2.3.2 Le woro-woro ou la «banalisation» du
travail de
bureau?
Il y a de cela quelques décennies en Côte
d'Ivoire, dans l'imaginaire populaire, le travail salarié ou
«travailler dans bureau» était le seul associé
symboliquement, à la réussite sociale. Par voie de
conséquence, toute analyse en termes de «réussite»
tenait compte de cette forme unique de travail, le «travail
salarié» dont la perte était vécue dans la
communauté comme un drame existentiel. À cet effet, Laurent Bazin
et Roch Gnabéli, dans «Le travail salarié, un
modèle en décomposition?» décrivent le
rôle de l'emploi salarié dans la construction des statuts sociaux
comme résultant des pesanteurs coloniales
«Le salariat s'est progressivement imposé en
Côte-d'Ivoire comme une forme de travail de référence. Il
renvoie à tout un faisceau de normes qui permettent de le définir
comme un modèle. Au travailleur salarié (et à ceux qui
exercent une profession libérale), on attribue une capacité
potentielle d'intervention financière supérieure a priori
à celle des autres travailleurs. La population salariale (à
laquelle on peut
59 Durant les années 1970, l'offre publique de
transport (la SOTRA et les taxis compteurs) a constitué à Abidjan
un modèle extrême où la société publique
(SOTRA) était puissante et bien organisée (parc de plus d'un
millier d'autobus, durée de vie des véhicules de 7 à 10
ans ...) selon un schéma moderniste proche des entreprises de transport
européenne.
60 Généralement, le coût du trajet est connu
des usagers.
125
adjoindre les personnes exerçant une profession
libérale) est donc pensée comme une catégorie sociale
à part: l'emploi salarié confère d'emblée un statut
social [...] Dans les conceptions des administrateurs, jusqu'aux années
trente, il n'y avait guère que deux catégories sociales: les
paysans et les évolués auxiliaires de l'administration
et des entreprises privées européennes» (Bazin and
Gnabéli 1997)
À l'inverse, le travail dit informel ou être
«planteur» était perçu comme un statut peu valorisant
pour l'individu ou comme le signe d'un échec social. Mais face à
la crise et au chômage galopant, les populations, quelle que soit leur
appartenance sociale, n'hésitent plus à investir les
activités qui jusque là étaient considérées
comme insignifiantes et ne peuvent permettre à ceux qui les exercent de
gagner leur vie. La crise a suscité chez les Ivoiriens un éveil
de l'esprit d'initiative. On assiste à un changement profond de
mentalité, à une mutation sociale lente, mais effective et
régulière de la société ivoirienne. C'est ainsi que
le secteur des transports collectifs privés et notamment le woro-woro,
à l'instar de toutes les activités relevant du secteur dit
informel considéré dans l'imaginaire populaire ivoirien comme le
refuge des étrangers, des marginaux, des démunis, est de plus en
plus investi par toutes les couches urbaines touchées par la crise.
La prise de conscience que l'emploi salarié et
l'activité dite informelle ont une fonction identique et peuvent
participer à la valorisation et à l'intégration sociale de
l'individu, pousse désormais les populations à corriger leur
représentation du travail. Jadis le secteur des transports était
délaissé par les nationaux à l'exception de ceux des
régions septentrionales de la Côte d'Ivoire communément
appelés Dioula (Aka 1988; Kassi 2007). Aujourd'hui, on note une forte
présence d'Ivoiriens de toutes les régions dans les
activités de woro-woro comme l'indique Sidibé Sékou
Amadou, président du comité de lutte pour l'insertion des taxis
intercommunaux dans les propos suivants.
«Il y a 21000 voitures banalisées en Côte
d'Ivoire. 90 % de ces véhicules à des nationaux et à des
ex-combattants. Contrairement aux taxis compteurs. Il y a 5000 taxis compteurs
qui sont la propriété des Chinois et le reste détenu par
les Libanais et Peuhls». Le Mandat, n°882 du lundi 03
septembre 2012, p. 8.
126
La montée en puissance des woro-woro se situe dans un
contexte où les pesanteurs socio-culturelles liées au salariat,
au travail de bureau s'estompent au profit du travail tout cours. Au discours
de valorisation d'une société ivoirienne ostentatoire où
la valeur de la personne passe par ses biens d'éclat et par sa
capacité à posséder des objets qualifiants: voiture de
marque, cigare, habits chers, maison luxueuse, succède un discours de
valorisation de travail non salarié, une vie de débrouille.
Ainsi, la valorisation du travail à travers le credo «gagner son
pain à la sueur de son front» a permis d'élever au rang de
vertus la témérité, l'opportunisme et la
perspicacité dans un monde de compétition. En moins de deux
décennies les woro-woro se sont imposés jusqu'à devenir un
des principaux types de transport public de la ville (Adoléhoumé
2000). L'activité génère un nombre important d'emplois
précaires, pénibles, constamment exposés aux dangers et
à la pollution de la circulation. Ces emplois s'adressent en
priorité aux couches les plus défavorisées de la
population aux perspectives professionnelles limitées, mais aussi
à celles secouées par la crise. Le tableau suivant nous indique
les motivations de certains entrepreneurs du secteur que nous avons
rencontrés.
Tableau 7: Motivations des entrepreneurs
employés dans le secteur des transports collectifs
d'Abidjan
Motivations Taux
|
Gagner honnêtement ma vie
|
38 %
|
Faire face aux difficultés de la vie
|
31%
|
Ne pas chômer et aider mes parents
|
10%
|
Apprendre à conduire
|
12 %
|
Avoir arrêté mes études
|
9%
|
Total
|
100
|
Source: nos entretiens
|