CHAPITRE 2
QU'ESTCE QUE L'ENGAGEMENT?
2.1. TENTATIVE D'UNE DÉFINITION
Nous venons de le voir, depuis la seconde guerre mondiale et
surtout après les événements de Mai 68, avoir pris en
compte les interrogations métaphysiques de l'enfant semble être
une des grande tendance de la littérature de jeunesse contemporaine.
La fonction référentielle qui dévoile les
dimensions de la réalité inhérente à toute fiction,
occupe alors une place de plus en plus importante. La préoccupation
d'informer, d'apprendre et d'expliquer se fait progressivement sentir et le
terme « engagé » apparaît pour qualifier la
littérature. Nous nous attacherons ici à essayer d'en saisir le
sens pour mesurer ce que la littérature de jeunesse dite «
engagée » recouvre.
2.1.1. De l'engagement et de ses emplois
La notion d'engagement qui se retrouve dans de nombreux
emplois, renvoie à de multiples acceptions, apparemment très
éloignées : faire une promesse à l'image de deux personnes
qui s'engagent l'une envers l'autre, contracter un engagement militaire ou
professionnel, prendre publiquement position à l'instar d'un artiste ou
d'un intellectuel, etc. Malgré des significations en apparences
très diverses, il y a toutefois, un dénominateur commun entre
tous ces exemples. Ce qui les lie, c'est le fait que dans tous, on s'engage
soi-même en contrepartie d'autre chose. On remarque qu'on ne parle pas
d'engagement lorsque qu'on engage quelque chose ou quelqu'un d'autre. S'engager
signifie donc se donner soi-même en gage, en caution. Plus
précisément, c'est prendre
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une décision libre qui comporte quelques risques pour
soi-même. Autrement dit, s'engager, serait par conséquent prendre
une responsabilité qu'on n'était pas obligé de prendre. De
fil en aiguille, on en vient à admettre que l'engagement repose sur le
concept de la liberté individuelle propre à chaque citoyen dans
la mesure où il résulte d'une décision, d'un choix
librement consenti. Qu'en est-il alors de ce terme quand il se rapporte
à la littérature?
2.1.2. Le terme « engagée » pour qualifier
la littérature
Historiquement, même si on a pu parler
d'écrivains engagés au XIXe siècle pour qualifier Victor
Hugo ou Émile Zola par exemple, le concept de littérature
engagée est née lors des débats de l'entre deux guerres,
qui ont vu l'affirmation d'idéologies totalitaires, avec des personnages
comme Hitler ou Staline, et la menace bien réelle d'une Seconde Guerre
mondiale promettant des années terribles. En effet, selon les
intellectuels, et Sartre notamment, ce sont les circonstances dramatiques de
cette moitié du XXe siècle qui vont pousser les écrivains
à chercher de nouveaux moyens d'expression, à créer une
sorte de littérature « en situation » qui rende compte de
l'inquiétude du présent. Détachée de la conception
de « l'art pour l'art » qui prévalait au XIXe siècle et
par lequel l'artiste ne cherchait à exprimer que des idées
artistiques, une conception nouvelle de l'art, engagé celui-ci, le
considère comme le moyen d'exprimer des idées qui ne
relèvent pas de l'art en lui-même, notamment d'idées
politiques. L'écriture qui fait de l'écrivain le contemporain de
ses compatriotes qui agissent, souffrent et combattent, va en faire de plus un
porte-parole dans leurs luttes sociales et politiques. La littérature
engagée part alors au combat pour s'attaquer de front aux maux de la
société.
Sartre a théorisé20 et
illustré cette vision de la littérature. Dans son essai
publié en 1951 et intitulé « Qu'est-ce que la
littérature », Sartre y définit ce qu'est pour lui la
littérature engagée. L'écrivain qui utilise des mots est
un prosateur, soit un parleur. Selon lui, « parler c'est agir »
puisque celui qui s'exprime dévoile et révèle le monde de
sorte que personne ne puisse ensuite l'ignorer et s'en dire innocent. Les
notions de
20SARTRE Jean-Paul, « Qu'estce que la
littérature » in Situation II, Paris : Gallimard, 1951.
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liberté et de responsabilité sont importantes.
L'écriture selon Sartre, doit être à la fois une
volonté et un choix, quant à l'écrivain, homme libre
s'adressant à des hommes libres, il ne doit avoir qu'un seul sujet: la
liberté, autrement dit tous les sujets. La responsabilité quant
à elle est également réciproque. Elle concerne
l'écrivain et le lecteur. En effet, si l'écrivain dévoile
la société, celle-ci, se voyant nue et se découvrant, est
placée devant un choix: s'assumer ou bien changer et évoluer.
Un peu plus tard en 1957, Albert Camus dans son discours de
Suède21, réaffirme cette nécessité de
l'engagement de l'écrivain et plus largement des intellectuels. Selon
lui « l'écrivain ne peut se mettre au service de ceux qui font
l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent (...) Notre seule
justification, s'il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens,
pour ceux qui ne peuvent le faire. » Camus pose la littérature
engagée comme un moyen de prolonger la voix de tous. Elle n'est pas
question de l'expression d'un seul homme. S'il n'aborde pas quant à lui
la responsabilité du lecteur, il revendique et souligne lui aussi celle
de l'écrivain qui doit s'attacher à révéler le
monde. L'écrivain loin d'être dans une tour d'ivoire est en prise
avec la communauté dont il ne peut s'arracher. Son écriture doit
oeuvrer au «service de la vérité et de la liberté
». Elle ne peut s'accommoder du mensonge ou de l'assujettissement. Il y a
chez Camus la même volonté de révéler la
société, de revendiquer le droit à une expression libre et
d'agir pour le peuple.
Cette définition de l'engagement et de la
littérature engagée selon Sartre et Camus, nous aident à
délimiter notre champ d'étude et à en comprendre ses
enjeux. La littérature s'est dotée progressivement d'une fonction
utilitaire, se devant d'être problématique et morale, sans
être toutefois dogmatique. Camus dit d'ailleurs lors de son discours
que:
« La vérité est mystérieuse,
fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse,
dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ces deux
buts, péniblement, mais résolument, certains d'avance de nos
défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors
oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ?
»
21CAMUS Albert, Discours de Suède,
Paris : Gallimard, 1958.
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La littérature doit interroger, interpeller, tenter de
comprendre sans juger. On constate actuellement que cet engagement est toujours
très présent en littérature. Loin de ne
s'intéresser qu'au politique et aux problèmes d'une
société, il tend également à évoluer vers un
« engagement civique », spécialisé dans des causes
universelles telles que l'antiracisme, l'humanitaire, la défense des
droits de l'homme ou celle de l'environnement et du développement
durable, etc.
Cet engagement dans la littérature
générale s'exprime également dans la littérature de
jeunesse. Comme nous l'avons vu précédemment, l'engagement dans
ce champ de l'édition est apparu dans les années 50 et s'est
accéléré après les événements de Mai
68. Comme l'expliquent Francis Marcoin et Christian Chelebourg22, la
littérature de jeunesse se dote, à cette époque, elle
aussi de nouvelles ambitions:
« Loin de se situer sur le terrain du divertissement,
[toute une pléiade de maisons d'édition] se dote d'un double
devoir, qui est d'entretenir la vigilance du lecteur sur les questions
essentielles tout en le soumettant à de fortes exigences nées
d'une écriture sans concession, abordant les thèmes les plus
austères (...) ».
L'engagement dans la littérature de jeunesse se
traduira alors à travers un refus de la mièvrerie et la
volonté d'aborder avec l'enfant des « sujets d'adultes ».
François Ruy- Vidal dira d'ailleurs: « Ce n'est pas en
sécurisant les enfants mais au contraire en les exposant progressivement
à la vie qu'on en fait des adultes équilibrés. »
Quels sont alors ces « sujets d'adultes » abordés dans la
littérature de jeunesse engagée?
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