3.2. L'ARSENAL LÉGISLATIF
L'inlassable désir de contrôle montre à
quel point la littérature de jeunesse est un enjeu politique, social et
culturel. Le zèle propagandiste qui s'est exprimé dans la
littérature de jeunesse fait qu'à la libération, ses
publications vont susciter de violents débats. Sous couvert de
protéger le lecteur, il s'agit en réalité plutôt
d'une lutte d'influence et de questions d'intérêts face à
la concurrence des illustrés américains, la littérature de
jeunesse va alors se doter d'un texte législatif.
50BONNAL Marie-Pascale et ECOCHARD Janine,
Fascisme d'hier et d'aujourd'hui, Association des Bibliothèques
Françaises, 1997 [en ligne] <http://www.abf.asso.fr/>
53
3.2.1. La loi du 16 juillet 1949
Comme le rappelle l'avant propos de Jean-Paul Gabilliet, dans
l'ouvrage de Thierry Crépin et Thierry Groensteen51 :
« La loi n°49956 du 16 juillet 1949 sur les
publications destinées à la jeunesse est un des textes
législatifs les plus représentatifs des idéaux qui
animaient les hommes politiques français de l'immédiat
aprèsguerre. Élaborée (...) dans le triple contexte d'un
antiaméricanisme militant, d'un protectionnisme exacerbé et d'un
projet politique de reconstruction de la société française
plaçant au coeur de ses préoccupations la protection de
l'enfance, etc. »
En effet, cette loi est l'aboutissement d'une polémique
née en réaction au succès des bandes dessinées
américaines depuis la création du Journal de Mickey en
1934. Cette revue qui connaît rapidement 400 000 tirages fait l'objet de
critiques virulentes. Mathilde Leriche membre de l'équipe de l'Heure
Joyeuse52, se lance en 1934 dans une étude sur la presse pour
la jeunesse et ne mâche pas ses mots à l'égard des comics
américains dont le Journal de Mickey fait partie:
« Les journaux les plus mauvais sont souvent les plus
amusants: leurs rédacteurs connaissant l'art de flatter bassement sans
doute, mais sûrement, les goûts du lecteur. Ils n'ignorent aucun
des moyens d'exciter, de troubler l'esprit des enfants (...) Le lecteur se
grise de ces pages fiévreuses, ou se laisse prendre par un mol
engourdissement; stupéfiant à bon marché qui annihile sa
pensée, sa force de réagir... »53
Cette dénonciation culturelle de l'impérialisme
américain ne fera que s'accroître dans les années 40,
décennie pendant laquelle la France connaîtra la déferlante
des illustrés américains et du cinéma hollywoodien. Ses
détracteurs accusent les illustrés
51CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry,
éd. « On tue à chaque page! », Paris:
Éditions du temps, 1999, p.5.
52L'Heure Joyeuse a été
créée en 1924 par Claire Huchet, Marguerite Gruny et Mathilde
Leriche . Elle est la première bibliothèque pour la jeunesse en
France.
53CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry,
éd., Mathilde Leriche, une bibliothécaire d'influence et la
presse enfantine, in « On tue à chaque page ! », Paris :
Éditions du temps, 1999, p.39.
54
américains de dévoyer la jeunesse
française et d'y être pour beaucoup dans la délinquance
juvénile qui frappe la France au sortir de la guerre.
Entre 1938 et 1945, la délinquance juvénile a
augmenté de 40%. Comme le souligne Jean-Pierre Rioux54, bien
que le contexte de guerre, qui a jeté les enfants dans les mêmes
difficultés et souffrances que les adultes, y soit grandement pour
quelque chose, la presse enfantine continue d'être
présentée comme un des principaux responsable de la crise morale
des jeunes, dans une société qui mise désormais beaucoup
sur la jeunesse porteuse d'espoir et de mieux-être. Comme le
démontre l'ouvrage de Thierry Crépin55,
les détracteurs de l'illustré lui reprochent trois choses.
Tout d'abord son caractère pornographique qui s'exprime à travers
des dessins de filles à demi dénudées. Les
illustrés sont une école de la débauche de nature à
compromettre la formation et l'équilibre sexuel des lecteurs.
Deuxième grief, l'irréalité des récits des
illustrés qui exploitent le goût qu'ont les enfants pour le
fantastique plutôt que de l'orienter vers l'aventure ou la poésie.
L'enfant jugé trop malléable et immature risquerait de confondre
le vrai du faux et pourrait donc s'imprégner d'erreurs. Enfin, dernier
reproche, l'illustré contribuerait à faire l'apologie du crime et
du délit par le biais de scènes violentes qui se déroulent
dans des contextes de guerre ou de western et à travers des surhommes
qui ressentent peu d'émotion à l'image d'un Tarzan.
C'est dans cette volonté de protéger la jeunesse
que s'inscrit la loi de 1949 relative aux publications destinées
à la jeunesse. D'après l'article 2 de cette loi, les publications
destinées à la jeunesse « ne doivent comporter aucune
illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune insertion,
présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la
paresse, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou
délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse
ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques. »
Cette loi comprend aussi des dispositions protectionnistes par son article 13
qui prohibe « l'importation pour la vente ou la distribution gratuite en
France des publications destinées à la jeunesse ne
répondant
54CRÉPIN Thierry et GROENSTEEN Thierry,
éd., L'ardent contexte, in « On tue à chaque page !
», Paris: Éditions du temps, 1999, p. 63.
55CRÉPIN Thierry, « Haro sur le
gangster! » : la moralisation de la presse enfantine, 1934-1954, Paris:
CNRS Éditions, 2001, p.226-238.
55
pas aux prescriptions de l'article 2 ». Cette loi
instaure alors une « commission de contrôle et de surveillance
» chargée d'exercer une censure a posteriori, obligation
étant faite aux éditeurs ou directeurs d'une publication
destinée à la jeunesse de déposer gratuitement, à
l'intention de la commission, cinq exemplaires de cette dernière,
dès sa parution, cela dans le but d'amener les éditeurs à
l'autocensure. La commission jouant plus un rôle d'intimidation que de
répression dans un arsenal législatif avant tout dissuasif. En
effet, avant que la sanction pénale ne tombe, la commission envoie des
« avertissements » ou « recommandations » à
l'éditeur qui lui rappellent les risques encourus s'il ne modifie pas
ses contenus. À travers toute l'histoire de cette loi, un seul
éditeur pour enfants a été condamné, Pierre
Mouchot, et rares sont les publications étrangères qui ont
été interdites à l'importation en France.
|