Socio-histoire d'une offre alternative de transport urbain: etude du cas des «woro-woro» de yopougon (abidjan, cote-d'ivoire)par Yerehonon Jean Zirihi Université Alassane Ouattara (Ex Université de Bouaké) - Doctorat 2015 |
INTRODUCTION GENERALE2 1 L'une des conséquences de la guerre qui s'est déclenchée en Côte d'Ivoire le 19 septembre 2002, a été la fuite d'un grand nombre de populations des zones occupées par la rébellion vers les zones 01. Introduction Dans la longue histoire de l'urbanisation de l'Afrique, la seconde moitié du vingtième siècle se distingue par l'émergence de vastes agglomérations dans lesquelles se développent de nouvelles dynamiques urbaines. À ce propos, plusieurs auteurs ont estimé que les villes d'Afrique étaient «en crise» en raison de la réduction des services publics, de la faiblesse institutionnelle et budgétaire des gouvernements locaux et nationaux (Coquery 1988; Couret 1997; Olahan 2007). Que ce soit dans le domaine du logement, de la santé, de l'éducation ou du transport urbain, les Etats éprouvent de nombreuses difficultés à faire face à ces problèmes. Les transports dits informels qui se diffusent largement dans les grandes villes d'Afrique et d'ailleurs dans le monde à cette période semblent traduire une nouvelle réalité urbaine. Les Politiques d'Ajustement Structurels (PAS), en imposant des restrictions budgétaires à de nombreux États, auraient ainsi jeté les sociétés publiques de transport urbain dans la léthargie et favorisé de nouvelles initiatives de mobilité. C'est dans ce cadre que nous développons notre réflexion sur l'étude du transport alternatif dans un pays de l'Afrique de l'Ouest, la Côte d'Ivoire. La Côte d'Ivoire a une superficie de 322462 km2, elle est limitée au Sud par l'océan Atlantique, à l'Est par le Ghana, au Nord par le Burkina Faso et le Mali, et à l'Ouest par la Guinée et le Libéria. Abidjan, la capitale économique est située au Sud, au bord du Golfe de Guinée et concentre plus de 44 % de la population urbaine (DSRP 2009). Ce poids démographique a été renforcé depuis la crise politico-militaire1 et aujourd'hui on évalue la population de la ville d'Abidjan à 4 millions d'habitants. C'est au sein de cette capitale et spécifiquement sur la commune de Yopougon, une des immenses cités dortoirs située à l'ouest d'Abidjan que nous avons choisi 3 de concentrer notre étude qui a pour thème: «socio-histoire d'une offre alternative de transport urbain: étude du cas des «woro-woro» de Yopougon (Abidjan-Côte d'Ivoire)». 02.Contexte de l'étude La commune de Yopougon est de création récente, puisqu'avant 1970, c'était un ensemble composite de villages de pêcheurs et d'agriculteurs dont la population s'évaluait en 1969 à quelques 10 000 habitants (Diahou 1981). Mais, à partir du début des années 1970 et suite aux différents programmes immobiliers de l'Etat2, Yopougon s'est établie progressivement comme un pôle structurant en même temps qu'elle participe d'un mouvement global de spécialisation locale de l'espace urbain de l'agglomération abidjanaise (Diahou 1981; Olahan 2007; Steck 2008). La ville d'Abidjan s'est principalement étendue vers Yopougon avec d'importants investissements de l'Etat en matière d'habitats sociaux. La loi n°7807 du 09 janvier 1978 portant création des communes de plein exercice en Côte d'Ivoire a érigé Yopougon en collectivité territoriale et en 1980, Yopougon est devenue commune. Cette situation a contribué de manière significative a modifié l'allure de cette commune qualifiée dans la géographie urbaine de la ville d'Abidjan comme quartier périphérique. Depuis la fin des années 1990, le développement de Yopougon s'est rapidement accéléré et actuellement, on y retrouve d'anciens villages rattrapés par la ville. Aux quartiers anciens de Yopougon gare, d'autres quartiers plus modernes (SIPOREX, SICOGI, SOGEFIHA, SIDECI, LEM, etc.) se sont subitement surajouté. Aujourd'hui, Yopougon désigne un ensemble urbain et couvre une 2 Yopougon est d'abord à considérer comme une opération urbanistique qui doit permettre une croissance rationnelle d'Abidjan: c'est un élément planifié de l'étalement urbain abidjanais, une périphérie encadrée où, dès le début du programme les anciennes constructions illégales furent détruites pour laisser la place à des lotissements. Ainsi, l'extension officielle vers Yopougon doit s'entendre comme une extension de l'offre de logement, autant destinée à une classe moyenne que le miracle ivoirien voyait en forte croissance qu'à des populations plus modestes à qui étaient proposés, sous le contrôle de l'État, des logements économiques. 3 La portée de cette zone industrielle est très grande. Sa capacité productrice est destinée à la fois à la satisfaction de marchés de consommation locaux, nationaux et ouest-africains. 4 superficie qui s'étend sur près de quatre mille hectares, soit plus de 20% de la superficie globale de la ville d'Abidjan. Faute de recensement récent de la population, les chiffres avancés ces dernières années pour la population de Yopougon varient dans la fourchette 1000000-1200000 habitants sur les 4 millions que compterait l'agglomération abidjanaise. Devant une telle évolution de la structure urbaine, certaines études n'ont pas manqué de souligner l'originalité du parcours de Yopougon au sein de l'agglomération abidjanaise. Ainsi pour Jean Fabien Steck, «Yopougon offre un observatoire intéressant et singulier des dynamiques des périphéries des grandes villes africaines» (Steck 2008). Au-delà de ce tableau démographique et spatial assez édifiant, il convient aussi de souligner que Yopougon se veut, par rapport à son contexte africain, résolument novatrice. Si l'attention s'est fixée sur les mutations du Plateau, les années1970 sont aussi celles de la mise en place en périphérie d'un autre projet urbain, défendu et adapté par des techniciens français (coopérants, salariés locaux, consultants...) Ainsi, par delà les quelques points communs qu'elle peut partager effectivement avec Abobo, ici à Abidjan, Pikine, en périphérie dakaroise, Bonabéri à Douala, la commune de Yopougon, représente une opération urbanistique quelque peu complète. En effet, la présence de la vaste zone industrielle inaugurée en 19723 fait de Yopougon un important pôle d'emplois formels pour la commune et ses environs. Les activités et les équipements, très insignifiants au départ, se sont accrus de manière progressive et fulgurante (Olahan 2007). L'Etat promoteur à travers les sociétés de construction d'habitats modernes comme la SICOGI, SOGEFIHA, SOPIM et SIDECI, etc. a permis à Yopougon d'avoir un niveau de viabilisation des terrains relativement comparable à celui de Cocody, le quartier résidentiel. Cependant, en comparaison des quartiers centraux anciens d'Abidjan tels que Plateau ou Treichville, Yopougon 5 est pauvre en équipements urbains4. La crise en mettant un terme aux projets d'aménagement a fait de Yopougon par bien des aspects un programme urbain inachevé. D'après (Diahou 1981), Yopougon serait passé de quartier bien planifié à une ville du désordre en quelques décennies. (Couret 1997; Steck 2008), opposent un passé des années 1970 ordonné à une ville nouvelle, créative et exubérante. Toutes ces ruptures obligent les habitants à se rendre régulièrement vers le sud de la ville d'Abidjan, plus fourni en équipements administratifs et industriels. L'ampleur des débats autour des conditions d'accessibilité au centre, montre malgré tout que pour relier leurs différents lieux d'activité, les populations éprouvent de nombreuses difficultés. Aujourd'hui, tout voyageur qui débarque à Yopougon est frappé par la «suroccupation» des espaces publics par les activités de transport et la diversité des moyens de mobilité. Les rues sont devenues les lieux de nouveaux moyens de transport qui se caractérisent par la diversité de leurs couleurs, le colportage et le marchandage, de leurs entrepreneurs .Dans ces lieux, les taxis collectifs considérés comme une réponse innovante de mobilité coexistent ou supplantent carrément, selon les endroits, ceux de l'Etat. Ne serait-ce que par la question de l'émergence de ces nouveaux moyens de transport autres que ceux qu'on connaissait déjà (autobus de la SOTRA et taxis compteurs), une étude sur Yopougon pour analyser les initiatives alternatives de mobilité comme réponse à l'insuffisance de l'offre de l'Etat apparaît d'un intérêt scientifique évident. J'ai donc décidé d'étudier ce problème là parce que j'ai fait trois constats. 03. Constats de recherche Constat1: Elargissement de l'espace urbain de Yopougon et émergence de réponses alternatives de mobilité Le premier espace de Yopougon était au recensement de 1965 de 65 hectares et représentait 1,76 % de la superficie totale de la ville d'Abidjan. Mais très 4 Après avoir été bénéficiaire des années fastes de la Côte d'Ivoire (miracle ivoirien), Yopougon semble par bien des aspects représenter un programme urbain inachevé. La comme est dépendante du reste de l'agglomération abidjanaise. 6 rapidement on a vu que cet espace géographique s'est élargi. En 1975, cette superficie était de 1185 hectares. En 1989, elle a été évaluée à 3335 hectares, avant d'atteindre 1996 les 6667 hectares (DCGTX 1989; Olahan 2007). Cette expansion spatiale a des répercussions sur l'évolution de la population qui a connu une progression remarquable dans la même période. Au recensement de 1975, la population était de 99 000 habitants, elle est passée à 219 000 habitants en 1979 avant d'atteindre 688235 en 1998. Une étude réalisée en 2008 évalue la population de la commune de Yopougon à 1 000 000 d'habitants (Kouakou, Koné et al. 2010). Ainsi, en l'espace de trois décennies, Yopougon est devenue la plus grande commune de Côte d'Ivoire en population et en superficie5. La vitesse et le rythme de cette croissance démographique suscitent des interrogations quant à la satisfaction des services sociaux et surtout des besoins en transport. Selon (Kaufmann 2002), plus une ville est étalée, plus il est difficile de la parcourir à pied ou à vélo et de mettre en place un système de transport en commun efficace. La seule autoroute inaugurée en 1979 qui permet de relier Abidjan est souvent embouteillée. L'ancienne route qui la complète est dans un état déplorable. En outre, les navettes lagunaires, dont l'embarcadère principal est situé à l'écart de la commune, n'offrent un service efficace que pour une partie seulement des résidents. C'est dans ce contexte qu'on remarque depuis quelques années, le développement de nouveaux moyens de transport à côté de ceux qu'on connaissait d'habitude. En effet, jusqu'à la fin des années 1970, pour leurs déplacements, les populations n'utilisaient que les taxis compteurs couleur rouge et les bus de la SOTRA et subsidiairement les gbaka (Diahou 1981). Mais depuis le début des années 1990, on a vu apparaître deux nouveaux types de taxi, l'un à la couleur bleue, pour les 5 Territoire de pêcheurs, et d'agriculteurs Ebrié avec une population de 50.000 habitants le développement du territoire de Yopougon en quartier d'Abidjan a commencé véritablement en 1970. Les premières maisons sortiront de terre en 1972. L'ouverture de la voie expresse "Est-Ouest" suivra en 1979. Tout cela a modifié l'allure de la banlieue Yopougon. La loi N° 78-07 du 09 Janvier 1978 portant création des communes de plein exercice en Côte d'Ivoire a érigée Yopougon en Collectivité territoriale. En 1980 Yopougon est devenue commune. 7 liaisons internes à la commune et l'autre à la couleur non définie, pour les déplacements domicile-travail. Ces transports que nous qualifions d'«alternatifs» apparaissent comme un phénomène nouveau dans les modes de déplacements motorisés dont il convient d'analyser la trajectoire historique. En clair, quels sont les facteurs historiques d'émergence des transports alternatifs de Yopougon? Constat 2: Le transport alternatif s'est constitué progressivement à Yopougon Quand on parle de transport, à Yopougon jusqu'en 1975, on ne connaissait à côté des autobus de la SOTRA et des taxis couleur rouge, les gbaka de type «1000 kilo». Mais depuis le début des années 1990, on a vu apparaître dans le paysage communal d'autres formes de taxis; l'un à la couleur bleue et les autres de couleurs indéfinies. Le tout caractérisé par une variété de marques (Toyota, Mazda, Mercédès, Peugeot, etc.) ainsi que des accessibilités spatiales à la fois spécifiques et différenciées. À ce jour, il y a trois types de taxis qui proposent leurs services aux populations. Ce qui n'était pas le cas il y a quelques années où il n'existait qu'un seul type de taxi de couleur rouge. De plus, au niveau de ces taxis, on note qu'en dehors des taxis compteurs, les deux autres types de taxis étaient combattus dans un premier temps et se cachaient (loi de 1961)6. Mais depuis quelques années, ces taxis ont cessé d'être clandestins et se sont établis sur la place publique et arrivent même à faire des grèves pour améliorer leur rapport à l'Etat. Aujourd'hui, la mise en circulation de ces taxis exige des procédures complexes (port d'antenne, couleur de la commune, droit de ligne, patente, vignette, etc.), ce qui ne se faisait pratiquement pas par le passé où la mise en circulation était spontanée. 6 En signant en 1961 une convention de concession du monopole des transports collectifs avec la SOTRA, l'Etat de Côte d'Ivoire met les autres modes de transport hérités de la colonisation dans la clandestinité. Ce monopole, renouvelable tous les 15 ans, rejette les gbaka d'abord sur le transport interurbain (Anyama, Bingerville et Dabou) et lentement sur le suburbain (Abobo, Yopougon et les villages Ebrié de la ville: Anono, M'pouto et Lokoua). Les woro-woro se voient quant à eux confinés dans des périmètres communaux de certaines communes (Koumassi, Marcory et Port-Bouët) ou sur des petites distances entre Koumassi et Marcory et entre Koumassi et Port-Bouët. 8 De ce qui précède, on note que le transport alternatif et notamment les taxis collectifs à Yopougon a considérablement évolué dans son identité (couleur), dans son rapport à l'Etat (la réglementation), dans la structuration de l'espace et dans leur organisation. Il transparaît, à travers ce constat, la question des motifs de cette évolution. D'où les interrogations suivantes: Qu'est-ce qui a motivé cette évolution? Et comment cette mutation a pu se faire? Constat 3: transport alternatif, une offre combattue mais quasiment établie dans toute la ville Autrefois, en matière de transport urbain, pour relier Yopougon au sud de la ville d'Abidjan (Plateau, Treichville, Vridi)7, c'était soit par les autobus de la SOTRA soit par les taxis compteurs. Parce que, les autres modes de transport hérités de la période coloniale (gbaka et les taxis collectifs notamment) étaient interdits des dessertes urbaines. Mais depuis 1990, on a remarqué que les taxis collectifs qui étaient interdits et combattus des dessertes urbaines ont refait surface et se sont même structurés. Actuellement, on les retrouve partout, dans les espaces centraux, à proximité des marchés et des intersections entre les axes structurants. Et ce qui est plus frappant encore ces derniers temps, c'est qu'au niveau de ces taxis, il y en a qui sont hélés dans la rue qui sont de couleur bleue et qui font la rotation au niveau de la commune. Pendant ce temps, d'autres de couleurs diverses, sont attendus dans des terminaux et regroupés selon des destinations prédéfinies dépassant le cadre communal. Désormais, pour aller d'un point de Yopougon à un autre ou de la commune de Yopougon vers une autre commune, une large palette d'usages et de choix modaux se laisse à voir dans les déplacements. Le développement des taxis collectifs apparaît ici comme un élément déterminant dans les choix du mode de déplacements. Si les taxis collectifs couleur bleue sont 7 Vridi et Treichville du fait de leur rapprochement du port sont les principaux réceptacles de la main d'oeuvre qui affluaient sur Abidjan. Plateau demeure depuis l'époque coloniale le centre administratif et des affaires par excellence de la Côte d'Ivoire. 9 davantage utilisés pour se déplacer à l'intérieur de la commune, ce sont les taxis collectifs intercommunaux, qui semblent constituer les modes de prédilection pour les trajets, plus longs, entre le lieu de résidence et le lieu de travail. Ce qui n'était pas possible il y a quelques années. Alors comment le processus d'acceptation de ces taxis s'est négocié dans le temps? Qu'est-ce qui explique l'émergence de cette offre de transport et comment s'est-elle structurée jusqu'à donner l'apparence qu'elle a aujourd'hui? 04.Question de recherche La question de recherche qui émerge de ces constats est la suivante: étant donné que la question du transport dans la ville d'Abidjan est une priorité inscrite au coeur de l'action de l'Etat depuis l'apparition de la SOTRA en 1960, comment un transport alternatif a pu émerger à Yopougon, l'une des plus grandes cités dortoirs d'Abidjan? Cette question principale de recherche se subdivise en trois questions secondaires.
On peut estimer que face aux contraintes de transport liées au fait que l'Etat n'arrivait plus à répondre à la demande sociale de mobilité des populations, un système de transport alternatif s'est constitué et s'est développé à côté de l'offre structurée formelle. Dès lors, nous appelons transport alternatif, l'ensemble des moyens de transport composés des minibus dits «gbaka», véhicules de capacité comprise entre 14 et 32 places assises (avec une forte proportion de 18 places) et des taxis collectifs communément appelés «woro-woro» (voitures particulières de 4 places assises), exploités par des transporteurs privés et qui se sont constitués comme une réponse populaire à l'insuffisance de l'offre structurée formelle (autobus de la SOTRA et taxis compteurs). Mais l'offre des premiers, les gbaka se concentre surtout sur les liaisons suburbaines: Adjamé-Abobo, Adjamé-Anyama, Adjamé-Yopougon, Adjamé-Bingerville, et par cabotage sur les quartiers de la 10 Riviera (2 et 3 ) à Cocody et élimine de ce fait une partie importante de la demande des populations qui migre quotidiennement en direction du sud (Plateau, Treichville, Vridi) considérée dans la géographie économique d'Abidjan comme les zones de fortes concentrations d'emplois modernes (Bonnassieux 1987; De Dianous 1998; Kassi 2007; DSRP 2009). Pendant ce temps, les seconds, les woro-woro, quant à eux intègrent dans leur offre une demande à la fois locale et des déplacements domicile-travail. Par rapport à la forte urbanisation qu'a connue Abidjan et compte tenu du contexte spécifique de Yopougon, présentée dans la littérature urbaine d'Abidjan comme l'une des plus grandes cités dortoir isolée et éloignée, l'émergence des woro-woro dans la mobilité des populations apparaît comme l'innovation qu'il convient de documenter. C'est donc vers cette offre des taxis collectifs que nous appelons «woro-woro» que nous avons choisi d'orienter notre analyse. La question naïve qui guidait de ce fait nos interrogations lors de l'élaboration de cette problématique sur l'offre des woro-woro n'était pas très originale, puisque la même question est présentée aujourd'hui comme celle qui traverse le corpus des études sur l'économie informelle (Lautier 2004). Mais après analyse, j'ai dû me résigner à sortir de cette appellation parce que mon objet d'étude ne correspond pas exactement à la définition de la catégorie d'activités dites informelles, mais correspond plutôt à une activité alternative. Puisque dans la dominante des réponses proposées pour la définition du concept «informel», on retient qu'on appelle «informel» ce qui échappe à la législation pénale, sociale et fiscale ou à la Comptabilité Nationale (Charmes 1979; Hugon 1981; Oudin 1987; Lachaud 1989; Hugon 2008). Ce qui ne peut rendre compte de notre objet d'étude, puisque l'offre de woro-woro fait l'objet d'une réglementation. Les taxis collectifs dits «woro-woro» sont en règle vis-à-vis de la réglementation en vigueur en matière de transport public à Abidjan. Ils sont contrôlés par les forces de l'ordre et sont affectés de numéro de la ville et de la commune où ils sont basés. De plus, ces taxis présentent une organisation procédurale complexe. Ils sont placés sous l'autorité de plusieurs institutions (agréments, taxes et impôts) et l'activité est régie par des règles précises. Renforcées après la période de dévaluation du FCFA en 1994 et la libéralisation de l'importation des véhicules d'occasion de 1996, les 11 lois sur les taxis collectifs remontent à l'époque coloniale. En partie inapplicable, cette législation est à l'origine de problèmes et comporte les germes de pratiques informelles dans le secteur. Le woro-woro est un transport alternatif parce qu'il représente une solution de remplacement à l'offre étatique. Le woro-woro offre souvent des prestations désintéressées financièrement à contre courant des tendances conventionnelles (les bus de la SOTRA et les taxis compteurs). Il se situe souvent dans le monde de l'économie sociale et solidaire (Hernandez 1995). Historiquement, les transports alternatifs se développent toujours dans une perspective d'insuffisance de l'offre conventionnelle dans les grandes villes. Étymologiquement, le mot «woro-woro» n'a pas de correspondance en français. Mais les investigations menées sur les langues du pays, le Malinké notamment, ont permis de lui trouver une origine locale qui remonte aux années 1930-1950, lors de la première phase d'extension de la ville d'Abidjan. Toutefois, c'est au début des années 1990 que l'emploi du mot «woro-woro» a été généralisé avec les véhicules banalisés intégrés dans les habitudes de mobilité par des populations en quête de buts variés allant des calculs économiques à la quête du reflexe d'arriver vite dans un contexte de crise économique. C'est d'ailleurs ce qu'explique m. K. Luc dans les propos suivants: «Moi, j'aime bien le woro-woro, c'est rapide, tu es moins embêté et c'est plus économique. Oui, c'est bon!» (K. Luc 20-02-2012). Aujourd'hui, dans ses différents usages, le mot «woro-woro» a connu une importante évolution sémantique si bien qu'une même appellation ne signifie pas forcement une pratique identique. Le woro-woro a assimilé les changements socio-économiques du moment pour redéfinir son contenu. Ainsi, à la date de parution des premiers types de véhicules en 1930, 1950 et 1960, le woro-woro évoquait l'idée du coût du trajet «30 FCFA» en parallèle au coût du trajet du compteur évalué au kilomètre et jugé plus cher «woro-woro lô!» en Malinké. En français, «c'est 30f -30f, venez!». En même temps que le mot «woro-woro» désigne le prix, il donne aussi l'indication concernant l'usage collectif de ce type de transport (le woro-woro prenait jusqu'à cinq (5) passagers qui payaient 8 Dans la pensée coloniale, la vile était un espace civilisé et ordonné dont les miasmes, les maladies et toutes traces d'activités rurales devaient être éliminés. 12 collectivement et équitablement le prix du trajet) contrairement au taxi compteur dont l'usage est individuel. Le prix de la course est déboursé par le seul client à bord. À partir de 1980, avec la politique de décentralisation, les lois et les règlements foisonnent. Aux yeux des autorités, le woro-woro représente une «menace»8 qu'il faut réglementer et contrôler. Comme l'indique Dominique Couret, «Commence alors la guerre aux woro-woro». La mairie d'Abidjan organise avec la préfecture de police une vaste opération de nettoyage durant la période des vacances scolaires. Cette opération durera de juillet à fin septembre» (Couret 1997). Mais la main mise de la puissance publique sur les woro-woro s'exerce aussi de manière encore plus directe lorsque les communes se positionnent comme la tutelle administrative des woro-woro. À partir de là, il s'opère une première métamorphose sémantique du mot «woro-woro» qui devient alors le taxi communal (1980- 1985). Puis, à partir de 1990 et notamment avec la dévaluation du FCFA de 1994, il y a eu un repli d'abord des «déflatés» puis de certains salariés autour du woro-woro pour se soustraire de la crise économique. Ceux-ci ont développé une nouvelle tendance du woro-woro qui garde certes les gestes communs avec les premiers woro-woro (taxi collectif), mais l'analogie est loin d'être totale. Le woro-woro intercommunal considéré comme survivance des «3030» diverge avec les deux premières tendances des woro-woro par leur coût, leur mode d'organisation et leur fonctionnement. Cette dernière tendance du woro-woro met en scène les difficultés socio-économiques qui affectent la population urbaine ivoirienne pendant les durs moments de l'application des PAS. Dans ces conditions, le woro-woro se présente alors comme un transport de résilience pour le propriétaire, pour le conducteur et aussi pour les usagers qui s'en servent comme un moyen défensif. Du fait de la crise, les Ivoiriens tapent à toutes les portes pour se faire de l'argent. En effet, face aux coûts élevés de la vie, les Ivoiriens n'arriveraient plus à assurer C'est dans la littérature consacrée au secteur informel que nous puiserons la matière première de cette étude: «socio-histoire d'une offre alternative de 13 le minimum nécessaire et les passagers, les conducteurs, les propriétaires et même les autorités en charge du secteur y trouveraient une occasion de profiter d'une situation arrangeante. Sous les régimes précédents, un bon nombre d'individus avaient fait l'acquisition de grosses voitures qui désormais dépasseraient leur nouveau niveau de vie. Changement d'ère, aujourd'hui avec la politique des «robinets fermés» par les nouvelles autorités. Ceux qui brillaient alors et qui n'ont pas encore mis en vente leur véhicule, sont désormais confrontés aux couteuses réalités de l'entretien, une réalité qui pousserait certains à se lancer dans cette nouvelle activité de transport. 05. Objectifs de l'étude 05.1. Objectif général Cette thèse vise à comprendre les conditions historiques de l'émergence des transports alternatifs dans la commune de Yopougon. Cet objectif général se décline en trois objectifs spécifiques: 05.2 Objectifs spécifiques
06. Revue de la littérature 14 transport urbain: étude du cas des «woro-woro» de Yopougon (Abidjan-Côte d'Ivoire)». Le formel étant défini selon (Watteyne and Meyer 1991) comme étant la production obéissant aux injonctions d'une maximalisation de l'organisation du travail et de la gestion. Un autre ordre de critères déterminant de l'indexation étant les critères de politique et de droit. De plus, ici, l'État apparaît comme l'espace obligé de la consécration du droit officiel. En tant que système formel de régulation des comportements en société, le droit institutionnel est éminemment présent dans l'entreprise et le marché, et actif dans la définition et la construction du licite et de l'illicite. Le droit établit la forme sociale légitime des pratiques socio-économiques. Mais que signifie «informel»? En quoi notre étude «socio-histoire d'une offre alternative de transport urbain» se démarque-t-elle des autres recherches portées jusqu'ici sur ce secteur des transports observé à partir de constructions théoriques déformantes et de concepts controversés que sont le termes d'«informel», de «populaire», d'«illégal», de «non structuré» ou de «non officiel», etc.? L'«informel» est essentiellement caractérisé par sa non-correspondance, sa marginalité en référence aux règles étatiques (légalité vs illégalité ou a-légalité). La plupart des recherches orientées dans ce sens n'ont alors privilégié le plus souvent que les aspects monographiques, descriptifs. Parfois, elles se sont attachées à l'analyse des relations entre ces transports et la dynamique des espaces urbains. Quasi-sectorielles, ces études ont aussi examiné ces transports comme des modes complémentaires ou concurrents à des transports jugés officiels. Rarement, la curiosité de ces auteurs a franchi le stade de constats, des descriptions et désignations conceptuelles de la macro-économie9, même lorsqu'il s'agit de phénomènes aussi structurels et durables comme le transport alternatif, qui implique toutes les grandes villes du tiers monde y compris Abidjan, la capitale économique de la Côte d'Ivoire. 9 La macro-économie a été la première à découvrir et à concevoir cette réalité économique et en même temps à en imposer des désignations. Cette situation est telle que les études sur le secteur dit «informel» se sont référées pour la plupart à la comptabilité nationale qui utilisait des instruments d'analyse particulièrement adaptés aux économies presque entièrement monétarisées. 15 Dans le cadre de notre étude, la dynamique d'évolution des woro-woro à Yopougon est abordée dans une perspective socio-historique. Elle vise à reconstituer le passé de ces transports dans son déroulement, à restituer les pratiques des acteurs autant que leurs discours et leurs représentations en les inscrivant dans leur environnement matériel (Buton and Mariot 2009). Plus précisément il est question d'observer l'émergence des woro-woro sous l'angle de l'histoire, de retracer son évolution et analyser les différents mécanismes de sa structuration. Il s'agit globalement de saisir les lois de fonctionnement de ces transports, les rationalités économiques et les modes de sociabilités qui aident à réfléchir à la façon de réencastrer l'économique dans le social (Akindès 1987; De Soto 1994; Hernandez 1995). Cette démarche s'articule autour de trois centres d'intérêts: (i) la reconstitution de la trajectoire historique des transports alternatifs, (ii) l'analyse du processus d'évolution des transports alternatifs, (iii) l'analyse des mécanismes de structuration des transports alternatifs. Pour ce faire, la présente revue de la littérature, se réfère à toutes les grandes villes du Tiers-monde qui ont connu un développement urbain que (Coquery-Vidrovitch 1988; GDRI 2005) qualifient de «désordonné». Plus particulièrement, nous nous proposons de présenter la situation des villes qui représentent des singularités à l'échelle mondiale en raison des conditions spécifiques d'émergence de ces transports et de la situation actuelle particulière de ces transports dans ces grandes villes. En lien avec ce qui précède, nous nous appuierons sur les situations de Cotonou (Bénin), de Durban (Afrique du Sud), de Harare (Zimbabwe), de Casablanca (Maroc), Istanbul (Turquie), de Brazzaville (Congo), d'Hanoi et Hô Chi Minh-Ville au Vietnam. 16 Tableau 1 : Répartition modale des transports collectifs en 1998 en %
Source: Godard, 2005(inrets) Nd: indéterminé, N: nul ou négligeable 17 Tableau 2: Part des différentes offres de transports publics en Afrique subsaharienne en 2000 en %
Source: Godard, 2005 (inrets) .Nd : indéterminé 0 6.1. Trajectoire historique d'apparition des transports alternatifs Quelles sont les conditions historiques d'émergence des transports alternatifs? Pour (Guibert and Jumel 2002), l'histoire permet de penser les permanences et les ruptures, de retracer les évolutions des activités humaines. Comme nous y invite également Jean-Claude Passeron, «il s'agit en la matière, de se prémunir de l'illusion du «toujours pareil» ou, à l'inverse, du jamais vu (Passeron 1987). 18 Il y a une continuité entre les formes d'organisation de la vie collective ou individuelle du passé et celles d'aujourd'hui. Un lien indirect rattache le mode de transport d'aujourd'hui aux activités de transport des hommes et des femmes du passé, car ceux-ci ont disparu, mais ont laissé des traces (Noiriel 2006). C'est, en se fondant sur ces observations théoriques que nous avons pu faire ressortir les quelques exemples ci-dessous de modes de transports alternatifs dans certains Etats qui constituent une singularité au plan africain et mondial. ? Cotonou (Bénin): une ville à forte dominance des deux roues Les systèmes de déplacements urbains au Bénin représentent une expérience singulière à l'échelle africaine en raison de l'importance écrasante des deux-roues qui assurent l'essentiel des déplacements, de l'ordre de 70 à 80 % (Noukpo and Agossou 2004). Par référence à d'autres pays africains, l'originalité béninoise tient à l'importance grandissante des taxis-motos appelés «Zemidjan». Il est issu du vocable «Gungbe», une langue nationale du sud-est du Bénin. Zemidjan est formé de trois éléments: ze = prends, mi = moi et jan qui exprime l'idée de brusquerie, et peut en outre signifier secouer et tamiser. Littéralement, zemidjan signifie «prends-moi sans précaution, sans ménagement», autrement dit «prends-moi vite». De cette étymologie, on peut déduire qu'il s'agit d'un transport individuel, même si, dans la réalité, c'est également un mode de transport collectif. En le nommant ainsi, sont mises au premier plan la rapidité et la promptitude du déplacement, bien davantage que les questions de sécurité, de confort et des conditions de transport en général. Outil de structuration de la région urbaine du littoral béninois, le zemidjan peut être historiquement considéré comme une mutation du vélo-taxi. Cette évolution peut être caractérisée à grands traits selon (Noukpo and Agossou 2004). En premier lieu, la situation économique du Bénin a été sérieusement influencée par une série d'événements extérieurs, notamment le reflux massif des Béninois du Nigeria. Parmi eux, nombreux sont ceux qui ont ramené des motos qu'ils ont décidé d'exploiter, faute de trouver un emploi stable ou plus 19 rémunérateur. Le rapatriement des Béninois du Congo Brazzaville, en janvier-février 1978, puis du Gabon, en juillet de la même année, a grossi le nombre des demandeurs d'emplois non satisfaits parmi lesquels certains vont se convertir dans le transport à zemijan. En deuxième lieu, la décennie 1980 est marquée par la crise économique ayant entraîné la faillite de l'État, incapable de payer ses fonctionnaires, et le recours aux institutions de Brettons Wood. Celles-ci imposent les programmes d'ajustement structurel (PAS). Pour les travailleurs, les PAS signifient compressions de personnel, licenciements, départs dits volontaires, anticipés et/ou ciblés, agents «déflatés» des entreprises publiques et semi-publiques, non-renouvellement de contrats de travail, salaires impayés pendant plusieurs mois, etc. Certains «déflatés» ont fini par se reconvertir dans l'activité de transport par zemijan. En troisième lieu, celui-ci a également profité de l'échec successif des entreprises publiques de transport en commun (Régie des transports de Cotonou, Régie autonome des transports urbains de Cotonou, Régies provinciales puis sociétés provinciales des transports, etc.). En outre, le régime révolutionnaire marxiste-léniniste (1972-1989), hostile à l'initiative privée, n'était pas favorable à son émergence dans les transports en commun. Aujourd'hui, avec seulement quelque cinquante d'autobus et minibus assurant les grandes liaisons urbaines, le transport en commun à Cotonou ne semble pas connaître un nouveau départ, malgré les attentes et en dépit des mesures fiscales prises par l'État pour faciliter l'importation de véhicules. Tout ceci contribue à l'émergence du zemijan qui, non seulement, satisfait les besoins de mobilité des populations mais contribue aussi à résorber une partie du chômage. Son succès se comprend lorsqu'on l'analyse dans le cadre d'une région à forte concentration démographique où la pénétration du style de vie urbain à la campagne entraîne la transformation des structures rurales. Le zemijan assurément est de tous les moyens de transport celui qui s'adapte le mieux aux routes béninoises actuelles. Il ressuscite et active toutes les voies piétonnières ou empruntées naguère par la seule bicyclette en tant que moyen mécanique (Godard 2002; Noukpo and Agossou 2004). Ce contexte d'évolution des zemijan présente des similitudes avec celui des «foulas-foulas» de Kinshasa (Congo RDC). 10 Après 1948, le dynamisme persistant, nombre «d'Européens» arrivent, (y compris d'Angola !), Belges, Portugais, Grecs 20 ? Kinshasa (Congo RDC) : l'avènement des «foulas-foulas» Xavier Godard (De Maximy 1984; Godard and Kama 1986; Thiam 2009), ont reconstitué la trajectoire historique des «foulas-foulas», châssis de camions carrossés. Le mot «foula» viendrait d'une des langues de l'Angola, mais est proche également d'autres langues du Zaïre. À l'origine, «foula» signifie: souffler sur le feu, par imitation phonétique du bruit du soufflement. Lorsque l'on veut accélérer le feu, on souffle de plus en plus vite .Cela fait «fula-fula» ou «foula-foula»: qui souffle vite. Par image, ce terme a désigné les véhicules qui concurrençaient 1'office national de transport à Kinshasa, qui allaient plus vite que les bus et prenaient leurs clients : «c'est comme si on soufflait sur le feu de leur moteur». À l'origine c'étaient des Portugais10 qui exploitaient ces véhicules avec des chauffeurs angolais. Les Portugais sont partis mais les Angolais sont restés. Au début, les fulas étaient utilisés pour la desserte des marchés (transport de sacs de manioc...). Puis peu à peu, par nécessité, ils ont été utilisés par l'ensemble de la population (Godard and Kama 1986). Les «foulas-foulas», selon (De Maximy 1984), c'est la forme de transport le plus populaire, sans eux Kinshasa ne fonctionnerait pas. Les «foulas-foulas» sont nés en réaction à l'insuffisance de l'offre publique et de l'extension urbaine (avec ses quelques 10 millions d'habitants, le transport public est un véritable casse-tête à Kinshasa). Au plan politique l'émergence des «foulas-foulas» se traduit comme une réponse relevant de modèle de cohabitation entre société publique d'autobus et secteur privé. À l'indépendance en1960, les populations bénéficiaient déjà de services de transport public mis en place par les Belges: les «Transports en Commun de Léopoldville» (THC), l'Office National des Transports (ONATRA), les chemins de fer Matadi-Léopold-ville. Toutefois, le secteur des transports a rapidement souffert d'un manque de gestionnaires congolais qualifiés prêts à reprendre l'administration laissée par les Belges mais aussi du manque de pièces de rechange. Les véhicules en panne étaient dès lors immobilisés et la flotte en service a diminué progressivement jusqu'à la disparition complète de toute forme 21 de transports publics. Ces quelques points de repère historique des «foulas-foulas» du Congo, rappellent aussi ceux des «grands taxis» de Rabat, au Maroc tels que décrit par (Tellier 2005) comme phénomène lié à la crise des transports institutionnels. ? Rabat (Maroc) : Les grands taxis Jullien Tellier, dans« Les grands taxis: approche du système de transport et de la mobilité au Maroc», 2005, souligne que la situation actuelle du transport collectif institutionnel des villes du Maroc est tombée dans une double trappe: augmentation du nombre de voitures particulières (pour les personnes qui en ont les moyens économiques) et émergence de moyens alternatifs de déplacement (pour les populations moins favorisées et pauvres). Dans les systèmes de transport de grandes villes marocaines, peuvent aujourd'hui être distingués d'une part, les réseaux d'autobus avec leur rigidité mal adaptée à la rapidité d'évolution de l'urbanisation et des pratiques de mobilité et d'autre part, les taxis collectifs qui réagissent à la demande et qui représentent une forme plus rapide et plus souple de déplacement. Au Maroc, les taxis collectifs sont appelés «grands taxis». Contrairement aux «petits taxis» (mode de transport individuel à l'intérieur des périmètres municipaux), les taxis collectifs sont institués interurbains pour accomplir en principe des itinéraires intercommunaux. Mais les grands taxis participent désormais au transport à l'intérieur de grandes agglomérations. Des lignes de grands taxis ont été ouvertes en milieu urbain pour répondre à des besoins de mobilité insatisfaits par les transports institutionnels (notamment pour la desserte des quartiers périphériques). «Au Maroc, les taxis collectifs correspondent à un maillon essentiel du système de transport. Ils sont qualifiés de moyen de transport émergent, alternatif... de substitution (comme palliatif à un manque» (Tellier 2005). Au Sénégal, l'histoire des «car rapide»11 ou «ndiaga ndiaye»12 se confond à la logique d'investissement de la confrérie des Mourides dans le transport. 11Minibus Renault SG2 de 20 à 25 places. 22 ? Dakar (Sénégal) : Les «car rapide» et les «ndiaga ndiaye» À Dakar, l'histoire du développement des «car rapide» ou «ndiaga ndiaye» procède certes de l'incapacité de la ville de Dakar à répondre à la demande sociale des populations citadines sans cesse croissantes selon (Lombard 2006), mais semble aussi se rattacher à la logique d'investissement de la confrérie Mouride13. Ceux-ci ont joué de leurs liens confrériques pour faire émerger le secteur des transports alternatifs. La présence des Mourides est très ancienne dans le transport. Elle remonte à la période coloniale. À cette époque, les véhicules n'étaient pas encore nombreux et le transport collectif était monopolisé par les colons et les Libano-syriens lesquels étaient également les principaux acteurs commerciaux de la colonie du Sénégal. Les déplacements se limitaient pour l'essentiel à Dakar. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, sont apparues les premières entreprises de transport public pilotées par des autochtones. Dès cette période, les Mourides investissent dans le transport collectif qui était resté pendant longtemps la chasse gardée des Européens et des Libano-syriens. Même s'ils mettaient en exergue leur appartenance confrérique, les transporteurs mourides ne se signalaient pas néanmoins par un service de transport exclusivement consacré aux Mourides. Ils ont été, en revanche, les premiers à travailler à la fois dans le transport urbain et interurbain. Pour ce qui concerne le secteur urbain, ils ont investi dans le transport de voyageurs et de marchandises. C'était l'époque où la carrosserie des véhicules était transformée, consolidée pour supporter l'état des infrastructures sénégalaises et augmenter la capacité de charge. Tous ces modes de transport collectif furent bientôt désignés à Dakar sous le terme générique de «cars rapides», en référence à leur performance et en comparaison avec les premiers véhicules beaucoup plus lents. Ils ont connu un développement spectaculaire en lien avec la croissance urbaine et plus tard avec la disparition de la SOTRAC, société de transport public de Dakar. 12Minibus Mercedes de 32 à 42 places. Nom du transporteur qui aujourd'hui en détient le parc le plus important et qui l'a introduit dans le réseau de transport urbain dakarois. 13 Les Mourides constituent une communauté très dynamique au Sénégal. On les retrouve dans tous les secteurs d'activité économique, sociale, culturelle et même politique du Sénégal. Plus qu'une simple présence, ils contrôlent de plus en plus des secteurs entiers de la vie économique du pays. 23 Pour ce qui est de la situation de Durban en Afrique du Sud, c'est plutôt le contexte de l'apartheid qui est utilisé comme repère historique dans la dynamique d'émergence des transports «intra-township14». ? Durban (Afrique du Sud):La naissance des transports «intra- township». En Afrique du Sud et notamment à Durban, la discrimination dans les services publics et dans l'organisation des transports publics durant la période de l'apartheid a entraîné la naissance des transports «intra-township». Les transports publics ont été un outil efficace de l'organisation de la ségrégation durant l'apartheid. La non prise en charge par la ville de Durban du transport des Noirs a provoqué l'émergence d'un nombre considérable de petites compagnies privées que les autorités ne pouvaient interdire, au risque d'entraver le développement économique des zones industrielles et la bonne marche des entreprises dispensatrices d'emplois (Bellengère, Khan et al. 2004). Cette situation oblige généralement les populations «victimes» d'exclusion à recourir à d'autres formes de transports. Dès la fin des années quatre-vingt, puis après sa disparition en 1993, au fur et à mesure que le système d'apartheid s'assouplissait, la structure urbaine a fortement évolué. Avec le temps, les deux systèmes se sont rapprochés dans la mesure où la compagnie de bus s'est mise à desservir les quartiers noirs et blancs par la fusion de certaines lignes. Ce qui est sensiblement différent des villes de Hanoi et Hô Chi Minh Ville, au Vietnam où l'émergence des cyclopousses ou autres tricycles traduit selon Godard les difficultés des autorités à mettre en place une politique claire de transport urbain (Godard, Cusset et al. 1996). ? Hanoi et Hô Chi Minh-Ville (Viet Nam): Les cyclopousses, les tricycles et les minibus «On peut identifier plusieurs tendances des transports urbains au Vietnam dans les années quatre-vingt-dix, manifestes pour les deux 14 Le pouvoir ayant choisi d'ignorer les besoins de déplacement, hors desserte des bassins économiques, de plus de 85 % de la population, il toléra de fait les initiatives, souvent très informelles, des opérateurs «non-blancs» qui investissaient dans des taxis, minibus et autres cars (le transport intra-township) et dont le nombre a fini par croître de façon exponentielle. 15 Un marché de l'occasion permet une diffusion de l'équipement chez les ménages aux revenus les plus faibles. 24 principales villes du pays, Hô Chi Minh-Ville et Hanoi, même si des différences apparaissent entre ces deux agglomérations: la progression de la motorisation individuelle, la détérioration des systèmes de transport public, le maintien et l'adaptation du secteur artisanal des transports urbains» (Godard, Cusset et al. 1996). Le secteur alternatif revêt au Vietnam, comme dans la plupart des villes asiatiques, des formes très diverses avec l'exploitation de véhicules non motorisés (cyclopousses) et motorisés (tricycles, minibus). Historiquement, l'émergence des deux roues à moteur dans la mobilité procède de circonstances assez particulières. Il s'agit notamment des ambitions non satisfaites de la période d'économie socialiste planifiée. Cette option qui a perduré dans un contexte d'économie de marché selon (Godard, Cusset et al. 1996) aurait renforcé les entrées clandestines15 des engins et contraint l'industrie vietnamienne du cycle à s'adapter à ce nouveau marché en extension. Au Viet Nam, les cyclopousses ou cyclos jouent à Hanoi et à Hô Chi Minh-Ville un rôle important à la fois dévolu aux taxis dans les villes des pays développés et celui de substitut aux modes de transport collectif, les bus en particulier comme au Congo avec les «foula-foula» ou Sénégal avec les «car rapide» ou même au Bénin avec les «zemidjan». Ainsi, dans un contexte de détérioration de transport public, on observe le maintien puis l'adaptation du secteur dit artisanal. Au Viet Nam, les deux-roues assurent l'essentiel des déplacements. Leur part est de l'ordre de 80 à 90% dans l'offre des transports du pays. Sans être totalement représentatifs des pays du Tiers monde, ces quelques exemples de villes apportent toutefois un éclairage sur la situation d'autres capitales. Sur l'ensemble de ces villes, on observe sensiblement les mêmes contextes historiques d'émergence des transports alternatifs. Selon (Adoléhoumé 2001; BM 2001; SSATP 2001), ces transports bien que souvent défaillants, représentent actuellement l'essentiel des déplacements motorisés et sont appelés à 25 voir leur rôle s'accroître dans les années à venir, avec le développement rapide de l'urbanisation. Les conditions socio-historiques d'émergence des transports alternatifs évoquées, il reste à reconstituer leurs différentes phases d'évolution. On se fondera pour cela essentiellement sur les travaux de recherche engagés sur les agglomérations de Kinshasa, de Brazzaville, d'Harare, d'Istanbul et de Dakar. Au plan de la socio-histoire, les transformations qui ont permis le passage des transports dits artisanaux et combattus à des transports tolérés et intégrés dans ces villes constituent des références en termes d'intégration et d'interdépendance entre deux mondes sociaux différents. Selon Norbert Elias, en étudiant parallèlement et de plus en plus loin des mondes initialement raccrochés, on déborde l'interconnaissance comme fondement de la relation sociale pour la réinscrire plus largement au sein d'une interdépendance des mondes sociaux. «Plus généralement, il me semble que ce positionnement scientifique, le couplage d'un regard socio-historique/ethnographique sociologique, n'a pas encore épuisé toutes ses possibilités heuristiques. En effet, de proche en proche, puisant d'un fond d'archives à un second pour retrouver les deux faces d'une interconnaissance, se déplaçant d'un monde social à un autre par les interconnaissances, descendant par histoire régressive les arborescences génétiques d'un phénomène social puis remontant les échelles d'analyse, on finit par étudier conjointement des mondes sociaux de plus en plus éloignés, qui ne sont plus en interconnaissance. Ce sont pourtant des mondes interdépendants puisque les actions des uns et des autres vont finalement à un changement social» (Elias 1981) 06.2. Déterminants socio-économiques de l'évolution des transports alternatifs La dynamique d'évolution qui caractérise les transports dits informels autrefois négligés est justifiée autant par des facteurs internes à ce secteur que par l'environnement socio-économique où ils évoluent. La structure d'une organisation est liée à la fois à son environnement et à son fonctionnement interne (Minztberg 1982). Mais qu'est-ce qui justifie la montée en puissance des 26 transports autrefois négligés? Comment le transport dit artisanal, décrié par les autorités publiques comme l'envers du modèle de transport adopté est devenu une composante incontournable du système de mobilité urbaine des pays en développement? Les évolutions récentes observées au niveau de ces transports, montrent qu'ils interviennent pour 94% à Alger, 52 % au Caire, 73 % à Mexico, 76 % à Manille, 68 % à Abidjan, 87 % à Accra, 95 à Dakar et 98 % à Cotonou, 95 % à Harare et 100 % à Lomé (Godard 2002). Les justifications d'une telle évolution peuvent être résumées en deux considérations. 0 6.2.1. La fonction sociale des transports alternatifs Le premier élément de justification de ce sujet, c'est la fonction socio-économique des transports alternatifs. En effet, les emplois sans qualification requise demeurent un volet essentiel du secteur des transports alternatifs (Plat 2003). De plus, ce secteur constitue en lui-même un débouché pour de nombreuses autres branches des activités de la rue: vendeurs de pièces détachées, mécaniciens, courtiers, vidangeurs, laveurs de voitures, etc.(Kassi 2007). Xavier Godard et Jean-Michel Cusset à travers «Des systèmes de transport urbain au Vietnam à la recherche de la modernité» parviennent à ce même constat à propos de la fonction sociale des cyclopousses, des taxis-moto ou autres lambros ou xelams dont l'offre est prédominante à Hanoi et Hô Chi Minh-Ville au Viet Nam. Selon ces deux auteurs, l'une des conditions de l'émergence de ces transports réside plus dans la fonction de pourvoyeur d'emplois que dans la fonction de transport proprement dite qui est selon eux d'une efficacité globale limitée. Sur ce dernier point selon (Godard 2006), une grande entreprise de bus comme la SOTRA à Abidjan dans les années 1990 n'a créé que 6000 emplois contre environ 30 000 emplois pour «Artisans» (transport alternatif) à Dakar et 60000 emplois au minimum pour les moto-taxis au cour de la même période à Cotonou. Toutefois, si les transports alternatifs demeurent des pourvoyeurs d'emploi, ils se présentent aussi comme une réponse à des situations de pénurie de transport ou à une demande de diversification de l'offre. 27 06.2.2. Les transports alternatifs: une réponse à une demande de diversification de la demande Selon (Godard, Cusset et al. 1996), la persistance des cyclopousses dans la mobilité est le reflet d'une demande de diversification de l'offre de transport. Les cyclopousses déclarent-ils, s'adressaient à l'origine à une clientèle aisée, mais, avec l'évolution économique, cette clientèle tend à se limiter à des catégories particulières: «Personnes âgées, femmes avec enfants, handicapés auxquels il faut ajouter le groupe des touristes, de plus en plus nombreux. On observe une diversité de modèles de cyclopousses, depuis le cyclopousse à plateau, utilisé principalement pour le transport de marchandises et d'objets encombrants, jusqu'au cyclopousse de luxe, à Hô, Chi Minh-Ville, destiné essentiellement à la clientèle touristique» (Godard, Cusset et al. 1996). Pour (Diaz Olvera, Plat et al. 2007), dans plusieurs villes africaines, le moto-taxi est une réponse individuelle à la conjonction d'une triple pénurie: de véhicules privés, de services de transport public et d'infrastructures routières. Pour ces auteurs, les infrastructures et les services de base dans les nouvelles aires n'ont pas suivi le développement spatial des villes et les besoins de mobilité des populations périphériques vers d'autres quartiers sont en conséquence importants. Les positions défendues par ces deux auteurs, rejoignent les résultats auxquels parviennent les thèses de (Godard 2002; Lombard, Sakho et al. 2004). En effet, pour ces auteurs, ce sont les qualités opérationnelles indéniables du service assuré par les taxis collectifs qui expliquent l'ambivalence des pouvoirs publics à l'égard de ces modes de transport. Ils assurent un service irremplaçable dans l'état actuel des transports publics formels (qualité de service) > service porte à porte > flexibilité d'exploitation > faible coût de main d'oeuvre > mode très rapide, spécialement dans les zones congestionnées > malgré le mauvais état des routes: les motos vont là où ne vont pas les bus > faible coût du carburant de contrebande (du Nigeria à Cotonou et Lomé) 28 ? faible coût de l'investissement: véhicules d'occasion peu coûteux provenant d'Asie; nouvelles unités de montage de motos chinoises (Douala, Ouagadougou...) (Godard 2006). Cette position est aussi partagée par Jérôme Aloko-N'guessan dans son étude «Les relations difficiles entre le transport collectifs et l'espace urbain à Bouaké» à travers laquelle, il parvient à la conclusion suivante: «les transports urbains ont pour fonction d'assurer la continuité et l'articulation de l'espace urbain en réalisant un ajustement de l'offre et de la demande de déplacement» (Aloko-N'guessan 2002). Cette thèse des transports alternatifs qui se développent grâce à leur utilité publique n'est pas partagée par (Lomme and Vircoulon 2006) pour qui la violence est le facteur structurant des taxis collectifs en Afrique du Sud. En effet, dans leur étude «la régulation des transports informels à l'épreuve de la «guerre des taxis» collectifs en Afrique du sud», Roland Lomme et Thierry Vircoulon considèrent que le secteur des taxis collectifs et la violence sont les côtés pile et face d'une même pièce. Selon ces deux auteurs, en Afrique du Sud, s'il est établi que les espaces urbains sont considérés comme criminogènes par les responsables de la police, c'est en référence au milieu des taxis collectifs où sévit une intense violence. Ces deux auteurs perçoivent le secteur des taxis collectifs comme un lieu d'expression de la violence sociale qui conserve les traits caractéristiques des affrontements armés qui a provoqué la chute du régime d'apartheid. Pour ces auteurs, «La guerre des taxis s'inscrit d'abord dans le contexte général d'une violence sociale. La police recensait 32 000 homicides, 30 000 tentatives de meurtres et près de 53 000 viols déclarés en 2003-2004, dont le degré ou les manifestations distinguent incontestablement l'Afrique du Sud des autres pays en développement ou en transition [..]. Le contrôle de la desserte d'un township, est gage du contrôle d'un marché et entraîne l'utilisation d'armes de guerre (l'AK 47 est une arme de prédilection dans les affrontements entre opérateurs de taxis collectifs). On note aussi le recrutement de tueurs à gage (souvent d'anciens combattants des mouvements clandestins de résistance à l'apartheid), l'organisation de batailles rangées sur la voie publique, de raids punitifs, d'embuscades (mitraillage des véhicules de 29 l'ennemi stationnés ou en mouvement)» (Lomme and Vircoulon 2006). Les différentes positions évoquées ont montré que les transports alternatifs se développent grâce à une dynamique interne. Mais cette auto-organisation ne saurait expliquer à elle seule l'émergence de ces transports, il y a aussi des facteurs externes qui présentent des similitudes au niveau des villes-capitales dans les Etats. Il s'agit notamment des facteurs socio-économiques et urbanistiques (croissance urbaine accélérée, «périphérisation» des villes et démographie en forte augmentation). En plus, il y a aussi la crise économique et financière des années 1980 dont les effets négatifs ont aggravé les déficits des transports urbains publics et donné une nouvelle dimension aux transports dits informels. 06.3. La dynamique d'émergence des transports alternatifs et les partisans du développement alternatifs C'est presque simultanément à la publication de K. Hart que le B.I.T (1972) publie une enquête faite au Kenya et qui présente l'informel dans les termes d'un secteur économique. Le secteur de l'économie informelle étant ici un espace de conduites caractérisé par les propriétés spécifiques des unités de production qui le composent, ainsi que par sa faible réglementation. L'analyse est donc essentiellement orientée vers les unités de production et leurs rapports au juridique. 06.3.1 La position des organismes internationaux Les organismes internationaux ont d'abord, dans les années 1970, condamné les pratiques dites informelles. Pour les défenseurs de cette thèse, «l'informel» en instaurant ses propres modes de fonctionnement, concurrençait, les institutions libérales perçues comme universelles. Pire, selon les tenants de cette thèse, le 30 secteur informel compromettait l'évolution des pays en voie de développement en accentuant leur «retard institutionnel». Il convenait donc de le combattre. À cet effet, la description des lois des modèles de monopole de transport public dans certains pays d'Afrique dont la Côté d'Ivoire lors de l'adoption de la SOTRA au cours des années 1960, constitue un jalon de l'histoire de ce débat. Mais depuis les années 1980, les politiques d'ajustement structurel ont largement entamé l'efficacité de ces offres publiques de transport et changé les perceptions et les considérations à l'égard des transports dits informels qui jusque là étaient considérés comme des activités marginales ou des reliques qu'il fallait combattre. Le monopole de l'offre de l'Etat en se disloquant avec la crise des années 19801990, atteste de la perte de légitimité de nombreux pouvoirs en place et ouvre la séquence de la libéralisation politique et économique ou de la décompression autoritaire (Diaw 2004). Dès lors, «l'informel» de transport cesse d'être marginalisant pour devenir progressiste (De Soto 1994). Dans cette perspective, il est devenu l'espoir des partisans d'un développement alternatif et son rôle dans les dynamiques macro-économique et sociale a été réévalué (Godard 2001). Plutôt que ses effets destructurants, c'est sa complémentarité avec les mécanismes formels qui est désormais mise en exergue. 06.3.2 Les partisans du développement alternatif Contrairement à l'approche dichotomique très proche de l'ancienne terminologie des secteurs traditionnel et moderne rencontrée dans le discours sur le développement, on parle désormais d'un continuum plutôt que d'une dualité (formel/informel). Dans cet ordre d'idée, l'informel n'est plus immédiatement un espace de tradition et/ou de pauvreté assujetti à l'économie formelle, mais plutôt un espace stratégique qui est à la fois une réponse aux contraintes de l'économie formelle et un lieu d'innovation sociale. Pour (Oudin 1987), si l'économie de nombreux pays en voie de développement fonctionne en dehors du cadre régi par les lois de l'Etat, c'est que les éléments d'explication résident dans la faiblesse de l'Etat dans les pays en voie de développement. Cette faiblesse révèle en fait l'incapacité de l'Etat à faire face à des évènements incontrôlables que sont la croissance démographique, la croissance urbaine et le développement des besoins 31 qui en sont la conséquence. Les pouvoirs publics n'ont pas les moyens (physiques, financiers, humains) d'agir sur l'ensemble de l'économie nationale. D'autres auteurs voient dans cette nouvelle situation du transport dans le Tiers-monde, une transformation de ces sociétés. Ainsi, pour (Godard, Cusset et al. 1996), il reste acquis que l'examen des systèmes de transport urbain et de leur tendance d'évolution dans les pays du Tiers monde mettent en évidence les mutations que traversent ces pays. Aussi plaident-ils en faveur de leur intégration dans les programmes de lutte contre la pauvreté urbaine. Dans l'ensemble des écrits retenus, les raisons données pour justifier l'émergence des transports alternatifs ne sont pas purement négatives. Cependant, nous admettons dans cette thèse que l'offre de woro-woro est certes issue de l'initiative locale, mais ne correspond pas exactement à l'ensemble des activités défini comme de type informel. De plus, cette offre de transport comme celles présentes dans d'autres villes-capitales, ne sont plus à considérer comme des activités marginales. Parce que, depuis, la fins des années 1980, ces transports sont entrés dans une phase d'émergence qui oblige les collectivités (mairies et district) pour ce qui est du cas ivoirien, l'Etat pour la situation des cars rapides de Dakar, au Sénégal à les encadrer par des taxations diverses. Pour ce faire, l'adoption du concept «transport alternatif» répond ici à un souci de recadrage d'une réalité vécue comme un fait social de plus en plus saisissable et perceptible par les comptabilités nationales. Les entrepreneurs du secteur dit informel de transport ont réussi là les offres publiques formelles ont quasiment échoué. De ce point de vue, la description des processus latino-américains constitue un autre jalon de l'histoire de ce débat. Avec la lecture des évolutions péruviennes que donne «L'autre sentier» de (De Soto 1994), l'informel cesse d'être marginalisant pour devenir progressiste. En tout état de cause, l'informel n'est plus interprété de façon univoque comme la manifestation et le vecteur de la reproduction du sous-développement. Il est crédité d'une capacité à répondre aux problèmes de pauvreté persistants. Il convient par ailleurs d'affirmer que l'informel n'est plus seulement hors la loi, il peut devenir source de droit. 32 L'analyse de la dynamique d'évolution des woro-woro de Yopougon, montre que des formes de mobilité créées de manière spontanée et informelle peuvent créer tout autant de droits et d'obligations ayant une valeur contraignante qu'une activité formelle. En fait ce qui est fondamentalement remis en cause c'est la détermination essentielle de l'État, à savoir sa souveraineté. La désubstantialisation de cette souveraineté génère une fragmentation du commandement qui prend la forme de la privatisation: le commandement n'est plus assigné à un lieu qui, d'un point de vue normatif, est nécessairement institutionnel mais à une pluralité de lieux que désigne l'arbitraire des rapports de force. Telle est la conséquence politique majeure de la mondialisation dans le contexte africain. Les investigations sur les transports collectifs des pays pris comme des exemples décrivent des situations locales diverses mais dont le fond commun renvoie à des entrepreneurs privés de transport qui interagissent, font appel à toutes sortes de liens en vue d'atteindre leurs objectifs. Pour (Seck. 2003) ce «désordre inventif» et cette débrouille constituent peut-être des réponses locales pertinentes à la mondialisation. Ce qui est également une invite à une meilleure prise en compte du paradigme localiste dans les réflexions scientifiques, dans les politiques d'aménagement et de gestion des transports urbains en Afrique au sud du Sahara et ailleurs dans le monde. 07. Problématique Les résultats de cette recherche devraient permettre de comprendre comment des comportements minoritaires peuvent transformer des conduites collectives en inversant progressivement les normes. L'exemple des woro-woro que nous évoquons spécifiquement dans cette thèse montre comment une pratique qui a surgi dans la plus complète illégalité dès les années 1950 à Abidjan, s'est progressivement structurée. Aujourd'hui, la mise en circulation des woro-woro fait intervenir une multiplicité d'acteurs de nature et de fonctions différentes, issus à la fois de la société civile, des différents ordres de collectivités et de l'Etat. La description du registre 33 d'intervention de chacun de ces types d'acteurs laisse apparaître une absence de coordination d'actions dans l'organisation de ces transports. Ces intervenants, arc-boutés sur leurs prérogatives et mis à contribution par le contexte de crise, délaissent l'aspect normatif de la régulation au profit de la fiscalité. Ces attitudes font peser de réelles incertitudes sur la pérennité du woro-woro, surtout dans sa composante intercommunale, décrit pourtant par les usagers comme le transport qui offre des avantages considérables en termes de souplesse et d'efficacité. De plus, selon une étude du BNETD, ces woro-woro assurent 38 % des déplacements intercommunaux16 et se font le plus souvent dans le sens nord/sud ou centre périphérie. Or selon (Godard 2002) les liaisons centre/ périphérie, en raison de la forte dissociation fonctionnelle de l'espace qui caractérise les capitales subsahariennes, concernent prioritairement des déplacements pour motif professionnel. Ce sont des déplacements générateurs de ressources pour les citadins africains et leurs ménages. Pour (Sahabana 2006), les revenus que ces derniers peuvent espérer dans les zones centrales sont meilleurs que ceux tirés des activités dans le «quartier». Les conditions de déplacements entre le centre et les périphéries touchent ainsi plus directement à la productivité des citadins et de la cité. Quand on sait le poids de la ville d'Abidjan dans la production nationale17, on comprend d'autant plus la nécessité d'améliorer les conditions de déplacements sur les liaisons centre/périphérie et notamment entre Yopougon, la commune la plus peuplée d'Abidjan mais dépendant fortement pour son fonctionnement des zones du sud pourvues en termes d'emplois. 16 Etude citée dans Inter, n° 4272 du mardi 28 août 2012, p.11 17Le Port Autonome d'Abidjan réalise 85% des recettes douanières nationales et représente 90% des échanges extérieurs du pays. DSRP (2009). Stratégies de Relance du Développement et de Réduction de la Pauvreté(DSRP). Gouvernement. Abidjan: pp 1-180. 34 MATERIELS ET METHODES 35 L'étude s'inscrit dans une approche qualitative. À cet effet, deux techniques ont été mobilisées pour la collecte des données: la recherche documentaire et l'entretien. La recherche documentaire a permis de recueillir des informations issues de sources diverses (archives, documents administratifs, coupures de presse, témoignages écrits) pour la compréhension de la dynamique d'évolution des transports alternatifs de Yopougon, notamment le contexte d'apparition de l'activité des transports alternatifs. Mais cette technique n'ayant pas suffi à cerner tous les aspects du phénomène, elle a été complétée par des entretiens avec des personnes ressources. À travers cette deuxième technique, des informations et des témoignages ont été rassemblés sur les faits et les pratiques du passé qui ont influencé le développement des transports alternatifs. Ceci, en vue de comprendre le développement des pratiques de mobilité alternatives. 05. Les matériaux utilisés Dans ce travail de recherche, nous n'avons pas travaillé à partir de grands échantillons qui se voudraient représentatifs d'une population, mais à partir d'un petit nombre d'entretiens fouillés et approfondis. L'objectif visé étant d'obtenir auprès des acteurs des modes des transports alternatifs la plus grande diversité possible des comportements et d'en comprendre les mécanismes de fonctionnement. Toutefois, le principal terrain de cette recherche est constitué par des entretiens qualitatifs menés auprès de deux types d'acteurs du secteur des transports. On entend par acteurs du secteur des woro-woro, l'ensemble de personnes qui intervient dans la chaîne d'actions nécessaires pour l'exploitation du woro-woro, depuis l'achat du véhicule jusqu'à sa mise en circulation. Par conséquent, on distingue deux groupes d'acteurs autour du woro-woro. D'abord, les acteurs institutionnels: mairie, AGETU, district, ministère de la Défense, ministère de la Sécurité, etc.18. Ils sont chargés de mettre en application les lois et règlements en vigueur sur le transport dans la ville d'Abidjan. Ensuite, les acteurs non institutionnels du secteur des woro-woro. Il s'agit particulièrement du propriétaire du véhicule, celui à qui appartient le véhicule et qui le met à la 18 Les autorités de tutelle des transports publics sont nombreuses. 36 disposition d'un conducteur. Le conducteur ou chauffeur, celui qui conduit le véhicule, il peut aussi être conducteur propriétaire. Les syndicats, organisés en coopératives de caractère corporatif, ils ont une position dominante dans la dynamique d'évolution des initiatives alternatives en matière de mobilité. Chargés de l'organisation pratique de l'activité, les syndicats se subdivisent en plusieurs sous groupes: le chef syndicat ou chef de gare, le chef de ligne (coordonnateur du tour de rôle19), les rabatteurs ou «coxeurs», ils hèlent les clients et les vendeurs de billets ou «billeteurs». Enfin, nous avons les usagers, c'est-à-dire, ceux qui utilisent les woro-woro comme moyens de mobilité. Au total, trente (30) entretiens ont pu être réalisés auprès de cette population spécifique et constituent notre échantillon. Un seul mode de transport a été privilégié au cours de ce travail: les woro-woro ou taxis collectifs qui se décomposent en woro-woro communaux et en woro-woro intercommunaux. Ce choix est justifié par le fait que, les woro-woro intègrent dans leurs offres les demandes locales et les besoins domicile-travail. De ce point de vue, par rapport aux gbaka qui restent quasiment dans leurs zones prédéfinies par la règlementation de 1964, les woro-woro constituent une innovation en matière de mobilité collective et cela mérite d'être révélé. 19 Devenus des marchés, les lieux de transport appellent une gestion rigoureuse. Il faut gérer des flux, des activités diverses qui accompagnent ces flux, des hommes qui y travaillent et y passent, le temps aussi, condition majeure de la fluidité et de la rapidité des circulations. Le lieu de transport est géré pour lui-même mais aussi pour l'espace qui l'environne, car les implications foncières, économiques, sont considérables. Les véhicules tout comme les passagers doivent respecter l'ordre d'arrivée pour soit embarquer des passagers (pour les véhicules) ou soit monté dans le véhicule (pour le passager). 37 Tableau 3: Présentation et composition de l'échantillon
Source: Nos données de terrain 38 08.1. Nature du matériel et outils de collecte de données L'approche utilisée pour ce travail a été orientée sur trois axes principaux de recherche.
Apprenti historien20, notre première étape nous a permis d'acquérir un petit faire-savoir du métier d'historien et de chercheur et d'appréhender les difficultés pour restituer l'émergence des processus historiques qui ont donné naissance aux modes de transports alternatifs. De nombreuses heures de travail nous ont permis de dégrossir, de classer et de relier nos découvertes à d'autres sources. D'un point de vue pratique, cela à consister à consulter divers documents de natures diverses (archives, documents administratifs, coupures de presse, témoignages écrits, etc.). Le fait de se rendre aux archives facilite l'auto positionnement de l'apprenti historien et sociologue, ce qui nous a aidé dans le dédale des informations dans les domaines des transports urbains. Dans un premier temps, nous nous sommes rendu aux centres de documentations et d'archives du ministère des Transports, de la DCGTX et de l'INS, de l'AGETU, du district d'Abidjan, de la mairie de Yopougon dont nous avons fait le matériau empirique principal afin de reconstituer l'histoire des modes de transport alternatifs. Cela nous a permis de consulter certains documents essentiels pour la compréhension des différents modèles urbains adoptés avant et après l'indépendance et dont l'impact influe sur la dynamique d'évolution des modes de 20 Une perspective qui exige du sociologue qu'il se familiarise avec les méthodes de sciences sociales afin de les rendre utilisables et pertinentes pour la recherche historique, les traduire en outils opérationnels pour le travail de recherche, utiles pour l'histoire. 39 transports alternatifs actuels. Le fond documentaire était ainsi constitué de certains textes écrits tels «Allocution présentée à l'ouverture des Journées mondiales de l'urbanisme en 1969». «Rapport sur la santé publique et l'habitat en Côte-d'Ivoire (Urbanisme: Abidjan Côte d'Ivoire, n° 111-112, 1969, p. 95. IIIe Congrès du PDCI-RDA)». Houphouët-Boigny, Yamoussoukro 1964, repris dans le discours prononcé à l'occasion du IVe Congrès du PDCI-RDA en 1965. Des comptes rendus d'ateliers d'experts en urbanisme et transport et portant sur la question de la «gestion des transports urbains»: Abidjan du 3 au 14 juillet 2000. Dans le même esprit, nous avons recherché les documents et les différentes mesures prises pour la gestion et l'organisation des transports urbains abidjanais. Cela nous a renvoyé dans des bibliothèques spécialisées telle la bibliothèque de l'IRD où nous avons consulté des thèses, des revues spécialisées, des rapports, qui nous ont donné une vue d'ensemble des différents textes de loi pris avant et après la création de la SOTRA, telles les mesures prises dès le 1er septembre 1953 qui préfigurent le contexte d'apparition des modes des transports alternatifs «l'emploi obligatoire du taximètre pour toutes les voitures automobiles de place, circulant sur la zone urbain» (Diahou 1981; Lombard and Zouhoula-Bi 2009). L'arrêté municipal n°29 du 3 décembre 1960, interdisant la circulation des transports collectifs autres que les autobus et taximètres dans le périmètre de la ville d'Abidjan. L'Arrêté municipal du 7 avril 1961: «il interdit à compter du 1er août 1961, sur le territoire de la commune d'Abidjan, sauf dérogation prévue à l'article 9, l'exploitation des voitures de place, et autres moyens collectifs de transport, à l'exclusion des véhicules munis d'un compteur taximètre et des autobus dont l'exploitation est assurée par la SOTRA» (Aka 1988; Lombard 2006; Kassi 2007). Notre revue bibliographique pour la compréhension de la dynamique d'évolution des transports alternatifs de Yopougon ne saurait être enrichie et complète sans des références faites à certains pays d'Afrique et d'ailleurs qui sont confrontés à des problèmes du genre. Car comme le dit si bien Jean-Claude Passeron à propos de la comparaison: 40 «dans les sciences sociales, l'instrument de raisonnement par excellence est la méthode comparative [...] Seul instrument de construction de généralités [...] Il ne s'organise d'argumentation, de preuve, dans nos disciplines, que dans l'espace logique défini par une forme spécifique de comparaison qui essaie de raisonner au mieux sur la parenté des contextes (Passeron 1994). Au nombre de ces pays, on note: les situations de Cotonou (Bénin), avec les taxis-motos appelés aussi «zemijan», de Brazzaville (Congo) avec «foulas-foulas» de Kinshasa (Congo RDC), de Rabat (Maroc) avec «Les grands taxis», de Dakar (Sénégal) avec les «car rapide» ou «ndiaga ndiaye», de Durban (Afrique du Sud) avec les transports «intra-township» et Hanoi et Hô Chi Minh-Ville au Vietnam avec les véhicules non motorisés (cyclopousses) et motorisés (tricycles, minibus). Si les premières découvertes documentaires et archivistiques sont riches en renseignements sur le contexte d'apparition de l'activité des transports alternatifs, elles n'apportent pas grand chose sur la compréhension du développement des pratiques de mobilité alternatives telles que nous l'objectivons. C'est cette insuffisance documentaire et archivistique qu'expriment justement Guibert et Jumel dans leur livre intitulé «socio-histoire». «La nature discontinue de la documentation archivistique, accentuée par l'inaccessibilité de certaines sources, ne permet pas d'éclairer la totalité des aspects d'un phénomène socio-historique» (Guibert and Jumel 2002). Ce qui nous a amené à connaître une deuxième expérience. Celle qui a consisté d'affiner nos recherches surtout en procédant à des sources orales pour recueillir des informations, des entretiens, des témoignages sur les faits et les pratiques du passé qui ont influencé le développement des transports alternatifs. «Le recours à l'histoire permet de déchiffrer et de comprendre la spécificité des questions actuelles à travers l'examen des contextes nationaux et des traditions administratives et culturels de chaque pays». F.-X Merrien cité par (Guibert and Jumel 2002). 41 Cette approche, avec la possibilité qu'elle nous a donné de confronter des témoignages de ceux qui ont vécu les événements, de ceux qui y étaient, nous a permis d'envisager des perspectives explicatives originales. Comme c'est par exemple le cas du témoignage du vieux Sangaré, ancien chauffeur de «taxi-ville» (woro-woro) et de «1000 kilo» (gbaka) à propos de l'apparition des premiers taxis collectifs à Yopougon dans l'extrait ci-dessous: «Là, derrière l'école là (il parle du lycée technique de Yopougon), où l'autoroute qui va Abidjan là passe, c'était notre première gare. En 1972 on a commencé là-bas. Notre chef, c'était Sané Joseph un Ebrié du village de Yopougon Kouté. En ce temps-là, c'était poto-poto partout. Maintenant les gens marchaient beaucoup, puisque la route là n'était pas bonne. Comme les gens marchaient beaucoup et ça fatiguait, alors Sané Joseph a mis sa voiture pour commencer transporter un peu un peu, jusqu'à à à! On a venu lui trouver dans çà.1973, 1974, 1978 nous a trouvé là-bas» (vieux Sangaré. 02-102012). 08.2. Difficultés de l'étude Si la plupart des entretiens se sont déroulés sur le mode de la complicité, ils ont pu néanmoins faire l'objet de certaines réticences. Ainsi, certains interviewés nous ont perçu comme porteur de mauvaise nouvelle, d'espion. Ce qui a parfois donné lieu à des suspicions et rendu difficile notre accès à certains documents administratifs. Certains de nos rendez-vous ont été plusieurs fois reportés. Et certains de nos interlocuteurs très réticents nous ont obligé à reformuler certaines de nos questions ou quelque fois à changer d'interlocuteur. À la mairie de Yopougon par exemple, du fait de l'absence répétée du conseiller technique chargé de la question des taxis collectifs qui nous avait été indiqué au départ, nous étions obligé de rencontrer des interlocuteurs de même catégorie que le prédécesseur et à même de fournir les informations dont nous avions besoins. Quelque fois, nous étions obligé d'user d'humour pour rassurer et mettre à l'aise nos interviewés qui nous ont livré avec confiance leurs souvenirs, leurs témoignages et nous donner des renseignements souhaités. 42 La seconde difficulté est plus précisément liée à la question de la restitution de la trajectoire historique des transports alternatifs. À ce niveau, il faut dire que la lecture d'ouvrages ou de documents ne constitue qu'un matériau empirique qu'il faut classer, relier et emboîter à d'autres sources. Ainsi on a été contraint de consulter de nombreux périodiques pour reconstituer un matériau exploitable sachant que les collections sont souvent incomplètes. Parfois la revue tant attendue, qui doit permettre de découvrir une explication au questionnement, est manquante ou indisponible. Force est de reconnaître que le bricolage a été souvent de règle pour tenter de mettre en relation et en harmonie des questions de sociologue avec des sources historiques. Ensuite, sur cette thématique, il nous a été difficile de procéder à la confrontation d'un grand nombre de témoignage surtout oral comme nous l'aurions souhaité, en raison de la difficulté que nous avons éprouvée à rencontrer un grand nombre de témoins vivants des contextes passés et qui avaient été répertoriés lors de l'enquête exploratoire. Ceux-ci étaient absents, soit pour des raisons de mobilité résidentielle, soit pour des problèmes de santé, voire même pour décès. Cependant, l'ensemble de ces difficultés rencontrées durant la phase de terrain n'ont pas empêché d'atteindre le point de saturation théorique. Les va-et-vient auxquels nous procédions ne nous apportaient plus de nouvelles informations21. 09. Cadre théorique de la recherche La thèse a mobilisé deux cadres théoriques: le cadre d'analyse de la socio-histoire et la théorie des parties prenantes. Le premier cadre a permis de reconstituer la trajectoire historique des transports alternatifs et de comprendre leur processus d'évolution. Le second a servi à analyser leur mode de structuration et d'organisation. 21 Le point de saturation théorique est atteint lorsque, de la collecte des données, n'émerge plus rien de vraiment nouveau ni de vraiment consistant. Le point de saturation reste néanmoins toujours relatif car seul le chercheur est capable de juger, en regard de la question qui le préoccupe, si son analyse se trouve suffisamment saturée. 43 09.1. De l'application du cadre d'analyse de la socio-histoire au champ du transport L'approche socio-historique telle que développée par (Buton and Mariot 2009) est une interprétation en termes de processus pour tout à la fois expliquer le présent, reconstituer le passé dans son déroulement. Cela nous ramène selon (Lepetit 1996) à extraire dans le passé des situations, des contextes datés qui pèsent sur le présent et commandent secrètement les enjeux des pratiques actuelles. Les notions du passé et du présent que ces auteurs présentent, intègrent la prise en compte de l'histoire comme outil au service d'une analyse sociologique du présent. Cela implique que les changements observés dans la structure des transports collectifs de Yopougon doivent être replacés dans leur contexte socio-économique. Comme nous le mentionnions dans nos constats, des changements sont intervenus au niveau des moyens des transports urbains à Yopougon. À partir des années (1969-1970): incorporation des gbaka dans la mobilité des populations. (1971-1972): introduction des taxis collectifs. (1974-1975): avènement de nouvelles marques de véhicules telles Mazda, Nissan, Toyota, Isuzu, en remplacement des marques anciennes comme Renault 4, Chevrolet, ou wolkerwagens (1000 kilo). En 1980, constitution d'un réseau des taxis collectifs propre à Yopougon. (1993): expansion de l'offre des taxis collectifs hors du cadre communal. (1996): adoption de nouvelles couleurs de véhicules. Toutes ces transformations sont liées à des motifs d'ordre, économique, politique ou social, à des moments particuliers de l'histoire de l'évolution de la ville de Yopougon et du champ des transports urbains abidjanais.que le recours conjugué de l'histoire et de la sociologie permet d'éclairer. Ainsi, les explications avancées habituellement: rétorsions de sous de gré ou de force dans les gares par des intermédiaires privés (syndicats) aux conducteurs, pour rendre compte du rôle très actif et souvent abusif de groupements associatifs dans le processus d'évolution et de structuration des transports alternatifs ne sont pas à écarter. Mais sont insuffisantes, surtout lorsqu'on cherche à comprendre pourquoi ces pratiques Avec l'impasse économique et sociale des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix dans laquelle est entrée la Côte d'Ivoire, de nombreux jeunes, oisifs, extérieurs au 44 persistent au cours du temps et malgré les différentes mesures prises pour les contrôler. Là-dessus comme l'affirment opportunément (Guibert and Jumel 2002), «le recours conjugué à l'histoire et à la sociologie semble judicieux pour apporter des éclairages». Cela permet avant tout de souligner que pour comprendre le rôle et l'importance de plus en plus grandissants du «syndicat», l'une des figures des modes alternatifs de transport abidjanais, il importe de se replacer dans une perspective historique. En effet, dans l'imaginaire populaire, les syndicats sont considérés à tort et/ou à raison, comme «des parasites» et des profiteurs de l'activité de transport. Mais le recours à l'histoire du commerce précolonial notamment, permet de valider que les pratiques «syndicales» actuelles représentent, une transformation des pratiques anciennes de courtage (Blundo 1995 ). Le courtage, comme le marchandage, représente un mode particulier de transaction marchande, avec rémunération de l'intermédiaire. Au plan sociologique, le terme de courtage désigne selon (Bailey 1969), des acteurs sociaux situés aux confins de deux mondes socioculturels, et dotés de compétences permettant de les mettre en contact et d'assurer la circulation de flux entre eux (flux symboliques ou politiques autant qu'économiques et matériels). Avec la monétarisation des échanges en Afrique et suite à l'amplification des activités du commerce, le courtage prend une autre dimension. Le cadeau du courtier devient une contrepartie monétaire dans la transaction qui passe toutes les ventes. Selon (Fauré and Pascal 2002), peu de domaines échappent à cette logique du courtage. De ce point de vue, on peut procéder à des rapprochements entre pratiques de courtage du commerce précolonial et les attitudes actuelles des syndicats. Pour ces derniers, l'espace transport ou l'espace public doit faire vivre, puisque, c'est un espace à forte valeur marchande et dont l'accès doit être assez fermé ou doit nécessiter une contrepartie financière conséquente. 45 monde des transports mais habitant les quartiers environnants, ont envahi les rues, les arrêts et les terminaux, en revendiquant leur place dans le système et en contribuant, par le rabattement inopiné de la clientèle sur les véhicules de passage, à la naissance de certains sites. Les espaces publics sont alors transformés en réceptacle de multiples catégories de populations qui y instaurent des points de taxes. Par ce rapprochement, il s'agit aussi de saisir l'influence des mutations de la société ivoirienne, en particulier de l'affaiblissement grandissant des anciennes solidarités africaines qui se trouvent confrontées à la crise économique qui sévit sur le continent. Pour de nombreux observateurs de la situation de crise ivoirienne, le développement et la structuration des modes alternatifs de mobilité est un indicateur des stratégies d'adaptation des populations en temps de crise. Mais pour rendre compte des comportements et des logiques des groupes qui sont au coeur de la structuration des transports alternatifs, le cadre d'analyse de la socio-histoire est complété par le cadre d'analyse des parties prenantes ou «stakeholder corporation» (Freeman 1984). Selon (Blair 1995; Charreaux 1997), la notion de parties prenantes a d'abord été mobilisée en stratégie avant de devenir incontournable dans les réflexions centrées sur les systèmes de gouvernance des entreprises. Alors en quoi la théorie des parties prenantes recèle un potentiel explicatif pour analyser les nouvelles formes de relations qui structurent l'organisation des transports alternatifs? 09.2. De l'application de la théorie des parties prenantes (TPP) à l'analyse de la structuration des transports alternatifs Par parties prenantes (pp), il faut entendre un individu ou groupe d'individus qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs organisationnels (Freeman 1984). Selon (Mercier 1999) les «stakeholders» sont l'ensemble des agents pour lesquels le développement et la bonne santé de l'entreprise constituent des enjeux importants. Mais dans quelle mesure une telle notion est-elle transposable dans des sociétés où la place de l'Etat ou des gouvernements locaux est historiquement davantage prégnante et plus encore dans celles dont les modes 46 d'organisation sociale, économique et politique sont très éloignés du système américain sur lequel réfléchit Freeman? Freeman raisonne sur la grande entreprise privée capitaliste, au sein d'une économie de marché et d'une société démocratique américaine. Alors, qu'en est-il d'autres formes d'entreprises (publiques, familiales, coopératives, associatives...) au sein d'autres systèmes économiques et politiques? Tel le secteur des taxis collectifs de Yopougon (Abidjan, Côte d'Ivoire?). Dans sa traduction littérale française, le concept de partie prenante signifie «porteur d'enjeu». Ce qui revient à dire que chaque partie prenante est émettrice et réceptrice des valeurs et des intérêts qui doivent être pris en compte et analysés. Cette définition place constamment les parties prenantes dans des situations où les activités d'un groupe ou d'un individu ont des conséquences sur la réalisation d'objectifs, ici la satisfaction de la demande de mobilité. Dans le cadre de ce travail, nous définissons les parties prenantes comme une personne (morale) ou groupe de personnes qui manifeste un intérêt à l'endroit d'une décision qui implique la mise en circulation d'un taxi collectif, à titre individuel ou en tant que représentante d'un groupe. Il s'agit autant des personnes qui influent ou peuvent influer sur une décision de mise en circulation d'un taxi collectif que de personnes qui sont touchées par celui-ci. Dès lors l'analyse des parties prenantes est inséparable de l'évolution des contextes socio-économiques et politiques qui ont justifié l'émergence de ces modes de transport alternatif. 09.3. Evolution du cadre institutionnel des transports et apparition de groupes d'acteurs concurrents L'ouverture de la Côte d'Ivoire aux institutions internationales au milieu des années 1980 l'a incitée à entreprendre des réformes concernant la mise en oeuvre de ses plans d'ajustement structurel et la mise à niveau des entreprises. La Côte d'Ivoire a ainsi adopté un discours politique en conformité avec les exigences internationales et centré sur les thématiques des bailleurs de fonds (la 47 privatisation, la décentralisation, la gouvernance, le développement local, la société civile...) (Laroussi 2009). Dans le domaine des transports, l'application de ces mesures22 a mis à mal une gestion coordonnée dans la réponse à apporter au problème de la demande sociale de mobilité (Fourchard and Bekker 2005). Il s'est introduit un chevauchement dans les attributions qui, à terme, a conduit à une fragmentation des responsabilités entre les collectivités locales sollicitées dans la mobilisation des ressources et les structures représentantes de l'Etat ou sous tutelle de l'Etat23. Au plan social, cette situation a entraîné, la montée en puissance de groupements associatifs qui se réapproprient la gestion des transports collectifs. Actuellement, ce sont ces groupes de personnes autoproclamés et organisés en coopératives de caractère corporatif et en des fédérations des chauffeurs ou des transporteurs qui ont une position dominante dans les initiatives alternatives du transport urbain en Côte d'Ivoire. À Yopougon comme dans l'ensemble de la ville d'Abidjan, les espaces publics sont devenus des portions de la ville appropriées sur laquelle peuvent apparaître des enjeux de pouvoir. Dans cette vision, les parties prenantes désignent l'Etat, la mairie, le district, les jeunes de quartiers, les fédérations des propriétaires, les fédérations de chauffeurs. (voir le schéma 1). 22 Décentralisation et de libéralisation 23 La double logique de la décentralisation et de la libération23 entraînent des changements notables. La compétence en matière de régulation, naguère dévolue à l'administration du Ministère des Transports et à la Ville d'Abidjan, se trouve désormais fragmentée par les lois modificatives de la décentralisation de 199523. A ces structures, les lois associent maintenant les mairies, la SONATT23 (ex DTT) et l'AGETU. 48 Schéma 1: Les parties prenantes Mairie Etat District Taxi collectif Jeunes de quartiers Fédération des propriétaires Fédérations des chauffeurs Source: nos entretiens adaptés à la théorie de (Donaldson and Preston 1995) 09.4. Le transport alternatif comme une «arène» où des conflits sont observables Comme nous le mentionnons plus haut, il existe des tensions et des conflits entres les différents groupes d'acteurs engagés dans l'organisation des taxis collectifs. L'analyse du fonctionnement des différents réseaux de relations montre que les tensions sont liées à des motifs divers visant, pour certains le contrôle à l'entrée de la profession, pour d'autres à reproduire dans ce nouvel espace un pouvoir ancien ou encore à acquérir un nouveau statut. Plus simplement, ces négociations permettent d'espérer capter un flux financier (Olivier De Sardan 1995). 49 En s'appuyant sur l'analyse des parties prenantes de (Donaldson and Preston 1995), on comprend aussi que le fonctionnement actuel des taxis collectifs est le résultat d'interaction entre une pluralité d'acteurs d'échelles différentes (le représentant de l'Etat (AGETU), les collectivités locales (mairie et district) et les acteurs privés. Pour expliquer le fonctionnement de telles organisations, (Donaldson and Dunfee 2001) utilisent volontiers la métaphore de la glue. Selon ces auteurs, la vie des organisations repose sur un ensemble de relations et d'obligations morales implicites «collantes». C'est selon eux, cette colle qui doit être isolée, mise en valeur et justifiée en montrant qu'elle est le résultat rationnel d'un choix de tous. Sur cette base, on remarque que les acteurs privés apparaissent comme les acteurs économiques officiels. Ce sont eux qui sont légitimes et qui disposent de pouvoir discrétionnaire selon (Carroll and Näsi 1997). Mais que faut-il entendre par pouvoir discrétionnaire ou acteurs officiels et légitimes? Par partie prenante légitime, officielle et possédant de pouvoir discrétionnaire, il faut entendre des ayants droits selon (Carroll and Näsi 1997) et des parties qui ont des relations directes et déterminées contractuellement avec l'entreprise. Aussi, dans l'analyse de l'organisation des transports alternatifs, remarque-t-on que ce sont les entrepreneurs privés connus sous l'appellation générique de syndicat qui sont identifiés comme les acteurs clés, par leur prégnance et par la vitalité de réseaux divers. Toutefois, il est possible de distinguer les PP primaires (c'est-à-dire celles qui ont une relation contractuelle et formelle avec l'entreprise: propriétaires, employés, fournisseurs et clients) des PP secondaires comme les media, consommateurs, groupes de pression, gouvernements, concurrents, public et société (Carroll et Buchholtz, 2000, p. 68, Clarkson, 1995, p.106), où ici les collectivités locales (mairies et district). Les PP secondaires peuvent avoir une influence potentielle (en cas de boycotts ou de campagnes de dénonciation par exemple) et peuvent rapidement émerger comme des acteurs capables d'influencer la performance de l'entreprise. Ainsi, en privilégiant la définition de (Clarkson 1995) et de plusieurs autres auteurs, tels (Frooman 1999; Kochan and Rubinstein 2000), on peut 50 comprendre le degré d'influence et le rôle central joué par les mairies dans le choix de la couleur du taxi communal et à terme dans la dynamique d'émergence des taxis collectifs abidjanais. En effet, l'histoire de l'intervention des mairies dans la gestion des questions liées au transport urbain d'Abidjan remonte à l'année 199524. L'idée portée par les politiques de décentralisation étant le renforcement institutionnel par l'implication des collectivités locales dans les questions qui touchent directement les intérêts des populations locales. Cela ne suppose pas seulement de respecter les textes de lois, mais aussi de comprendre comment les cadres formels définis en dehors de l'intervention des projets structurent les actions des intervenants. Ainsi, que ce soit l'actuel rattachement des taxis collectifs aux mairies ou de leur intégration en transport urbain ou même du choix des couleurs des taxis communaux, cela est le résultat de luttes et de négociation d'intérêts croisés avec des acteurs multiples et hétérogènes.de ville d'Abidjan25. À ce propos pour Denis Chabault, « Les pôles de compétitivité sont constitués de multiples parties prenantes aux intérêts parfois identiques, mais aussi contradictoires, qui entretiennent des relations très fluctuantes et s'investissent différemment en fonction de leurs propres impératifs stratégiques.» (Chabault 2011), À la lumière de la théorie des parties prenantes on comprend bien comment de telles évolutions des logiques de production des politiques publiques peuvent offrir des opportunités, des marges de manoeuvre exploitables pour les intervenants. Le réalisme des mairies sollicitées fréquemment par l'Etat dans la mobilisation des ressources, leur a permis d'exploiter et de rendre visible des textes lois qui n'était jusque-là que de simples formulations juridiques il y a 24 La compétence en matière de régulation, naguère dévolue à l'administration du Ministère des Transports et au district d'Abidjan, se trouve désormais partagée par les lois modificatives de la décentralisation de 1995. À cette structure, ces lois associent maintenant les mairies et la SONATT24 (ex DTT) 25 Les collectivités locales sont certes reconnues officiellement comme échelon de pouvoir après l'Etat, mais les limites de compétence demeurent floues et les délégations gestionnaires entre gouvernements locaux et acteurs privés semblent être réalisées hors de tout cadre législatif ou réglementaire. 51 quelques années26. I1 y a donc des pesanteurs à la fois techniques, structurelles et financières qui, dans le contexte de crise économique rendent conflictuel l'expérimentation d'une gestion plus rapprochée de collectivités locales. Dans le secteur des transports collectifs de la ville d'Abidjan, ces rapports conflictuels entre mairies et district, entre ceux-ci et l'GETU sont illustrés entre autres, par la prolifération des centres de décision dans l'encadrement des taxis collectifs, mais aussi par la progression massive des entrepreneurs privés de transport. Ce sont eux qui structurent, orientent et «homogénéisent» l'espace transport. Phénomène international, ces acteurs de la rue font désormais partie du paysage urbain dans les grandes villes en Afrique. Le professeur Yao Assogba décrit cette catégorie d'acteurs en Afrique comme des homo anthropologicus, c'est-à-dire des acteurs producteurs de cultures qui constituent une des composantes de la culture populaire de l'Afrique urbaine (Yao 2001 ). Une approche descriptive du schéma fonctionnel des transports collectifs de Yopougon, laisse entrevoir que le seul agrément de l'autorité publique (mairie, district, AGETU, etc.) ne suffit pas pour mettre un taxi collectif en circulation. Le contrôle spatial, les règles du jeu et les modalités de fonctionnement du réseau de desserte sont du domaine des professionnels syndicats. Organisés en réseaux hiérarchisés, ou en associations, ces acteurs mettent en place des alliances et partenariats avec d'autres acteurs, notamment les collectivités locales des territoires sur lesquels ils travaillent. C'est auprès de ces syndicats que doivent impérativement s'inscrire les nouveaux arrivants à la profession. La mise en ligne d'un véhicule est soumise à leur approbation préalable, sans laquelle il est difficile d'exercer. L'inscription sur la ligne appelée aussi « droit de ligne » se fait moyennant le versement d'une taxe qui varie selon le type de taxi entre 15 000 et 25 000 F CFA. Structurés en réseaux hiérarchisés, ils sont les principaux gestionnaires des gares routières. Les syndicats sont intransigeants sur l'accès à l'espace et plus particulièrement sur le règlement financier qu'ils imposent. 26"La délivrance des autorisations, l'approbation des tarifs, la perception des redevances relatives à l'exploitation des transports publics ne dépassant pas les limites de la ville et des autorisations de stationnement sur la voie publique et urbaine" 52 Ainsi à mesure que le contrôle de l'État sur la société ivoirienne s'est affaibli à la faveur de la décentralisation et de la libéralisation, les associations des transporteurs terrestres sont transformées en agents informels de régulation, de protection et d'extorsion. La rareté des ressources à laquelle sont confrontées les populations ivoiriennes de ces derniers temps, tend à induire des conséquences. Elle occasionne une forte incertitude relative à la maîtrise du contrôle du secteur des transports collectifs. Cette incertitude amène alors une forte concurrence entre les acteurs, chacun cherchant à protéger ses propres ressources et intérêts. 10 Plan de restitution des résultats La restitution des résultats de nos investigations s'articule autour de trois parties composées au total de neuf chapitres - Première partie: Processus d'émergence des initiatives alternatives de mobilité - Deuxième partie: Les woro-woro: reconstitution du processus d'évolution d'un mode de transport alternatif émergeant - Troisième partie: Analyse de la structuration des woro-woro La première partie met en évidence les circonstances de naissance des transports alternatifs. (Godard and Kama 1986; Godard 2002; Sahabana 2006; Diaz Olvera, Plat et al. 2007), considèrent qu'il existe une correspondance entre les modes de transport de type africain d'aujourd'hui et les pratiques de commerce d'autrefois. Un lien indirect rattache le mode de transport d'aujourd'hui aux activités de transport des hommes et des femmes du passé, car ceux-ci ont disparu, mais ont laissé des traces (Noiriel 2006). Ce sont les acquis d'ordre culturel liés essentiellement au commerce africain qui ont constitué les ferments de la naissance d'un mode de transport africain lorsqu'il s'est posé à Abidjan, capitale de la colonie, un problème de mobilité dans un contexte de séparation entre 53 quartiers africains et ville blanche (Antoine, Dubresson et al. 1987; Diabaté and Kodjo 1991; Goerg 2006) (chapitre.1). Le chapitre 2 met en relief les transformations démo-spatiales successives d'abord de la ville d'Abidjan et ensuite de Yopougon comme source de disjonction entre lieux de résidence et zones d'activités quotidiennes. Pour les besoins de mobilité quotidienne des habitants de Yopougon, le seul mode de transport de l'Etat ne répond plus convenablement. Aussi, l'alternative a-t-elle été trouvée du côté des transports dits informels. Quant au chapitre 3, il s'intéresse aux mécanismes de mise en place des structures de transport à Yopougon en lien avec la croissance urbaine. Face aux mutations de la structure urbaine, l'incorporation des nouveaux moyens de mobilité à côté de l'offre publique formelle a d'abord commencé par les gbaka. Mais comme ceux-ci ne suffisaient pas, il y a eu ensuite apparition des taxis collectifs à partir de 1972. La deuxième partie reconstitue le processus d'évolution du taxi collectif comme moyen de transport émergeant. Pour cela, le chapitre1 retrace la trajectoire du taxi communal actuel de Yopougon. Comment d'une offre de taxi non prévue et spontanée, on en est arrivé à une offre communale de taxi collectif plus organisée avec comme référence la couleur «bleue»? C'est aussi dans ce même processus de mutation que se situe le chapitre 2 qui analyse les déterminants du passage du taxi communal au taxi intercommunal. Le chapitre 3 qui se veut plus descriptif, analyse l'évolution de la structure de fonctionnement du taxi collectif ainsi que la typologie des acteurs qui gravitent autour de ce nouveau moyen de transport. La troisième partie qui s'intitule «analyse de la structuration des woro-woro» démontre à son chapitre1 que la reconnaissance des woro-woro comme une part de l'offre de transport de la ville par les pouvoirs institutionnels est en partie liée à la réglementation et aux performances de l'offre publique formelle. Les lois de décentralisation, mises en place dès le début des années 1980, en Côte d'Ivoire, dans un contexte de crise économique, ont modifié les arbitrages entre les acteurs des secteurs public et privé impliqués dans la gestion de services des transports urbains. Les acteurs institutionnels en particulier, accrochés à leurs prérogatives 54 délaissent l'aspect normatif de la régulation au profit de la fiscalité. Ces pratiques ont introduit un climat de concurrence entre responsabilités et permis l'émergence des spécialités des woro-woro (chapitre 2). Cette perte de centralité des pouvoirs institutionnels a ouvert des espaces d'expression supplémentaires à bon nombre de personnes sans qualification professionnelle ou formation particulière: les «syndicats des transporteurs». Ceux-ci profitent des empiètements de prérogatives entre les structures officielles en charge de la gestion des transports pour s'ériger en «maîtres absolus» dans l'expansion des woro-woro (chapitre 3). 55 RESULTATS 56 Première partie: Processus d'émergence des initiatives alternatives de mobilité 57 |
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