphériques, mais ils sont loin de combler le
déséquilibre entre le centre et la périphérie. Une
étude du BENTD réalisée en 1998, rapporte qu'à
Abidjan, 60% des emplois sont concentrés au sud de la ville (Plateau
inclus), tandis que la population, elle, habite dans les quartiers nord
(66%)108. La situation est similaire à Douala: une
enquête socio-économique réalisée en 1987 estimait
que plus de trois quarts des travailleurs des couronnes centrales n'y
résidaient
107 Tiré du «pidgin», (anglais locale),
«bendskin» désigne une danse traditionnelle de
l'Ouest du Cameroun réputée pour la frénésie de son
rythme et la position courbée des danseurs. Les premières marques
de motos utilisées par les conducteurs, ayant le siège
surélevé donnaient au passager transporté une position
semblable à celle des danseurs de «bendskin». Aujourd'hui, ce
mot désigne non plus seulement la moto au siège
surélevé, mais toute l'activité.
108 De Dianous, S. (1998). "Abidjan, l'éléphant
d'Afrique." Marchés Tropicaux (hors série): pp 1-
223
(Sahabana 2006). Pour (Adisa 1997), cette situation
apparaît de manière symptomatique à Lagos, la plus grande
métropole d'Afrique subsaharienne (12 à 15 millions d'habitants),
la capitale économique du Nigeria
De manière générale, les observations
tirées de l'évolution historique des transports alternatifs de
Yopougon, montrent que c'est un phénomène général
lié à la croissance rapide des villes. Ce qui conduit à
une plus grande généralisation des déplacements sur des
distances plus longues. Et en l'absence des offres publiques suffisantes, les
déplacements s'effectuent en majorité par les transports
alternatifs (Godard 2002). Or les grandes villes africaines laissent peu de
marge en termes d'organisation de réseau de desserte. Nous devrions
assister à une pression supplémentaire de la demande sur les axes
actuels de desserte en transport collectif: augmentation des débits
horaires et dégradation des conditions de déplacement. De plus,
les liaisons centre /périphérie, en raison de la forte
dissociation fonctionnelle de l'espace qui caractérise les capitales
subsahariennes, concernent prioritairement des déplacements pour motif
professionnel. Ce sont des déplacements générateurs de
ressources pour les citadins africains et leurs ménages. Selon (Sahabana
2006), les revenus que ces derniers peuvent espérer dans les zones
centrales sont meilleurs que ceux tirés des activités dans le
«quartier». Les conditions de déplacements entre le centre et
les périphéries touchent ainsi plus directement à la
productivité des citadins et de la cité. Quand on sait le poids
des grandes agglomérations subsahariennes dans la production nationale,
on comprend d'autant plus la nécessité d'améliorer les
conditions de déplacements sur les liaisons centre
/périphérie. Mais la dynamique d'évolution des transports
alternatifs, n'est pas seulement causée par les transformations urbaines
qui affectent les villes du Sud, elle est aussi liée aux
différentes politiques de transport mises en place.
224
Des offres de transport qui se sont
déplacées du front d'urbanisation aux
quartiers centraux
Les lieux du transport des woro-woro à Yopougon comme
ceux des cars rapides ou des ndiaye ndiaga de Pikine à Dakar ou des
zemijan de la région du littéral à Cotonou ont
changé en 30 ans. D'une offre concentrée dans les terminaux et
arrêts publics réduits, les woro-woro ont connu une
démultiplication des points d'accès. Des quartiers
périphériques, ces transports ont étendu leurs
réseaux de desserte aux quartiers centraux. Encouragée par la
forte demande consécutive au déficit croissant de l'offre
publique formelle, l'offre des taxis collectifs qui était jusque
là circonscrite aux besoins internes des communes s'est
transformée en offre urbaine. Au départ, il n'y avait pas de gare
des woro-woro intercommunaux à Yopougon, mais depuis 1993-1996, ces
taxis exercercent à partir d'une gare. Au niveau de la commune de
Yopougon, on note aujourd'hui, l'existence de deux grandes têtes de
stationnement des woro-woro intercommunaux en dehors de certaines autres qui se
créent de manière sporadiques109. La première,
la plus ancienne gare a été créée en 1993. Elle est
située à la Sicogi, au «Lavage» dont elle porte
également le nom. Elle est ainsi nommée, parce que, par le
passé, l'espace était occupé par des de jeunes laveurs
d'autos. L'autre, plus récente, créée en 2013 est
située à SIPOREX, juste à côté de la gare de
UTB. Alors que les bus de la SOTRA et les taxis compteurs ont un droit officiel
d'exploitation sur l'ensemble de la ville, les taxis woro-woro intercommunaux
ont un droit, plus tacite qu'officiel. Selon (Lombard 2006), leur maintien
dépend du bon vouloir des collectivités
décentralisées. À ce jour, ils se sont structurés
en deux réseaux de desserte: un réseau spécifiquement
communal et l'autre, axé sur la satisfaction des besoins d'ordre
intercommunal. Comme à Yopougon, à Dakar, (Lombard, Sakho et al.
2004) parlent «des bas côtés et chaussées» qui se
transforment en arrêts et terminaux de transport alternatif ou de
«minibus sur le trottoir». L'émergence de ces transports dans
les espaces publics de Dakar est telle qu'il a introduit un nouveau rapport
à l'autorité, à la règle édictée et
à l'espace public.
109 Grève dans les transports, évènement
politique d'envergure nationale, etc.
225
«L'espace à Dakar appartient à ceux qui en
usent et qu'en aucun cas son rôle et les règles de son utilisation
sont prédéterminés par une quelconque
autorité» (Lombard, Sakho et al. 2004).
D'une capitale à une autre, ou d'un quartier
périphérique à un autre, les transports alternatifs en
Afrique semblent se caractériser par la même dynamique
d'évolution. C'est ainsi que l'histoire de l'évolution des
woro-woro de Yopougon rappelle aussi celle des zemidjan des quartiers de
Gbégamè, Koudougou, Fijrossè, Akpakpa et Ekpè de
Cotonou. Au départ, comme les woro-woro de Yopougon à leur
début, les zemijan étaient cantonnés. Ils devraient
éviter les grands axes qui étaient la propriété des
entreprises publiques de transport en commun (Régie des transports de
Cotonou, Régie autonome des transports urbains de Cotonou, régies
provinciales puis sociétés provinciales des transports, etc.).
Mais depuis les débuts des années 1990, l'offre des zemijan a
connu une forte emprise spatiale à l'image des woro-woro qui se sont
transformés en transport urbain. Actuellement, les zemijan assurent 70 %
des déplacements à Cotonou (Noukpo and Agossou 2004).
Une dynamique alimentée par la
généralisation de l'«occasion»
Longtemps, délaissés, ignorés,
tolérés, par les autorités publiques, peut-être plus
d'ailleurs par le pouvoir central110 que par les
collectivités décentralisées, les woro-woro à
Abidjan, les ndiaye ndiaga de Dakar ou même les Oléyia de
Lomé, ont fini par s'étoffer du fait de leur adaptation aux
contextes nationaux et internationaux. L'un des supports essentiels des
woro-woro à Abidjan est le fort recours aux véhicules d'occasion
favorisé par les mesures de libéralisation de 1996-1997. Selon
(Dianous 1998; Lejeal 1998), une bonne partie des véhicules du secteur
des woro-woro proviendrait de la filière des véhicules
appelés communément «France au revoir». Cela aurait,
selon certaines sources occasionné
110 Il faut, y voir certainement une distance
idéologique pour un phénomène considéré
comme passager et marginal par rapport aux modes officiels couverts par la
réglementation et encouragé par l'Etat. En Côte d'Ivoire,
le président F. HOUPHOUËT-BOIGNY reste fermement opposé aux
activités des transports dits informels symbole à ses yeux d'un
recyclage stigmatisant pour la construction nationale. Il développe
à cet effet une législation contraignante jusqu'à la fin
des années 1980, assurant la défense de la SOTRA qu'il obligeait
à toujours offrir tous les avantages sociaux (gratuité pour les
étudiants, corps habillés etc.), malgré les
difficultés économiques de l'entreprise.
226
la diffusion des marques japonaises au détriment des
marques française telle que Renault Peugeot et
Citroën111. Ce qui n'était pas le cas, il y a quelques
années comme l'indique le tableau suivant.
Tableau 13: Synthèse sur les immatriculations en
1997 en Côte
d'Ivoire
Le marché vu de la Côte
d'Ivoire
|
Type de véhicules
|
Ventes cumulées sur la période
09/96 à 12/97
|
Parts de marché Du constructeur leader
|
Part de marché du Pays leader
|
Véhicules particuliers 4×4
Taxis
Pick up
Fourgonnettes Camions (PTR3,5t) Camions PTR 3,5
t)
Minibus (9 à 22 places) Cars (+
22places
|
3968 810 343 1641 741 111 1573 562 292
|
30% Peugeot 26% Mitsubishi
30 %Kia
28 % Mitsubishi 17 % Opel et Fiat 71 % Peugeot
29 % Kia
37 % Isuzu
28 % Mercedes
|
41% (France) 79% (Japon) 37 % (japon) 83 %( japon) 29 % (France)
71% (France) 68 % (japon) 89 % (japon) 46 % (japon)
|
Total
|
10059
|
15 % Peugeot
|
51 % japon
|
Source: (Lejeal 1998), marchés tropicaux,
octobre 1998 p 2086
Sur ce point de l'apport des nouvelles marques, notre
thèse rejoint celles développées par (Noukpo and Agossou
2004; Diaz Olvera, Plat et al. 2007) à propos des taxis motos de Cotonou
et de Douala. Selon ces auteurs, le développement de ces transports a
été facilité par l'introduction le plus souvent de
véhicules d'occasion en provenance du Nigeria, d'Europe, du Japon et
plus récemment de Chine et de l'existence sur place d'unités de
fabrication ou de montage. À cela, il faut ajouter la
disponibilité du carburant. Le carburant est soit directement disponible
dans les pays producteurs, soit importé de manière légale
ou frauduleuse. Là encore le Nigeria jouerait selon ces auteurs un
rôle important dans la promotion de ces taxis-motos. À ces
différents facteurs qui favorisent le développement des
transports alternatifs, il faut ajouter l'attitude des autorités qui
cherchent à les contrôler. Les woro-woro de Yopougon, par exemple
à leur
111 Selon certains conducteurs de woro-woro, il est très
difficile de trouver une pièce mécanique des marques telles que
Peugeot et Citroën sur les marchés des pièces-auto
d'occasion.
227
parution 1972, étaient quasiment ignorés et
tolérés par les autorités comme le mentionnent les propos
suivant de cet ancien chauffeur.
«Dans les années 1974, de la gare à
l'habitat, le transport était à 25f. Il y avait mon vieux qui
avait deux voitures dont une R4 et c'est moi qui lavais ça. Quand il
partait au village, je prenais la R4 je faisais le taxi. Les gens payaient 25 F
et il n'y avait pas affaire de couleur. Ce n'était pas de couleur rouge
mais je faisais ça et les gens montaient. C'est après, on a
demandé à tous ceux qui font le taxi d'aller à
Adjamé pour les papiers112.» K. Armand (05-4-2012).
Progressivement, les autorités ont mis en place un
ensemble, de procédures pour les contrôler et les suivre. Notons
par exemple, qu'au départ, les woro-woro n'avaient pas de couleur unique
et l'on ne leur exigeait pas d'antenne lumineuse, de couleur, de macaron, etc.
Tout se faisait spontanément et sans grandes prescriptions en dehors de
quelques frais généraux communs à tout le secteur des
transports. Il faut attendre au détour des années 1980, 1990,
1994 et 1996, considérées comme des moments ultimes de
l'évolution des woro-woro, pour voir ces transports faire l'objet de
diverses réglementations. Couleur des taxis à l'intérieur
des communes, l'imposition de macarons et d'antennes. Schématiquement
pour la seule ville d'Abidjan ce sont
Tableau 14 : Répartition des couleurs des taxis
communaux
d'Abidjan
Commune
|
Couleur
|
Abobo
|
Beige
|
Adjamé
|
Vert gari
|
Attécoubé
|
Vert avec une bande blanche
|
Cocody
|
Jaune panama
|
Koumassi
|
Vert
|
Marcory
|
Bleu avec une bande blanche
|
Port-Bouët
|
Jaune mariolle, bande bleue marine et baguette au niveau
de la caisse
|
Yopougon
|
Bleu
|
Source: AGETU, évaluation récente
de la mobilité urbaine dans le grand Abidjan, 2008
112 Yopougon, dépendait de la sous-préfecture de
Dabou, mais était rattachée à la mairie
d'Adjamé.
228
Cette tendance observée dans l'évolution des
woro-woro de Yopougon particulièrement et en général
d'Abidjan, se retrouve également au niveau des zemijan de Cotonou et les
bendskin de Douala. Mais à la différence de Yopougon (Abidjan)
où l'évolution des taxis communaux a été
marquée par la couleur, le port d'antenne lumineuse et de macaron, etc.,
à Cotonou et à Douala les moto-taxis ont été
obligés par les autorités à l'incorporation d'une
variété de dispositions. En effet, lors de l'apparition des
premiers motos-taxis, l'entrée dans le métier ne
nécessitait ni l'immatriculation de l'engin, ni la possession d'un
permis de conduire ou même d'un casque. Puisque dans un premier temps,
ces transports étaient ignorés, et tolérés parce
qu'on les considérait comme un mode de transport temporaire. Mais, le
poids des motos-taxis dans le transport public a progressivement amené
les autorités à mieux les prendre en compte. La concurrence que
fait peser le moto-taxi sur les autres opérateurs, la force politique
représentée par leur nombre113 et les
externalités négatives induites, ont provoqué
progressivement des réactions de «diabolisation» et de
répression des autorités publiques à l'égard de ces
transports. Aujourd'hui, l'existence de ce mode de transport intègre
l'usage de port de casque, de couleur du véhicule, d'itinéraires,
etc. même s'il existe toujours un décalage entre le contenu et
l'application des décrets et arrêtés contrôlant la
profession.
À ces facteurs liés à la nature des
véhicules, ont peut aussi ajouter le contexte institutionnel. À
Yopougon (Abidjan), à Dakar, à Cotonou ou à Durban comme
dans beaucoup d'autres communes des capitales du tiers monde, les transports
alternatifs ont évolué au gré des réglementations
et des contextes sociopolitiques. Cependant, en comparaison de
l'expérience de Dakaroise où l'Etat a favorisé
explicitement la montée de ces types de transport114, Abidjan
apparaît particulier
113 Mouvements de grèves de nature à provoquer
la paralysie de la ville.
114En 1982, l'Etat organise ainsi
une opération visant à professionnaliser la gestion et
l'organisation des cars rapides, en facilitant la création de nouvelles
entreprises par des étudiants diplômés de maîtrise.
De plus, lors de la crise syndicale qui a vu le jour dans ces années
1990, l'Etat a explicitement soutenu la division au sein des syndicats en
favorisant la création de deux autres fédérations dont une
dirigée par un homme lige du parti au pouvoir. Celui-ci est
remercié au moment des consultations électorales par le milieu
des transports, les dirigeants syndicaux donnant des consignes de vote
favorables aux candidats du parti au pouvoir.
229
dans la mesure où ce sont les collectivités
locales qui profitent le plus du dynamique des woro-woro comme l'écrit
ici à ce propos Jérôme lombard:
«À Abidjan, les accords qui lient syndicats de
transporteurs et mairies ne sont pas plus transparents. Les sites de chargement
et de déchargement des voyageurs sont ainsi installés dans les
périmètres communaux au gré des ententes avec les
professionnels, devenus omnipotents. Parfois, avec l'accord des mairies qui
voient là un moyen de régler à moindres frais le
problème d'un quartier, certains trottoirs et esplanades où
attendent des taxis sont placés sous le contrôle de jeunes qui
instaurent une sorte de racket qui ne dit pas son nom. L'espace urbain semble
être découpé en petits territoires que la
décentralisation renforce dans leur existence. Chaque échelon
territorial souhaite intervenir au niveau qui n'est pas le sien et parfois
outrepasse ses droits» (Lombard 2006).
D'après la réglementation, ce sont les autobus
de la SOTRA et les taxis compteurs qui sont les seuls moyens de transport
autorisés à circuler sur le périmètre urbain
d'Abidjan. Mais, pour compenser les effets de cette décision, les gbaka
ont été rejetés sur le suburbain et en direction des
villages Ebrié, les taxis collectifs woro-woro ont été
confinés dans des périmètres urbains biens définis.
Ces mesures toujours en vigueur dans les textes, obligeaient les habitants de
Yopougon se déplaçant régulièrement vers le sud
d'Abidjan à subir la limitation des alternatives en termes d'offre, une
rupture de charge supplémentaire et l'augmentation du coût et de
la durée de déplacement. Nombreux sont ceux qui ont dû
aménager leurs activités et leurs déplacements quotidiens
(possibilité d'une restauration sur les lieux de travail (Akindès
1991). La situation extrême étant le repli ou la recherche de
logement à Vridi, à Koumassi, où l'offre de services
urbains et les possibilités d'emploi sont plus intéressantes
(Diahou 1981; Diahou 1985; Bonnassieux 1987). En ce qui concerne l'offre de
transport, tandis que l'interdiction de circulation sur l'espace urbain a
été appliquée strictement aux gbaka et les taxis
collectifs woro-woro dans la ville d'Abidjan, d'autres opérateurs de
transport ont pu développer leurs activités notamment dans les
communes de Koumassi-Marcory et Port Bouët
230
du fait d'un cadre réglementaire ambigu et une
permissivité des contrôles routiers115.
En l'absence d'un cadre organisationnel efficace du transport
urbain, le respect d'une telle mesure s'avère compliqué et passe
par une forte mobilisation des agents publics et privés dans les
communes. La mise en oeuvre de la réglementation sur le transport
à la faveur des réaménagements liés aux lois de la
décentralisation a mis en lumière de nombreuses carences dans
l'encadrement, l'organisation et la réglementation des transports
urbains. Le cadre institutionnel des transports urbains est
caractérisé par une multiplicité d'intervenants, avec des
responsabilités pas toujours bien identifiées, et une absence de
coordination. La mise au point des mesures de restriction de circulation en
faveur des quartiers spécifiques et leur application ont ainsi
nécessité la réaction des maires à la faveur de la
décentralisation qui ont fini par délivrer des autorisations de
stationnement116. Dans le domaine des transports comme dans beaucoup
d'autres, les interventions institutionnelles souffrent d'une approche
bureaucratique et fiscale. Les situations d'incertitude comme le contexte de
décentralisation et de libéralisation mettent en lumière
les défaillances des acteurs responsables de la gestion urbaine.
Sur ce point, il y a une similitude dans l'évolution
des woro-woro intercommunaux de Yopougon et l'accroissement des offres des
taxis motos et des taxis clandestins de l'arrondissement de Bonabéri
à Douala, au Cameroun. Selon Diaz Olvera Lourdes et Sahabana
Maïdadi117, l'émergence des taxis motos et des
115 La formulation de l'article 74 de la loi relative à
la police routière instaure la confusion et entraîne le
développement des taxis collectifs woro-woro dans d'autres communes. En
effet, la loi dit que «le maire a la police des routes à
l'intérieur du périmètre communal dans les limites des
règlements en matière de circulation routière».
Ensuite, cette même loi ajoute que «il peut, contre paiement de
droit fixés par la Conseil Municipal, délivrer les permis de
stationnement». L'interprétation, cet article amène les
maires à délivrer des autorisations de transports sans se poser
la question de savoir si la ligne exploitée est communale ou
intercommunale. Il se crée alors une incompréhension entre les
autorités chargées d'encadrer des transports urbains. La
généralisation de ces pratiques délivre les gbaka et les
woro-woro du carcan de la réglementation de 1977 en les poussant
à investir les lignes insuffisamment desservies par les bus de la SOTRA
et à concurrencer les taxis compteurs.
116 Loi n°85-578 du 10-08-95
117 SITRASS (2005), Restriction de la circulation des
transports collectifs urbains sur le Pont du Wouri: impacts sur les
populations. Etude pour le compte de la Communauté Urbaine de Douala,
Lyon, 111 p.
118 Société camerounaise de transport urbain,
détenue par des investisseurs privés camerounais, a
commencé ses activités en janvier 2001.
231
taxis clandestins entre Bonabéri et Douala proviendrait
des incompréhensions provoquées par la mise en oeuvre des mesures
de restriction de la circulation lors de la réhabilitation du pont sur
le fleuve Wouri qui sépare Bonabéri de Douala. La restriction de
circulation visait à alléger le trafic sur le pont pour faciliter
les travaux de réhabilitation. Mais sans concertation préalable
avec les autorités correspondantes et sans étude
d'évaluation des impacts sur l'offre comme sur la demande de transport,
les mesures ont été appliquées dans l'urgence. Or le cadre
institutionnel des transports urbains de Douala est caractérisé
par une multiplicité d'intervenants, avec des responsabilités pas
toujours bien identifiées. Aussi, la mobilisation des forces de police
n'a-t-elle pas suffi à contrer le développement du transport
clandestin. Ce dernier représente 10% des déplacements entre les
deux rives du Wouri entre 6h00 et 21h00, plus que les lignes
régulières de la SOCATUR118. Si leur présence
s'explique, comme nous l'avons dit plus loin, par les insuffisances de l'offre
«légale», elle a été aussi favorisée par
le dysfonctionnement observé dans la politique de mobilité
urbaine censée faire respecter la réglementation. (Lombard, Sakho
et al. 2004) ont fait le même constat au sujet du développement
des taxis collectifs entre Dakar et Pikine (Sénégal). Les taxis
collectifs entre ces deux quartiers et Dakar se sont particulièrement
développés à partir de 1982 quand l'Etat a pris la
décision de les reconnaître comme transport collectif de banlieue.
Cette situation a provoqué la résurgence du
phénomène. C'est ainsi que la desserte des taxis collectifs qui
était jusque-là contenue dans ces périphéries s'est
subitement transformée en desserte
banlieue/centre-ville. Aujourd'hui ces taxis collectifs
assurent plus du tiers (31,5%) de la part de marché des taxis (EMTSU,
2000).
Un certain nombre d'éléments relevés dans
les villes subsahariennes se retrouvent aussi dans les villes du nord de
l'Afrique, où l'Etat est historiquement très fort mais où
l'on rencontre des situations très variables selon les villes (Godard
2003). Alger dans la capitale algérienne, l'importance croissant des
minibus et des fourgonnettes est identifiée comme le résultat
d'un processus lent de décentralisation, avec des projets
d'autorité organisatrice qui n'ont pas pu aboutir.
232
C'est sensiblement dans ces mêmes termes que (Tellier
2005) aborde l'émergence des grands taxis dans la mobilité des
populations de Casablanca. Bien que n'étant pas appréciés
par les autorités publiques, ces transports connaissent un succès
éclatant non seulement à cause du flou qui entoure l'acquisition
des agréments119, mais aussi du fait de la pluralité
d'acteurs impliqués autour des agréments.
Ces exemples démontrent que la mise au point de
dispositifs durables de gestion et de contrôle des transports alternatifs
exige, au-delà des cadres législatifs et réglementaires,
des projets politiques locaux partagés qui transcendent les antagonismes
sociaux. En l'absence de tels arrangements sociopolitiques, ce sont les groupes
d'entrepreneurs privés qui se substituent aux autorités
institutionnelles en charge des questions des transports dans les villes.
Des transports influencés par le
«savoir-faire» des entrepreneurs privés
Dans son texte Les sociétés africaines face
à l'Etat, Jean-François Bayart a pu souligner le contraste entre
l'ambition totalisante de l'Etat et ce qu'il appelle «la revanche de la
société civile». C'est dans cette approche dialectique de la
relation entre État et société que nous trouverons la
clé de l'explication des différentes stratégies
déployées par les entrepreneurs privés du transport pour
prendre part au processus urbain. En effet, dans un secteur atomisé,
caractérisé par une forte prise de risque mais d'une
rentabilité immédiate, les entrepreneurs syndicaux, se sont
érigés en maître de jeu permanent entre les investisseurs
entrant dans le secteur, les usagers et les acteurs institutionnels. S'ils
affichent un double statut de défenseurs de droits des transporteurs et
de maintien d'ordre dans les gares, dans les faits, ces entrepreneurs semblent
davantage intéressés par les gains que
119 Ici l'agrément est l'équivalent d'une
autorisation de transport ou d'une carte de stationnement. À Casablanca,
en théorie, le mode d'attribution des agréments de taxi a un
double objectif : d'une part, mettre à la disposition des personnes un
service public de transport et d'autre part, «permettre à une
catégorie de citoyens économiquement faibles ou ayant une
situation sociale précaire, de bénéficier d'une aide de
l'administration. Un agrément est donc un privilège nominatif et
présenté comme un don gratuit ou un soutien de l'Etat à
des personnes démunies. Mais en raison de l'instruction des demandes par
les fonctionnaires et de l'arbitraire des décisions de la Commission
nationale des transports, l'appui d'un cacique reste la condition officieuse
pour bénéficier d'un agrément de taxi.
233
rapporte l'activité que par la gestion d'un secteur.
C'est ainsi que ces entrepreneurs refusent d'aménager dans la nouvelle
gare ultramoderne, sise au quartier Andokoi Kouté à Abobo comme
l'indique cet extrait de Frat. Mat.
À la une: «transport urbain, les
«gnambro» font la loi Partisans de l'anarchie
Le conseil municipal d'Abobo a décidé d'offrir
aux transporteurs de la commune, une gare ultramoderne. C'est au quartier
Andokoi-Kouté qu'a vu le jour cette gare qui offre toutes les
commodités aux transporteurs. Le 21 août dernier, lorsque les
autorités municipales ont voulu déguerpir les occupants de
l'ancien site au profit du nouveau, elles se sont heurtées à des
résistances farouches. Il s'en est suivi des échauffourées
entraînant la fermeture des locaux de la mairie et quelques
blessés. Syndicalistes, chauffeurs, chargeurs et «gnambro» ont
d'une même voix, opposé un niet [...] pour Diaby Mamadou, membre
du collectif des transporteurs d'Abobo, les places coûtent chères
à la nouvelle gare d'Andokoi Kouté et celle-ci ne permet pas aux
chargeurs et «gnambro» de gagner leur pain. Bamba Drissa, chauffeur,
estime pour sa part que quitter l'ancienne gare est un danger pour la
population. Dans la mesure où les milliers de chargeurs au nombre
desquels des ex-combattants se retrouveront sans activité. Dans le
milieu des chauffeurs, syndicalistes et chargeurs, l'on est sur ses gardes,
avec un mot d'ordre clair: si on nous déguerpit de cette gare, on
brûle la maire».
Frat Mat du jeudi 13 septembre 2012,
p4
De pareilles situations qui se répètent un peu
partout à Abidjan sont à l'origine de la création de
multiples gares sur les voies publiques avec leur lot de fréquentes
bagarres entre syndicats rivaux. Ni les autorités municipales, ni
mêmes les ministères en chargent de la question des transports
urbains n'arrivent à y mettre de l'ordre. Pourtant, le
développement des woro-woro et plus précisément la
démultiplication des gares se matérialisent dans une partie des
voies de circulation ou des espaces
234
publiques. De plus, les espaces où s'exercent ces
activités de transports sont gérés prioritairement par des
acteurs répondant à des logiques organisationnelles
différentes le plus souvent de celles des acteurs officiels de la ville.
Certes, selon (Lefèvre 2001), réguler n'est pas gouverner.
Cependant, on peut s'interroger sur la capacité réelle de nombre
des autorités urbaines à mettre en oeuvre un projet de transport
qui ne concèdent pas forcément les premiers rôles à
ces nouveaux pôles de pouvoir émergents au sein de la
société civile. En théorie, la compétence en
matière des transports urbains découlant de la loi de 1980 et
complétée par les lois modificatives de 1995 et de 2000
précise qu'à Abidjan, ce sont les communes et la ville qui
disposent de cette prérogative pour les deux types de taxis, la DTT
(actuellement la SONATT, Société Nationale des Transports
Terrestres) s'occupant des minibus et L'AGETU, chargée de donner les
autorisations des transports urbains. Mais en réalité, les
autorisations de transport accordées par ces institutions ne permettent
pas à elles seules de mettre un véhicule de transport dans la
circulation. Puisque, le contrôle spatial, les règles et les
modalités de fonctionnement, la définition du réseau de
desserte sont du domaine des syndicats organisés en
collectifs120 sur des sites bien identifiés. Ils
contrôlent les entrées sur les lignes par un péage lourd.
Aussi, les «clandos» débordent-ils
délibérément sur d'autres espaces communaux grâce
à l'accord des syndicats tacitement soutenus par les communes par les
taxes et par les péages. C'est dans cette même logique que
(Lombard, Bruez et al. 2004) situent le développement des taxis
collectifs et des ndiaye ndiaga de Dakar. Dans la capitale
sénégalaise, les rapports entre les syndicats et les
autorités compétentes en matière de transport sont en
revanche beaucoup plus avancés malgré la forte implication de
grands transporteurs mourides121.
Aujourd'hui, contrairement à Abidjan et notamment
à Yopougon où l'auto organisation est très forte, à
Dakar, c'est l'Etat qui est directement impliqué dans la restructuration
du milieu des syndicats. Organisés en Groupement d'Intérêt
Economique (GIE), il est de plus en plus question de leur concéder
l'exploitation de certaines lignes de transport en commun. C'est
l'émergence composite de ces
120 Pour mieux contrôler, les syndicats ont instauré
des systèmes de rotation qui permettent à chaque syndicat d'avoir
son jour de vente effective de ses tickets et de prélever des taxes.
121 Ceux-ci jouent le rôle d'intermédiaire entre le
GIE (Groupement d'Intérêt Economique) et les acteurs
institutionnels de Dakar.
235
différents groupes d'acteurs autour de ces transports
qui est au coeur de leur organisation dans les différents pays et qui
fonde la spécificité dans l'organisation de ces transports dans
les Etats.
IV Comment sont organisés les transports
alternatifs dans les villes capitales?
Dans les villes en développement, le déficit de
l'offre de transport public a laissé le champ libre aux transports
privés qui assurent dans des schémas variables, des rôles
clés dans l'absorption de la demande sociale de mobilité.
À Abidjan, à Dakar, à Durban, à Alger, à
Cotonou, etc. presque toutes les grandes agglomérations ont
développé un transport de ce genre en dehors des programmes
officiels. L'importance croissante de ces transports dans la mobilité
montre que ce n'est plus un fait à démontrer. Ces transports sont
revendiqués haut et fort comme la seule solution capable de sortir les
grandes villes du Sud des problèmes de mobilité. Seraient-ils
pour autant la panacée? Certainement non, car en même temps qu'ils
sont utiles socialement au grand public (souplesse dans les prix et les
dessertes, service porte à porte, longue durée de travail, etc.),
ces transports sont l'objet de qualificatifs de tout genre (automobile
polluant, occupation anarchique de la rue, indiscipline des chauffeurs,
concurrence déloyale au transport officiel, etc.) qui menacent leur
pérennité. En définitive, sont-ce ces transports qui sont
mis en cause ou les logiques qui les organisent (celles des groupes d'acteurs
qui les initient, qui les encadrent ou qui tentent de les contrôler)?
Dans ce chapitre, nous démontrons que les différentes formes sous
lesquelles se présentent ces transports sont le résultat des
ajustements et compromis que les acteurs impliqués dans le
contrôle et l'organisation de ces transports trouvent entre eux.
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