2.2.1 Les effets de la crise sur l'offre de la SOTRA
La crise du secteur public ivoirien s'est traduite au niveau
de la SOTRA par des difficultés structurelles et financières
croissantes (pléthore de personnel, problèmes de gestion,
subvention de l'État non versée...) qui ne lui permettaient plus
de satisfaire la demande de déplacements. Alors qu'en 1988 elle assurait
presqu'un déplacement sur deux à Abidjan, en 1998, on peut
estimer qu'elle n'assure plus qu'un déplacement motorisé sur
quatre, voyant sa part de marché passer de 47 % en 1988 à 27 % en
1998. Pendant ce temps, les gbaka doublaient presque leur part de marché
et les woro-woro sont passés de 6 à 17 % (SSATP 2001).
2.2.2 La baisse du ratio populations/bus
La chute du nombre de bus offerts par la SOTRA débute
en 1980. Sur la période 1980-1990, cette chute est peu visible.
Toutefois, elle a atteint un niveau significatif dans la période
1990-2005 avec un nombre de places offertes qui est passé de 119 000
à 44 000 en 2005. L'année 1980 marque le point d'arrêt de
cette évolution, 1206 habitants/bus. La situation se
détériore significativement en 1990 (1836 habitant/bus) et
devient catastrophique en 2005 où l'on a 7973 habitants/bus. De
façon générale, l'année 1990 marque le coup
d'arrêt à cet effort de la SOTRA de rester collé à
l'évolution de la population et d'offrir un plus grand nombre de places
assises, indice traduisant de meilleures conditions de transport public comme
l'atteste cette image.
119
Photo 1: Lutte de bus à Adjamé en
partance pour Yopougon
Source: nos données
À partir de 1990, on observe une nette
détérioration des conditions de transport des usagers d'autobus.
Tous les ratios grimpent de façon significative pourtant le nombre de
passagers ne fléchit pas. Cela, à cause d'une forte
clientèle captive en évolution constante,
bénéficiant de tarifs spéciaux ou de la gratuité
(fonctionnaires, personnels des corps habillés, élèves,
étudiants...). Il reste que cette dégradation du confort de
voyage est susceptible de détourner une partie de la clientèle du
transport public vers des modes de transport de type alternatif.
120
2.2.3 La désaffection des bus de la SOTRA
«Pour mes courses, je n'aime pas beaucoup emprunter le
bus, parce qu'avec le bus il faut beaucoup attendre». K .Luc,
enseignant dans une grande école au Plateau
«Je travaille à Vridi. Pour aller au boulot, faut
pas on va se blaguer, je vais en woro-woro. Ah! Ah! (rire). Je ne peux pas me
lever à 4h 30. Ce n'est pas possible. Avec le «waren», en
moins de 45 minutes je suis au service». C. Abdoulaye, un cadre au
port d'Abidjan
«Le bus, c'est bon, c'est moins cher, mais c'est trop
bourré! C'est bon quand c'est en express».Patrick, acheteur
de produit à Sans Pedro
«Moi, j'ai perdu toutes mes pièces dans le bus un
jour. Ça m'a fait très mal. Aujourd'hui j'hésite pour
monter dans le bus». Suzanne, coiffeuse.
Source: nos entretiens
En 1981, la part de marché de la SOTRA dans les
déplacements des populations domicile-travail était de 31,82 %
contre 22, 73 % pour les gbaka (Diahou 1981). En 2007, elle n'assure que 18,5 %
des déplacements domicile-travail contre 31,5% pour les gbaka et 33 %
pour les woro-woro (AGETU 2007). Alors qu'elle atteint son plein essor en 1980
avec un effectif de 1202 bus, l'aggravation de ses difficultés de
trésorerie, faisant passer son déficit financier de 0,8 en 1974
à 7,5 milliards de FCFA en 1980, a des conséquences sur la
qualité des services proposés. Lenteur des déplacements,
longue attente, insécurité et surcharge des bus sont autant de
facteurs qui ont considérablement détourné une grande
partie des usagers vers les modes alternatifs. En dépit de la
création d'un corps de police propre à la SOTRA visant à
faire respecter les termes du monopole, l'activité des gbaka et des
woro-woro s'en trouve raffermie. Les transports alternatifs profitent des
difficultés de la SOTRA pour étendre leurs activités sur
toute la ville d'Abidjan. La très forte sollicitation de cette offre par
la population lui donne une «légitimité factuelle» qui
oblige la SOTRA à une attitude d'accommodation. Les
58 C'est en 1989, que le Zouglou, en tant que
danse, langage et philosophie, s'est popularisée à partir de la
cité universitaire de Yopougon, puis pour celle d'Abobo.
121
restrictions réglementaires, promulguées afin de
préserver la compagnie parapublique de cette concurrence, n'y changent
rien. Ces transports, depuis le début de la décennie 1990, sont
quasi garantis par le contexte de concurrence institutionnelle née de la
décentralisation. Les woro-woro ont ensuite envahi progressivement dans
la quasi indifférence des autorités en charge du secteur,
l'ensemble du périmètre d'activité de la SOTRA du fait de
l'incapacité de cette dernière à satisfaire la demande
dans l'espace et le temps. Depuis 1977, il fut décidé d'interdire
l'accès aux moyens de transports alternatifs à la ville d'Abidjan
notamment le Plateau. Ainsi, si ces derniers continuaient d'avoir le droit de
circuler dans la ville d'Abidjan, sur des lignes non desservies par la SOTRA,
ils devaient éviter le Plateau, supposé normalement bien
desservi, afin de ne pas nuire à son image de marque. Mais, cela fait
maintenant presque 30 ans que cette interdiction est
régulièrement rappelée, sans effets durables (Steck
2005).
2.3 Crise, paupérisation sociale,
résilience et émergence de réponses alternatives de
transport
Le terme de «résilience» est un mot
emprunté à la physique, où il désigne la
résistance des métaux aux chocs et aux pressions. En anglais, on
utilise le mot «résilience» pour parler de la capacité
d'une personne ou d'une collectivité de puiser dans ses ressources
après un coup dur (Gary 2000). Un bon exemple de
«résilience», ou de résistance aux coups durs, c'est la
société ivoirienne des années 1980 et de 1990 qui a connu
des bouleversements de toutes sortes, au lendemain de l'application des PAS et
de la dévaluation du FCFA, mais qui s'est adaptée. Car comme le
dit le message zouglou58. «Quand c'est dur, seuls les durs
avancent». Le Zouglou est un genre musical populaire et urbain
né en Côte d'Ivoire au début des années 1990. Il
relate les réalités sociales diverses vécues par la
jeunesse ivoirienne et porte tantôt des messages humoristiques,
tantôt des messages politiques, ou bien plus souvent, explique
l'école de la vie à travers des
122
conseils sages et avisés sur la nécessité
de la jeunesse à se prendre en charge. Sa philosophie est basée
sur la culture de l'amour vrai, de l'amitié, de la fraternité et
prône l'idéal de la justice et de la paix, de la recherche. Il
faut dire qu'au début des années 1990 alors que les
conséquences du discours de la Baule consacrent une rupture dans les
habitudes politiques, une nouvelle musique naît en Côte d'Ivoire et
avise la société à puiser dans son réservoir
culturel pour se réinventer.
Avec la chute des revenus, il y a impossibilité
d'accéder aux services de base que sont l'alimentation,
l'éducation, la santé, le logement, la protection sociale et le
transport (Akindès 1991; Bamba, Contamin et al. 1992; Contamin 1997; Ori
1997; Sarrasin 1997; Konaté 2002; Latour 2005; Akindès 2007).
Face à cette marginalisation, se sont multipliées des initiatives
individuelles ou collectives visant à faire face aux besoins qui ne sont
pas pris en compte par la classe politique et surtout pour satisfaire les
besoins primaires de ces populations. Dans ces conditions, les individus et les
collectivités ont tendance à réagir pour protéger
leur standard de vie et à protester contre les situations existantes les
plus pénibles et à s'engager dans des actions organisées
pour produire des changements. Il s'agit à la fois des comportements
défensifs pour réagir à la crise et assurer la survie et
de nouveaux patterns de comportement qui s'installent et qui contribuent
à changer les structures de la société (Lachaud 1989). Au
sentiment d'étouffement économique et social, les populations
précarisées opposent une attitude de résilience qui
s'inscrit dans une culture urbaine très largement partagée, des
ghettos au monde du travail: «le guerriers, chercheurs,
créateurs» (Latour 2005).
Au nombre de ces réactions, on note au niveau du
secteur des transports collectifs, la naissance d'une forme nouvelle de
mobilité: le woro-woro intercommunal ou taxi intercommunal. La mise en
perspective du phénomène du taxi intercommunal laisse entrevoir
de nouvelles modalités de déplacements, mais amène aussi
à s'interroger sur la place sociale de cette nouvelle forme de
mobilité alternative: «le taxi-intercommunal». En effet, ce
néologisme qui désigne les nouvelles réponses alternatives
à l'offre formelle de l'Etat constituée des autobus de la SOTRA
et des taxis compteurs intervient comme une contestation socio-
123
économique des populations révoltées par
leurs conditions de vie et de déplacement. C'est aussi, un vecteur de la
nouvelle conscience que les populations urbaines précarisées
prennent de leur fonction d'acteurs socio-économiques.
|