3) Un roman autobiographique ?
Le personnage de Cécile a été rapidement
considéré comme le double romanesque de Françoise Sagan.
Un personnage ne peut être réduit à un double de son
auteur, mais il ne lui est pas non plus étranger. De fait, un personnage
est toujours, d'une certaine façon, un fragment du moi de l'auteur.
C'est la réalité du milieu de l'auteur et de sa vie
qui nourrissent le personnage et contribuent à donner l'illusion qu'il
est une véritable personne. L'illusion référentielle
invite à une lecture crédule, facilite la confusion de
l'imaginaire et du réel et le processus d'identification au personnage.
Le personnage prétend à une véritable existence. Ainsi,
Sagan a alimenté « son charmant petit monstre » de ses
lectures féministes et existentialistes. On retrouve aussi dans son
oeuvre l'atmosphère de la grande bourgeoisie, milieu dont elle est
issue.
« Quels que soient les personnages des premiers romans de
Françoise Sagan, sa présence à elle restait
évidente dans les trois livres, presque indiscrète, elle faisait
leur charme et leur faiblesse ». (Nourissier François,
France-Observateur,3 septembre 1959).
4) les différents registres de l'oeuvre.
On trouve divers registres dans le roman.
Le registre tragique est caractéristique de la
tragédie classique et du théâtre du XXe siècle. Un
texte tragique présente des situations sans issue : les personnages,
tourmentés par de fortes passions ou par un dilemme, ne peuvent
éviter un dénouement malheureux :
Françoise Sagan présente un personnage en proie
à la jalousie, face à un dilemme, qui prend conscience de la
division de sa personne. Le dénouement est tragique : Anne meurt
dans un accident de voiture.
Cécile présente la situation comme immuable
« je me sentais hors de course devant un spectacle je ne pouvais plus
intervenir ».
On trouve dans le texte le champ lexical du destin :
« C'est drôle comme la fatalité se plaît à
choisir pour la représenter des visages indignes ou
médiocres »(page 139), « J'étais
fatiguée, fataliste » (page 143).
Pourtant, le dénouement tragique est la résultante
d'une décision de l'héroïne, qui tente de se donner bonne
conscience et d'atténuer ses responsabilités :
« C'est ainsi que je déclenchais la
comédie [...] je préférai l'avoir fait
volontairement par haine ou violence, et pas à cause de la paresse, du
soleil, des baisers de Cyril ». « Je connais les causes
réelles : ce fût la chaleur, Bergson, Cyril ou du moins l'absence
de Cyril ». (page 66)
On trouve aussi le champ lexical de l'impuissance :
« Cette main ne pouvait plus rien sur moi » (page 76),
« Je me détestais moi-même pour cet espèce de drame
que je montais et que je ne pouvais plus arrêter »,
Et le champ lexical de la faute : « Anne, ne
partez pas, c'est ma faute, je vous expliquerai [...] Elle se redressa alors,
décomposée. [...] ce visage, ce visage, c'était mon
oeuvre » (page 144).
Dès le début du roman, on trouve des indices qui
annoncent le drame à venir. Le lecteur sait que l'histoire va mal
finir.
Selon Françoise Sagan, un moment est déterminant
dans l'oeuvre: « celui où Anne apprend la présence d'une
maîtresse chez l'homme qu'elle aime: l'instant où l'on comprend,
avec elle, qu'elle se tirera mal de cette histoire. »
Françoise Sagan utilise la figure de l'anticipation pour
annoncer le drame qui va se produire et relancer l'attente du lecteur.
Cécile : « je ne donnais pas une semaine à mon
père pour... » (page 34) « nous avions tous les
éléments d'un drame : un séducteur, une demi mondaine et
une femme de tête » (page 36) « pauvre Elsa... elle ne se
doutait de rien » (page 38).
On trouve aussi quelques passages humoristiques,
« Mais Elsa se mit à pleurer, doucement,
tristement. Désemparée, je la regardai. Cécile, dit-elle,
oh! Cécile, nous étions si heureux... Ses sanglots redoublaient.
Le Sud-Américain se mit à pleurer aussi, en
répétant: «Nous étions si heureux, si heureux.»
(page 52) ; le sentiment de tristesse est tourné en
dérision.
Quand Cécile parle des bienfaits de la sieste :
« les gens disent que la sieste est très reposante, mais je
crois que c'est une idée fausse... je m'arrêtais sur le champ,
consciente de l'équivoque de ma phrase. » (page 39).
Raymond et Elsa sont victimes de l'ironie de la narratrice :
« En désespoir de cause, il [Raymond] cueillit tous les
glaïeuls du jardin pour les lui offrir » (page 19) « j'ai
passé un quart d'heure sur le quai de la gare avec ce bouquet de fleurs
au bout des bras » (page 24). Raymond est la caricature du Don Juan.
Elsa est la caricature de la mondaine : « Elle se
leva et, arrivée à la porte, se retourna vers nous d'un air
langoureux, très inspiré, à ce qu'il me sembla, du
cinéma américain, et mettant dans son intonation dix ans de
galanterie Française: "Vous venez, Raymond?" ». (page 38).
Le registre lyrique est l'expression des états d'âme
et des émotions. Comme nous l'avons vu précédemment, le
récit est à la première personne et le monologue
intérieur permet de traduire les pensées et les ressentis du
personnage.
Dans Bonjour Tristesse, pour reprendre François
Mauriac, on sent « la pulsation d'une vie,
l'âme ».
Les gémissements, tout comme les tremblements, reviennent
à maintes reprises dans l'oeuvre :
«Je courus vers la mer, m'y enfonçai en
gémissant sur les vacances que nous aurions pu avoir, que nous n'aurions
pas. » (page 36)
Plus loin dans le roman : « Je poussai un
gémissement, je détournai violemment la tête vers mon
père pour me libérer de cette main. » (page 95).
On remarque aussi la présence d'apostrophes : «
Magnifique, dis-je. O Anne, quelle robe ! » (page 47).
François Sagan a expliqué : «
J'équilibre les phrases, j'élimine les adverbes, je
vérifie le rythme [...] Dans une phrase de roman, on sent très
bien si la phrase est boiteuse en la tapant ou en la prononçant à
haute voix. »(Je ne renie rien, entretiens 1954-1992).
De par le travail sur le rythme et les répétitions
de mots, certains passages s'apparentent à de la prose
poétique:
« Le ciel était éclaboussé
d'étoiles », « cette terrasse criblée de
cigales et de lune ». (page 15)
« Cette main sur le volant, ou sur les clefs, le soir,
cherchant vainement la serrure, cette main sur l'épaule d'une femme ou
sur des cigarettes, cette main ne pouvait plus rien sur moi. Je la serrai
très fort. Se tournant vers moi, il me sourit ». (page 77)
« Je l'embrassai passionnément, je voulais lui
faire mal; le marquer pour qu'il ne m'oublie pas un instant de la
soirée, qu'il rêve de moi, la nuit. Car la nuit serait
interminable sans lui, sans lui contre moi, sans son habileté, sans sa
fureur subite et ses longues caresses » (page 101).
On trouve aussi des antithèses : « Un
bonheur triste », « Dans six mois, elle n'aurait plus
éprouvé à mon égard que de la lassitude, une
lassitude affectueuse ».
Sagan utilise aussi le registre dramatique. On parle de registre
dramatique pour un texte où se succèdent les
péripéties. Ce registre maintient le lecteur dans un état
d'attente et crée du suspense.
Dans Bonjour Tristesse, l'action
s'accélère à la fin du roman, la narration se fait rapide,
le rythme s'emballe, la fin est brutale. L'enchaînement de verbes
d'action au passé simple permet le récit
d'événements inattendus et soudains :
« C'est alors qu'Anne apparut. Elle courait [...] J'eus
l'impression subite que c'était une vieille dame. [...] Alors, je
compris brusquementet me mis à courir pour la rattraper.
Elle était déjà dans sa voiture. J'arrivai
en courant et m'abattis sur la portière. Elle se redressa alors,
décomposée. Elle pleurait. Alors je compris brusquementque je
m'étais attaquée à un être vivant et sensible.
Elle posa une seconde sa main sur ma joue et
partit. »
« Le téléphone sonna. Il était dix
heures. [...] Mon père bondit vers l'appareil, cria
«Allô» d'une voix joyeuse. Puis il ne dit plus que «oui,
oui! où ça? oui». Je me levai à mon tour: la peur
s'ébranlait en moi. [...] il raccrocha doucement et se tourna vers moi.
- Elle a eu un accident, - dit-il. »
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