2.4.3. Les réactions axiologiques
Cette opération est celle qui provoque un
positionnement axiologique par lequel le lecteur va émettre des
jugements moraux à propos des personnages et de leurs actes. Là
encore, la singularité rentre en jeu car c'est bien avec sa propre
sensibilité et son propre système de valeurs que le lecteur va
penser et juger. Cette opération est très clairement inscrite
dans les documents d'application et d'accompagnement pour la littérature
au cycle 3 qui l'évoquent à travers le terme d'«
interrogation essentielle ». Cette interrogation essentielle, entendons
par là d'ordre axiologique ou éthique, est soulevée par le
fait que:
« La littérature de jeunesse n'a jamais
cessé de mettre enjeu les grandes valeurs, de montrer comment les choix
qui président aux conduites humaines sont difficiles, et comment un
être de papier (comme un être de chair) n'est jamais à
l'abri des contradictions ou des conflits de valeurs qui guettent chacune de
ses décisions. »38
Cette rencontre avec des personnages complexes, non
manichéens, mais traversés par le bien et le mal amène
l'enfant à s'y identifier ou à s'en distancier en fonction de
son
38SCÉRÉN/CNDP, op.
cit., p. 317.
42
éthique personnelle. Cette dimension éthique est
fondamentale dans l'acte d'appropriation de la littérature. Le lecteur
s'identifie alors à des modèles qui tour à tour le
fascinent ou le répulsent, ce qui le contraint à se forger des
jugements moraux et à être un lecteur actif.
Libérés d'une vision édulcorée et
réductrice de l'enfance, nombre d'auteurs à l'image de Marie-Aude
Murail, ou d'éditeurs comme Christian Bruel et François Ruy-Vidal
revendiquent la présence d'héros nuancés, capables du
meilleur comme du pire, en somme authentiques et susceptibles d'interpeller le
lecteur. C'est ce que soutient François Ruy-Vidal :
« Aller à contrecourant des conformismes, des
frilosités, des craintes de l'écrit et plus
généralement de l'imaginaire, c'est oser accéder à
de véritables oeuvres, bien différentes de ces livres, manuels
d'éducation civique ou morale. OEuvres avec des personnages denses,
conflictuels, ambigus, sulfureux, capables de douter, de se tromper, de revenir
en arrière, de n'être pas forcément porteurs de toutes les
valeurs positives ou prétendues telles, d'un système social. Ne
pas trouver d'échos intimes de ses propres fantasmes dans la
littérature est sûrement plus traumatisant que de risquer, un
jour, d'y trouver " quelque chose ". »39
L'enfant n'est pas un être naïf, innocent auquel il
faudrait présenter un monde délavé. Il est lui-même
en proie à ses démons et lui présenter une lecture
aseptisée, fermant les yeux sur la part d'ombre qui traverse chacun de
nous serait sûrement plus anxiogène que de lui soumettre une
lecture affranchie des représentations et normes sociales.
Là encore, on saisit combien ces réactions
axiologiques, provoquées par le récit littéraire sur le
jeune lecteur, amènent ce dernier à se positionner par rapport
aux personnages et, au-delà de ces derniers, par rapport aux autres et
au monde.
À travers ces différentes étapes et
postures, on observe que le processus d'appropriation d'une oeuvre passe par
l'engagement du lecteur. Engagement qui
39PIQUARD Michèle, op. cit. p.318.
43
l'amène à reconsidérer ses valeurs ou
représentations, à émettre des jugements éthiques,
à s'investir affectivement afin d'accéder conjointement à
une meilleure compréhension de l'oeuvre, de soi et du monde, ce
qu'Edwige Chirouter nomme le « saisissement ontologique ». Selon
elle, ce moment est celui de « la rencontre entre la pensée du
texte et la façon dont le lecteur s'approprie singulièrement
cette pensée pour rendre son existence et le monde plus intelligible.
»40 Si le texte aide l'enfant à résoudre ses
conflits intérieurs, comme le disait Bettelheim, il semblerait qu'il
puisse également l'aider dans son rapport à la
réalité et au sens qu'il convient de lui donner.
Aujourd'hui, l'engagement du jeune lecteur dans la
littérature est largement admis, la littérature se doit de
répondre à cette disposition du jeune lecteur en étant
elle-même engagée. Elle se doit de l'interpeller, de l'apostropher
par le bais de sujet denses et problématiques qui le concernent.
L'enfant étant largement considéré comme un sujet pensant
et qui plus est comme un acteur social, tous les sujets sont susceptibles de le
concerner. À cet égard, il ne semble plus y avoir de tabous en
littérature de jeunesse. Il ne s'agit plus du contenu mais de la
manière dont celui-ci est traité. C'est peut être ici que
réside la seule limite en littérature de jeunesse, pas de
dogmatisme.
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