I. Rappel et synthèse des résultats
Les résultats de cette étude sont les
réponses aux principales questions de recherche formulées au
départ de nos investigations. Il s'agit (i) de reconstituer la
trajectoire historique d'émergence des transports alternatifs, (ii) de
retracer le processus d'évolution des transports alternatifs et (iii) de
comprendre comment le secteur des transports alternatifs s'est
structuré.
De la reconstitution de la trajectoire historique des
transports alternatifs
Dans la ville d'Abidjan et notamment à Yopougon, la
reconstitution de la trajectoire historique des transports alternatifs peut
être caractérisée à grands traits.
- En premier lieu, nous avons retenu que la naissance des
transports alternatifs est à en mettre en relation avec les
transformations démo-spatiales successives, d'abord de la ville
d'Abidjan et ensuite de Yopougon. L'extension qu'a connue cet espace urbain est
telle qu'il s'est développé une disjonction entre lieux de
résidence et zones d'activités. Pour mettre en connexion tout
l'espace urbain de Yopougon, le seul mode de transport de l'Etat ne
répond plus convenablement. Aussi, l'alternative a-t-elle
été trouvée du côté des transports dits
informels qui offrent un avantage comparatif en terme de réduction du
temps de parcours, et du coût du trajet jugé flexible (Sakho ;
Adoléhoumé 2001; Godard 2006).
201
- Le deuxième niveau d'analyse concerne les pratiques
du commerce précolonial. À ce sujet, nous avons indiqué
à partir des écrits de certains auteurs tels (Godard and Kama
1986; Godard 2002; Sahabana 2006; Diaz Olvera, Plat et al. 2007), qu'il existe
une correspondance entre les modes de transport africain d'aujourd'hui et les
pratiques de commerce d'autrefois. Un lien indirect rattache le mode de
transport d'aujourd'hui aux activités de transport des hommes et des
femmes du passé, car ceux-ci ont disparu, mais ont laissé des
traces (Noiriel 2006). D'abord, il faut noter que les transports alternatifs et
le commerce précolonial africain se rapprochent par la similitude entre
les groupes d'acteurs qui portent ces deux types d'activités. Ensuite,
par l'usage d'un moyen dans les déplacements(le portage et l'usage de
dos d'ânes ont été remplacés par le
véhicule). Enfin, par une implication importante des
intermédiaires dans les deux types d'activités. À terme,
ce sont les acquis d'ordre culturel liés essentiellement au commerce
africain qui ont constitué les ferments de la naissance d'un mode de
transport africain lorsqu'il s'est posé le problème de
mobilité dans les quartiers africains d'Abidjan, capitale de la
colonie.
Pour comprendre comment les transports alternatifs ont
évolué
- La reconstitution du processus d'évolution des
transports alternatifs à Yopougon doit être mise en relation avec
la congruence de plusieurs facteurs, tant sociaux, politiques
qu'économiques. Cette pluralité de facteurs est à
l'origine de diverses stratégies visant à adopter les taxis
collectifs comme moyen de déplacement. Débuté en 1972,
lors des premières vagues de peuplement de Yopougon, l'incorporation des
taxis collectifs à la mobilité des populations s'est faite
progressivement. Elle se rapporte à trois étapes principales.
- La première étape (1972-1975): elle est
marquée par la faible incidence de l'offre publique à la
mobilité des populations et par une timide incorporation des initiatives
individuelles et collectives privées à la mobilité
interne. De ce point de
202
vue, l'introduction en 1972 du véhicule personnel de M.
Sané Joseph comme moyen de transport, constitue l'innovation et l'acte
pionnier de la diffusion des taxis collectifs à Yopougon. La multitude
des taxis compteurs «fatigués» qui se rajoutent par la suite
à partir de 1974 constitue autant d'imitateurs et d'acteurs
«relais» au processus d'évolution des transports
alternatifs.
- La deuxième étape débute dans les
années 1980. Elle se caractérise par le passage d'une offre
spontanée à une offre organisée de taxis.
Fragilisée par le manque de voies pénétrantes dès
les années 1980, l'offre des taxis collectifs trouve une certaine
embellie au cours de l'année 1985, lorsque les autorités
municipales décident de l'encadrer pour faire de cette offre un moyen de
transport communal. Toutefois, c'est au cours des années 1990 que ce
mode de transport se renforce durablement (introduction de nouvelles marques de
véhicules et adoption de la couleur bleue comme couleur du taxi communal
en 1996), le tout dans un double contexte de dévaluation du FCFA de 1994
et de la libéralisation de l'importation des véhicules usagers
dits «France-au revoir».
- La troisième étape, dite «étape
actuelle» est celle au cours de laquelle l'autonomie du taxi communal,
puis du taxi intercommunal progresse. Les taxis collectifs bravent de plus en
plus l'autorité publique pour ne se conformer qu'aux prescriptions des
entrepreneurs syndicaux devenus «puissants». Que ce soit dans
l'évolution du prix de la course ou de l'occupation de l'espace,
l'omniprésence des entrepreneurs «syndicaux» est à
mettre en rapport avec le contexte de la progression des libertés
individuelles et collectives déclenchée au cours des
années 1990 comme l'écrit Konaté Yacouba,
«Les programmes d'ajustement structurel se
rectifièrent les uns les autres puis, en 1990, la coupe fut pleine. Et
déferla sur l'Afrique des pères fondateurs, l'ouragan des
libertés. Les exigences des jeunes et des travailleurs tonnèrent
et développèrent un tourbillon sociopolitique qui enfla. Les
dictateurs plièrent, certains se cassèrent et furent
emportés par la colère des foules. Quelques pays s'offrirent des
conférences nationales, mais tous écopèrent du
pluralisme
203
politique. Une nouvelle génération de politiciens
émergea» (Konaté 2002)
Ainsi, les taxis collectifs se trouvent être
l'aboutissement de fortes attentes pour un certain nombre d'individus
précarisés par la crise qui cherchent à assouvir, à
travers ce mode, leur soif d'autonomie de déplacements. Si le taxi
communal permet cette autonomie, c'est le taxi intercommunal qui se trouve
être le sésame et revêt à ce titre une plus forte
symbolique de liberté. On retrouve ce symbole de liberté de
mobilité beaucoup plus chez les travailleurs d'aujourd'hui en
comparaison de ceux des années 1980 dont le choix modal
(domicile-travail) ne se réduisait qu'à la seule offre publique
formelle.
À propos de la structuration des
transports alternatifs
L'approche historique adoptée ci-dessus permet
déjà d'amorcer le processus de structuration des taxis
collectifs. L'apparition progressive des différentes
spécialités de ces modes de transport amène
également à les considérer comme des innovations, des
nouvelles pratiques de déplacement. C'est ce qui explique que depuis la
naissance des woro-woro en 1972, puis de l'apparition du terme «taxi
communal» en 1980 et du taxi intercommunal en 1993, la pratique de
mobilité alternative se structure autour de multiples groupes d'acteurs
aux intérêts parfois identiques, mais aussi contradictoires
(Chabault 2011). À partir de ces éléments, on note que des
tendances d'usages alternatifs semblent se dégager selon des contextes
spécifiques.
- Ainsi, la réglementation et la performance de l'offre
publique de transport apparaissent comme des marqueurs de premier ordre de la
structuration des transports alternatifs. En effet, au fur et à mesure
de l'accroissement des difficultés de la SOTRA, la réglementation
s'assouplit, devient atone et les modes de déplacement alternatifs
évoluent dans le sens d'une acceptation.
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- Cette tendance vers l'acceptation se manifeste non seulement
au travers le fait que les taxis collectifs s'établissent sur la place
publique, mais aussi par le droit de grève qui leur est reconnu. En
outre, l'autonomie des transports alternatifs progresse aussi avec le double
contexte de la décentralisation et de libéralisation qui a
introduit une pluralité de tutelle dans le contrôle de
l'activité et a entraîné une concurrence entre les centres
de décision. De ce point de vue, nous pouvons poser l'hypothèse
d'une tolérance et d'une acceptation de l'usage d'un moyen alternatif de
transport, tel que le taxi collectif, du fait des intérêts qui
sont en jeu.
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