3.2.2. Qu'en estil de cette loi aujourd'hui?
Depuis le tournant des années soixante dix et
jusqu'à aujourd'hui, la loi s'est considérablement assouplie.
Jacqueline de Guillenchmidt, présidente de la Commission de surveillance
et de contrôle des publications destinées à l'enfance et
à l'adolescence de 1995 à 1999, témoigne de ce changement
d'esprit: « Il y a (...) moins de velléités moralisatrices
qu'il n'y en a eu dans les années cinquante et soixante. Aujourd'hui,
nous avons simplement le souci de veiller, (...), à ce que n'importe
quelle publication ne soit pas mise entre n'importe quelles mains. 56»
La Commission, qui se réunit chaque trimestre pour
examiner tous les nouveaux titres destinés à la jeunesse, joue
plus à l'heure actuelle le rôle de prescripteur que celui de
censeur. Quasiment aucun livre n'a été réellement
interdit, du fait de l'autodiscipline des maisons d'édition, bien
sûr conscientes de l'épée de Damoclès ainsi
suspendue au-dessus de leur tête. Auteurs et éditeurs
s'autocensurent, se soumettent aux éventuels avis de la Commission, et
redoutent les réactions des prescripteurs courroucés qui ne
manqueront pas d'invoquer la loi. En effet, la saisine de la Commission peut
émaner d'enseignants, d'éducateurs mais également de
parents qui peuvent décider d'envoyer une publication pour examen.
56 CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry, éd.,
La Commission de surveillance aujourd'hui, in « On tue à
chaque page! », Paris: Éditions du temps, 1999, p.211.
56
Soumis à la pression du public et soucieux de ne pas
s'exposer à la censure officielle de la Commission, les éditeurs
sont tentés de s'en tenir à une politique de prudence pour
éviter un scandale, toujours désastreux commercialement. Il en va
de même pour les différents acteurs de la chaîne livre qui
s'interrogent tous quant aux livres qu'il est possible de proposer à la
jeunesse ou pas, adoptant ainsi une posture de censeur.
3.2.3. Posture des acteurs du livre jeunesse : entre
autocensure et revendication du droit à l'expression
Si l'on s'en tient à la lettre de ce que la loi du 16
juillet 1949 dit, bien des aspects du monde contemporain « de nature
à démoraliser la jeunesse » pourraient être
évacués de la sphère de l'édition jeunesse tels que
la guerre, le chômage, le racisme, la violence, les exploitations en tout
genre, ce qui viendrait en contradiction avec cette volonté
affichée de la littérature de jeunesse d'aider l'enfant à
grandir et à comprendre le monde.
À l'heure actuelle, une telle loi peut sembler
désuète pour une application stricte dans la mesure où les
conceptions de l'enfance et de la littérature ont
considérablement évolué, comme nous l'avons abordé
dans notre première partie. Toutefois, cette loi ne cesse de rappeler,
par son existence, le statut particulier de la littérature de jeunesse
et amène cette dernière à être consciente de son
rôle et à y réfléchir. La littérature pour
adultes peut offenser des lecteurs, les inciter à des conduites
délictueuses, l'auteur et l'éditeur pourront toujours plaider
non-coupables au non de la liberté d'expression et parce qu'ils
s'adressent à des adultes capables de ripostes et libres pensants.
L'écrivain et l'éditeur jeunesse n'ont pas ces arguments à
leur disposition car il s'adresse à des mineurs réputés
manipulables, fragiles psychiquement ou intellectuellement.
Si bon nombre d'éditeurs s'accordent à dire
qu'ils veillent à ne pas proposer de sujets litigieux ou provocateurs,
cela ne les empêche pas de s'interroger sur les livres
57
qu'ils veulent proposer aux enfants. Deux attitudes sont alors
possibles. Jean Fabre de l'Ecole des Loisirs les décrit ainsi:
« L'une autoritaire, sécuritaire ou
nostalgique, tente d'isoler les enfants le plus possible pour les
protéger de ce monde, en refermant le cocon familial et en faisant
silence sur ce que la famille réprouve. L'autre réaliste, tente
d'ouvrir progressivement les enfants au monde actuel pour leur apprendre
à vivre avec leur temps. »57
La première attitude se veut consensuelle et tend vers
une exigence de neutralité, la seconde en revanche, se veut plus
engagée dans la mesure où elle s'expose à « ce que la
famille » et, au delà de cette dernière, à ce que les
adultes réprouvent. En effet, il semblerait, à travers ces propos
de l'éditeur, que ce soit davantage les adultes que les enfants qui
soient dérangés par le fait que la littérature de jeunesse
s'intéresse aux problèmes de sociétés et au monde.
Ce point de vue est rejoint par celui de Marie-Aude Murail, auteur entre autres
pour la jeunesse, qui dans son ouvrage Continue la lecture on n'aime pas la
récré tacle l'hypocrisie des adultes qui s'offusquent de la
violence des thèmes traités dans la littérature de
jeunesse sous couvert qu'il faut protéger l'enfant alors que ce sont eux
qui sont à l'origine de cette même violence à laquelle
l'enfant est exposé. Aussi, trouve-t-elle légitime que les livres
pour la jeunesse évoquent la violence, la laideur, la bêtise, la
souffrance, la faim, le mal, car il s'agit du même monde pour tous. Selon
l'auteur, se taire sur ces sujets ce serait livrer les enfants à ces
problèmes. Le livre met en garde car il fait parler et
réfléchir.
Les écrivains ou éditeurs que nous qualifions
ici d'engagés ne se fixent pas de limites quant aux sujets mais
plutôt quant à la manière dont ils sont traités. Le
texte ne doit pas être dogmatique, il doit interroger, interpeller, faire
réagir, dès lors tous les sujets sont permis. L'engagement en
littérature, comme nous l'avons déjà dit, semble
être fonction de l'engagement du lecteur que permet le texte.
Nous allons en dernier lieu nous interroger sur les moyens
permettant à ce type de littérature d'exister. Si comme il l'a
été évoqué plus haut, la littérature de
jeunesse
57MURAIL Marie-Claude, Continue la lecture, on
n'aime pas la récré, Paris : Calmann-Lévy, 1993,
p.69.
58
engagée s'expose à ce que les adultes
réprouvent, nous pouvons demander ce que signifie cette prise de risques
et comment cette littérature parvient à se faire une place dans
le champ éditorial jeunesse.
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