Chapitre 1 :
Aux origines des transports alternatifs
En Côte d'Ivoire et particulièrement à
Abidjan, le premier type de transport collectif est apparu vers les
années 1930. Constitués de taxis collectifs, les premiers
véhicules de transport urbain à Abidjan étaient de marque
Buick et Chevrolet et étaient au nombre de trois ou quatre voitures
(Demur 1969)27 En 1952 le nombre est passé à 250
environ. Ils se sont multipliés jusqu'à 300 en 1962 avec des
marques diverses (Ford, Vedette, Citroën, Peugeot, etc.) Ces
véhicules prenaient les passagers à condition d'avoir de la place
Le prix de la course était de 30 FCFA par personne quelle que soit la
distance. D'où l'appellation de«30-30» qui signifie en
malinké «woro-woro»28. À côté
de ces véhicules «30-30», il y avait les minibus «1000
kilo» de marque Renault appelés «gbaka». Ce transport,
avec l'accroissement de la ville, s'est progressivement étoffé
pour donner lieu à un transport collectif privé.
Ainsi, la naissance d'initiatives en faveur d'une
mobilité alternative dans l'espace urbain de Yopougon résulte du
processus initié au cours des années 1950 dans la ville
d'Abidjan, lorsque les populations africaines, propriétaires de
véhicules particuliers ont entrepris d'exploiter la carence des
transports publics formels. Dès lors, pour comprendre les facteurs de
naissance des modes alternatifs de mobilité à Yopougon, il
importe de les étendre au contexte général de la ville
d'Abidjan dont Yopougon est une composante. Les circonstances de naissance et
d'organisation de réponses alternatives de mobilité d'Abidjan
doivent éclairer celles de Yopougon (Guibert and Jumel 2002).
27 Ces véhicules de transport étaient
détenus par les Européens et certains groupes Syro-libanais.
28 Les surnoms donnés aux véhicules de
transport collectif mettaient en valeur leur tarif.
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1.1 Les transports alternatifs: une naissance
influencée par les pratiques du commerce africain
Selon (Bloch 1949), la recherche historique a pour fonction de
révéler, à partir des traces dont on dispose, les faits du
passé. Cette singularité de l'histoire dans le champ de la
sociologie, nous permet de trouver dans les pratiques du commerce du
passé les éléments d'explication des modes de transport
africains qu'on observe aujourd'hui dans la ville d'Abidjan et notamment
à Yopougon. Certes, l'analyse orientée vers la recherche d'une
limite chronologique pertinente pour l'explication d'un problème du
présent est d'un usage délicat selon (Dosse 1987). Mais dans ce
travail, il n'est question que dans la stricte mesure où les pratiques
du commerce précolonial d'autrefois pèsent sur les modes de
transports alternatifs et commandent secrètement les enjeux des
pratiques actuelles (Lepetit 1996).
Certains auteurs tels Diaz Olvera, Plat Didier, Pascal Pochet,
Sahabana Maïdadi, Xavier Godard à travers les
références faites aux différentes appellations de ces
transports, semblent indiquer une correspondance entre les modes de transport
africain et les pratiques de commerce d'autrefois. Les transports alternatifs
trouvent leur origine dans les pratiques du commerce précolonial
africain. Les deux pratiques se rapprochent par la similitude des mêmes
groupes d'acteurs influents (les Malinké), par l'usage d'un moyen,
même si le portage et l'usage de dos d'ânes ont été
remplacés par le véhicule et par une implication importante des
intermédiaires (syndicats). Néanmoins, là où les
«30-30» relèvent d'une pratique informelle et non
prévue à l'avance, le woro-woro dans sa tendance actuelle
apparaît davantage organisé. Il s'agira alors, au travers de cette
perspective historique de retrouver la filiation de cette pratique, mais aussi
de comprendre le passage entre la pratique informelle qu'est le
«30-30» à la pratique organisée du woro-woro actuel.
Des camions, la pratique se serait alors ensuite
transposée sur les transports en ville. Puisque pendant la colonisation,
on assiste à la fin du commerce caravanier,
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1.1.1 Le commerce précolonial à longues
distances, le berceau des transports alternatifs
«Les structures du passé se prolongent dans le
présent et le sociologue est appelé à enregistrer le
mouvement qui caractérise les phénomènes sociaux car, dans
le chantier de l'histoire, il retrouve ses matériaux, ses outils, son
vocabulaire, ses problèmes, ses incertitudes même»(Braudel
1969).
L'histoire des transports alternatifs est très
étroitement liée à celle du commerce actuel. Leur
émergence et leur développement sont le produit à la fois
de l'évolution des pratiques de ce commerce, de sa complexification et
des relations entre l'Etat et les groupes d'acteurs qui l'animent.
Les modes de transport de type africain, les termes comme les
acteurs donnent l'impression d'être nés avec la création
des villes africaines actuelles. Pourtant, il est possible de trouver des
correspondances entre ces modes de transport et d'autres usages du
passé. Un ensemble de pratiques sociales et économiques
préexistait à l'établissement colonial. Ainsi, les
pratiques du commerce à longues distances d'autrefois se rapprochent de
celles d'aujourd'hui. Les deux pratiques se ressemblent par la forte
implication des mêmes individus issus du même groupe socioculturel
Malinké. Le transport des gbaka et des woro-woro pourraient alors venir
de la transposition des pratiques du commerce de ces acteurs d'abord sur le
transport des marchandises inter-Etat. À ce titre, Pascal
Labazée, Yves Fauré donnent une belle illustration:
«Ces hommes d'affaires sont venus au transport
après avoir tenu une boutique, fait du commerce régional
transfrontalier ou du commerce à longue distance pour les plus
âgés. Ils investissent progressivement dans tous les types de
transport, y compris ceux plus coûteux en capital, des hydrocarbures et
du transport du bois. Ils sont également à l'origine du fort
développement, en Côte d'Ivoire, du transport de personnes,
interurbain ou régional les taxis-brousse» (Fauré and Pascal
2002)
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au renforcement du commerce de traite né des comptoirs
européens à l'intérieur des espaces territoriaux issus du
partage colonial. Aujourd'hui, plusieurs études attribuent à ces
transporteurs la qualité de «Dioula transporteur» (Aka 1988;
Dembélé 2002; Kassi 2007). Ainsi, la présence des
entrepreneurs Dioula dans le transport est très ancienne et remonte
à l'époque coloniale. Selon Harding et Pierre Kipré, le
transport est à la fois ce qui a facilité l'adaptation des Dioula
aux flux imposés par le capitalisme colonial.
«Ils sont dès les années 1930 les plus
nombreux à introduire une demande d'autorisation de transport en commun.
En 1935, 89 % des transporteurs sont des Africains. En 1938, ils sont 98 %
»(Kipré, Harding et al. 1992).
Le commerce du cola a engendré de longs
déplacements de commerçants à travers des espaces
économiques entre le Nord et le Sud de la Côte d'Ivoire. Mais
l'occupation coloniale a ruiné ces échanges traditionnels. Les
signes précurseurs de ces changements sont nés avec
l'intervention coloniale qui a modifié l'organisation des
échanges avec l'introduction de nouveaux produits. C'est ainsi que les
anciens pôles de développement ont été
délaissés au profit d'Abidjan et de Bouaké qui se sont
réveillé avec les routes et le chemin de fer29. Dans
le même temps, Anyama qui est une banlieue d'Abidjan était devenue
la plaque tournante du commerce du cola30.
Toutefois, l'implantation coloniale française n'a pas
éteint le dynamisme des Dioula. Bien au contraire, ils ont
exploré d'autres secteurs d'activité dont le transport. À
l'époque coloniale, ce sont ces Dioula et les Sénégalais
qui furent les premiers autochtones à investir le secteur des
transports. À la fin de la Deuxième
29 Entre 1955 et 1965, la population urbaine s'est
accrue en moyenne de 10% par an avec de fortes inégalités: + 10 %
pour Abidjan, +0,7 % pour Bouaké, + 10 % pour les quatre villes
moyennes de plus de 20 000 habitants (Daloa, Man, Korhogo,
Gagnoa).
30 Anyama était non seulement une zone
productrice du cola, mais favorisait doublement le commerce de produit à
cause de la voie ferré qui facilitait les transactions entre les
régions de la boucle du Niger et la zone forestière. On trouvait
aussi à Anyama le jonc qui facilitait l'emballage du cola.
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Guerre mondiale, sont apparues les premières
entreprises de transport collectif pilotées par des autochtones qui
étaient restées pendant longtemps la chasse gardée des
Européens et des Libano-Syriens. C'était l'époque
où la carrosserie des véhicules était transformée,
consolidée pour supporter l'état des infrastructures ivoiriennes
et augmenter la capacité de charge. Avec l'aide des forgerons, on
effectuait les modifications nécessaires pour adapter les
véhicules à leurs nouvelles fonctions. Au fil du temps des
initiatives individuelles se sont organisées pour constituer une
véritable corporation de transporteurs. Il s'agit principalement du
transport collectif par le moyen des «1000 kilo» appelés gbaka
et des «30-30» ou woro-woro.
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