Chapitre 2
Croissance d'Abidjan et naissance
de Yopougon
La ville d'Abidjan doit sa croissance rapide au choix fait
sous l'ère coloniale qui en a fait le centre administratif des
territoires intérieurs (Antoine, Dubresson et al. 1987). Mais c'est
véritablement au lendemain des travaux d'installation du port en 1950
que la ville d'Abidjan entame sa mutation. Premier pôle économique
de la Côte d'Ivoire, la ville d'Abidjan s'est urbanisée suivant un
schéma inspiré par la séparation des espaces autour de
trois fonctions majeures. Il s'agit de la fonction administrative, de la
fonction commerciale et industrielle et de la fonction résidentielle.
L'espace urbain s'est ainsi spécialisé en deux principales zones.
Une zone sud, y compris le Plateau (centre administratif et des affaires), qui
constitue la zone d'emploi; une zone nord qu'on peut caractériser de
zone dortoir. Du fait des contraintes géographiques du site et de la
spécialisation de l'espace urbain, les principaux flux de
déplacements s'effectuent suivant l'axe nord-sud, des quartiers
périphériques nord vers les quartiers centraux sud. De 180000
habitants en 1960, cette population est passée en 1998 à 2 953018
habitants. Depuis le déclenchement de la crise en septembre 2002, les
flux migratoires des populations des villes de l'intérieur vers la ville
d'Abidjan ont doublé la population de cette ville.
2.1. Abidjan: naissance et évolution d'une
ville capitale subsaharienne
Comme la plupart des capitales africaines, Abidjan a
été capitale de colonie, mais s'est urbanisée rapidement.
La population a doublé entre les années 1920 et 1955, puis
à nouveau entre 1955 et 1975. Ainsi, la ville d'Abidjan qui ne couvrait
à l'origine qu'une superficie très restreinte de 1350 hectares et
inscrite dans un rayon de 4 km en 1955 s'est propulsée au-delà de
ses configurations coloniales. Le graphique suivant indique l'évolution
de cette population entre 1910 et 2009.
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Graphique 1: Graphique de l'évolution de la
population d'Abidjan de
1910 à 2009
Sources: Abidjan côté cours, Jeune
Afrique (n°2576 du 23 au 29 mai 2010)
2.1.1.Abidjan, une ville coloniale qui s'étend
rapidement
Pour comprendre le «phénomène
abidjanais», il faut se référer, d'abord, à
l'héritage colonial et à la mise en place de structures que les
choix effectués à l'indépendance ont contribué
à dynamiser. À la veille de la ruée «coloniale»
consécutive à la conférence de Berlin (1885), le littoral
ivoirien était certes fréquenté par des marchands
européens, mais les activités commerciales y étaient
beaucoup moins actives que sur les rivages d'Axim à Accra. Mais
l'exploitation et la mise en valeur systématique de la Côte
d'ivoire a nécessité l'installation d'une administration et la
construction d'une capitale(Antoine, Dubresson et al. 1987)
En 1886, suite à une série
d'épidémie de fièvre jaune (Wondji 1972), les colons
français qui étaient installés à Bassam
décidèrent de déménager vers un endroit plus
salubre à «Adjamé Santey». Leur
déménagement fut suivi par celui du
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gouverneur colonial qui créa en 1889, à cet
endroit le comptoir de Bingerville, capitale de la colonie française de
1900 à 1934. Abidjan, toute proche et située sur le bord de la
lagune n'doupé «lagune à l'eau chaude», future
«lagune Ebrié», offrait plus d'espace et de plus grandes
possibilités d'expansion commerciale. À partir de 1934, alors que
la construction de Bingerville n'était pas encore achevée,
Abidjan devient le principal pôle économique de la colonie et un
relais privilégié pour la diffusion des produits européens
vers l'arrière-pays. L'expression «Abidjan» désignerait
le «pays des Bidza» c'est-à-dire l'espace occupé par
une tribu (goto), de la population Ebrié (Niangoran-Bouah 1969)
originaire, selon la tradition orale, des confins de la frontière
contemporaine avec le Ghana d'aujourd'hui et considérés comme un
groupe avancé des premiers Abron, arrivés dans l'actuelle
Côte-d'Ivoire au XVIIème siècle. Après avoir
séjourné dans la forêt, au-nord de l'agglomération
actuelle, des migrants fondèrent leur premier village, Kokoli (Cocody),
au bord de la lagune, puis essaimèrent en multipliant les
établissements sur le plateau avancé entre les baies de Cocody et
du Banco(actuel Yopougon), à Adjamé, Santé, Agban,
Anoumabo, Attécoubé et Locodjoro.
Au recensement de 1936, l'effectif des Ebrié
était de 6 474, soit 37% de la population totale de la
ville et 39,5 % de la population africaine. La population actuelle de la
capitale comprend très peu d'autochtones.Entre 1932 et 1950, la ville
d'Abidjan a bénéficié de grands projets
d'aménagement qui ont modifié considérablement sa
démographie et sa superficie. Déjà dès le 16 mars
1896, une note rédigée par le gouverneur Binger, ventait le
caractère exceptionnel du site lagunaire d'Abidjan:
«En face de petit Bassam, à environ 14 milles dans
l'ouest de Grand Bassam35, la côte se coude au nord. Dans
l'entonnoir formé par les eaux à ce coude il y a une telle
profondeur que sur une zone d'un mille et demi de large environ, la sonde
n'accuse pas de fond, ou en accuse un trop considérable pour y laisser
tomber l'ancre.[...] À ce point , connu par les marins sous le nom de
vallée profonde ou de trou sans fond, la plage de sable qui
sépare la mer de la lagune atteint quelques centaines de mètres
de largeur; à divers points elle est tellement rongée qu'elle a
à peine 150 mètres de largeur. Supposons
35 La première capitale de la colonie
française de Côte d'Ivoire (1893) fut Grand Bassam, ville
côtière située à 50 km à l'ouest de
l'actuelle Abidjan.
36 Cité par Claude Vidal et Jean-Paul Duchemin
dans Chroniques du Sud n° 10, mai 1983, p. 6-7.
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que la mer continue à ronger ou que par des travaux
l'on mette la lagune en communication avec la mer, nous aurions là une
rade naturelle, toute trouvée, ayant une superficie considérable
avec des fonds naturels variant de 7 à 13
mètres»36.
Le port d'Abidjan fut ouvert en 1950. Dès lors
commença, à partir de la ville coloniale (conçue autour de
1930 pour l'avènement d'Abidjan comme chef-lieu de la colonie), une
expansion territoriale d'une nouvelle ampleur. Mais dans les années
1970, une troisième poussée eut lieu, qui planta les jalons d'une
explosion mégapolitaine sous la forme de trois villes nouvelles: Abobo
au nord, Yopougon à l'ouest, la Riviera à l'est. Dans les
années 1990, la dimension mégapolitaine s'installa, enrobant peu
à peu les trois villes nouvelles au point de les relier entre elles et
à la ville mère. On distinguera donc quatre
périmètres emboîtés: la ville coloniale, la ville
portuaire, les villes nouvelles, la mégapole.
2.1.2.Abidjan, une ville influencée par
l'activité portuaire
(1950-1970)
Comme la plupart des villes coloniales françaises, elle
commence par le Plateau, c'est-à-dire la ville européenne
(bâtie sur une presqu'île dominant la lagune), devenue aujourd'hui
l'hyper-centre (administration, affaires, architecture verticale). Au sud, sur
une île lagunaire, Treichville. C'est le premier quartier organisé
pour la population africaine. Certes, la ville d'Abidjan ne se réduit
pas au boom économique engendré par l'ouverture du port en 1950,
mais elle commence par là. Installé en bordure de Treichville, le
port a engendré le quartier de zone industrielle. Ensuite Treichville se
dédouble avec Koumassi pour accueillir la majorité des
salariés du port et de l'industrie. Dans le même temps
Adjamé et le Plateau se dédoubleront également. Pendant
qu'Adjamé s'empare des collines qui l'entourent (Bromakoté,
Attiékoubé, etc.), le Plateau en essaime sa fonction
résidentielle sur la presqu'île voisine, Cocody. Mais, c'est
véritablement l'indépendance (1960) qui introduit les germes de
trois nouvelles dimensions (la bourgeoisie nationale, les programmes d'habitat
social, l'auto-promotion
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clandestine) qui s'exprimeront pleinement dans les trois
villes nouvelles du troisième périmètre.
2.1.3.L'extension d'Abidjan vers de nouveaux sites
(1970-
1990)
Le premier site débute à l'est sur le front
lagunaire avec la Riviera comme un prolongement de Cocody. La crise des
années 1980 révisa sérieusement la maquette de cette
ville, mais n'abolit pas l'orientation générale. Le
deuxième site d'extension (Yopougon) eut droit à une
planification concertée. Yopougon fut le champ de démonstration
en vraie grandeur des ambitions présidentielles de l'habitat social avec
les sociétés immobilières parapubliques (Diahou 1981;
Steck 2008). Succédant à des réalisations
dispersées dans la ville37, on peut cependant dire que
Yopougon prend le relais de Treichville comme habitat privilégié
des salariés, ainsi que comme creuset de la citadinité centrale.
La crise, ici aussi, a perturbé les programmes, mais seulement
au-delà de la mi-course. Le troisième site d'extension (Abobo)
n'eut droit qu'à une planification de rattrapage, car elle fut le
produit d'une urbanisation semi-clandestine. Abobo-Gare est
considérée en 1976 selon (Antoine, Dubresson et al. 1987),
beaucoup plus qu'aujourd'hui, comme une banlieue marginale
particulièrement absente des grands projets urbains. C'est l'envers du
modèle d'urbanisme ivoirien, qui compte pourtant environ 250000
habitants en 1977, soit près d'un quart de la population d'Abidjan.
L'intégration de cette banlieue à la ville moderne constitue donc
un enjeu essentiel. Pour (Haeringer 2000), Abobo est le clone d'Adjamé,
greffée comme elle sur une gare du chemin de fer (10 km plus au nord),
et marquée également par les populations marchandes venues des
savanes ivoiriennes ou sahéliennes.
37 Les nouveaux arrivants s'installent sans titre
avec une simple autorisation des chefs coutumiers des villages voisins. Les
parcelles ne font pas à cette époque l'objet de transactions
monétaires, mais d'un cadeau symbolique, et l'occupation est souvent
réalisée sans plan, en gagnant sur la forêt. Les
implantations sont déterminées par la proximité ou la
facilité d'accès aux zones d'emploi.
Kouté Village
Andokoi
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