2.4.4. La littérature de jeunesse engagée
permetelle forcément l'engagement du lecteur?
Afin d'appréhender cette question, nous aborderons
successivement deux albums, parus la même année et traitant du
même thème, à savoir le sexisme, dans le but de saisir les
différences d'engagements offertes au lecteur pour s'approprier une
oeuvre et son contenu.
Nous nous pencherons dans un premier temps sur l'analyse d'un
album de Nella Bosnia, Francesca Cantarelli et Adela Turin, publié en
1976 aux éditions Des femmes, et qui s'intitule, Les cinq femmes de
Barbargent41.
40CHIROUTER Edwige, op. cit. 41Cf.
Annexe C
44
Comme nous pouvons le voir à première vue, la
couverture de l'album ne laisse pas présager du contenu engagé de
l'ouvrage. Très classique tant au niveau des illustrations, que du choix
de la typographie ou de l'organisation de la page, son titre thématique
nous indique de plus qu'il s'agit ici d'un conte, genre traditionnel en
littérature de jeunesse. Comme en témoignent
l'éléphant orné ou les serviteurs en habits traditionnels,
l'histoire comme bien souvent se déroule dans un ailleurs exotique, ici
l'Inde et le nom de Barbargent cité dans le titre affilie
définitivement cet album au genre du conte populaire puisqu'il rappelle
au lecteur Barbe Bleue, personnage éponyme du célèbre
récit de Charles Perrault.
Si l'engagement ne se manifeste pas clairement sur cette
couverture, il est néanmoins perceptible tout au long de ce récit
qui entend lutter contre le sexisme en prônant le droit des femmes
à faire et à être ce qu'elles veulent et en
dénonçant le machisme totalitaire.
L'histoire est celle d'un maharadjah qui décide de se
marier pour tromper l'ennui mais ne parvient pas à trouver
l'épouse idéale. Sa première épouse, Lisa, trop
timide, l'ennuie rapidement. Il l'exile dans un lointain palais vert
émeraude où elle passe le temps en chantant. Quatre autres
femmes, Hanna, Zelda, Flor-Inda et Lil-Yana, épouses successives de
Barbargent ne tardent pas à la rejoindre, elles aussi exilées
dans le palais car tour à tour jugées trop insolente, trop
cultivée, trop indépendante ou trop désinvolte. Aucune ne
lui convient. Menées par Hanna, les anciennes épouses de
Barbargent qui se retrouvent toutes ensemble dans le palais, vont allier leurs
talents de musiciennes et créer un opéra-bouffe dans lequel elles
pourront se moquer allègrement de leur époux, rebaptisé
pour l'occasion Barbentoc.
Ce court conte adopte un ton résolument
féministe qui vire même à la misandrie. Les femmes sont
montrées avec toutes les qualités et les hommes avec tous les
défauts, ils sont inconditionnellement idiots, que ce soit le
maharadjah, son père ou le médecin, aucun homme ne trouve
grâce aux yeux des auteurs. Si le contenu de l'ouvrage est clairement
engagé, les illustrations ne font preuve d'aucune originalité ou
recherche esthétique, le récit littéraire est quant
à lui plutôt répétitif puisque la même
45
scène de divorce se reproduit cinq fois de suite et
l'humour par le biais des jeux de mots, un Barbargent qui se transforme en
Barbentoc, est un peu facile.
En somme, le récit est un peu trop simpliste et
réducteur dans la mesure où les stéréotypes y sont
exacerbés. Il n'y a pas vraiment ici d'implicite et de place pour
l'interprétation et le positionnement axiologique dans la mesure
où le texte manque de nuance et la sentence est sans appel. Cet ouvrage
dénonçant le sexisme amène à penser que ce
problème ne concerne que la seule discrimination à l'égard
des femmes, laissant sur le bord de la route les jeunes lecteurs masculins.
Un autre ouvrage publié la même année au
Sourire qui mord et traitant lui aussi du sexisme peut servir de
contre-exemple, et montrer comment cette problématique peut être
abordée de manière à permettre au lecteur, un plus grand
engagement dans le texte. Cet album est le premier de Christian Bruel et
s'intitule, Histoire de Julie qui avait une ombre de
garçon42.
L'histoire est celle de Julie, une petite fille
énergique au caractère affirmé de « garçon
manqué ». Ses parents, surtout sa mère, veulent la modeler
selon l'image stéréotypée des petites filles. Lorsqu'ils y
parviennent et que Julie est conforme à leurs attentes, celle-ci ne se
reconnaît plus. L'incompréhension s'installe et Julie se
réveille un matin avec une ombre de garçon, mais personne ne la
croit. Elle veut s'en débarrasser, car elle sait qu'elle est une fille.
Elle cherche alors une solution et a l'idée d'aller dans un endroit
où il fait nuit, sous la terre. Arrivée au fond de son trou, elle
rencontre un garçon qui pleure parce que tout le monde le traite de
fille à cause de ses larmes. Après une longue conversation sur ce
monde qui met « chacun dans son bocal (...) Les cornifilles dans un bocal,
les cornigarçons dans un autre, et les garfilles, on ne sait pas
où les mettre! », ils finissent par conclure qu'ils ont droit
à la différence. Confiants et plus sereins ils vont pouvoir aller
affronter leurs parents.
Le message de cet album est plus subtil et tend davantage vers
la recherche et l'affirmation de soi, en somme l'accomplissement personnel, que
dans la dénonciation pure et simple du sexisme. Plus nuancé, cet
album montre que tout n'est pas bleu d'un
42Cf. Annexe D
46
côté et rose de l'autre, comme le suggère
la création de ce mot valise « garfille » sur lequel le
lecteur pourra s'interroger. La fin du récit est quant à elle
ouverte et laissée à la libre appréciation de chaque
lecteur, car si Julie parvient à accepter sa différence, en aucun
cas le problème initial, à savoir le conflit entre Julie et ses
parents dû à cette différence, n'est résolu. Le
lecteur peut ainsi librement prolonger le récit à sa guise.
S'il est désormais possible d'aborder tous les sujets,
la limite est l'autoritarisme ou le dogmatisme qui obstruent le débat
interprétatif ou le positionnement du lecteur et l'empêchent en ce
sens de s'engager librement dans le texte. Nous allons alors dans une
troisième partie nous interroger sur les fonctions et finalités
de ce type de littérature et envisager comment elle se situe au regard
du cadre législatif.
47
|