5) Le personnage et la société.
Le personnage romanesque s'inscrit dans un genre lié
à l'évolution des sociétés, notamment à leur
évolution économique. Au XIXème siècle, les valeurs
d'usage (les valeurs authentiques) deviennent progressivement des valeurs
d'échange. Le personnage va se définir dans ses rapports avec un
groupe et une idéologie.
Le personnage de roman, cristallisant des postulations de
l'individu dans la société marchande, devient un mythe. Le mot ne
désigne pas un héros mais un type social défini et
déterminé par ses moeurs, un personnage capable de signifier une
attitude, une aspiration représentative d'un groupe tout entier à
un moment de son histoire.
« Un type est un personnage qui résume en
lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui
ressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre », dit Balzac
dans sa préface d'Une ténébreuse affaire
(1841).
La création romanesque fait ainsi apparaître des
archétypes particulièrement fertiles dans l'imaginaire social.
Selon Bonald, « la littérature est l'expression de la
société »(1802). Le personnage reflète toujours plus
ou moins la réalité sociale et culturelle de l'époque
à laquelle l'auteur le crée, par ses vêtements, sa
profession, son langage, son idéologie.
Bonjour tristesse consacre la naissance de la
société de consommation. Dans les années 1950, la grande
majorité des Français accèdent à la consommation de
masse et acquièrent des automobiles.
Les Etats Unis, vainqueur de la Seconde guerre mondiale,
jouissent d'un rayonnement économique et culturel et leur influence est
visible dans le monde entier. Bonjour Tristesse est un sacre de leurs
valeurs.
Raymond est « un homme léger, habile en
affaires, toujours curieux et vite lassé, et qui plaisait aux
femmes » (page 12). Il « étincèle dans un
smoking neuf », Il travaille dans la pub, combine réussite
sociale et sexuelle, et représente ainsi le capitalisme des
années cinquante.
Raymond est ami avec Charles Webb, qui « court sans
cesse après l'argent », et sa femme « méchante,
dépense l'argent qu'il gagne ; cela à une vitesse affolante et
pour de jeunes hommes ». (page 126).
Elsa représente la jeune mondaine qui se fait entretenir
par les hommes : « Juan m'a acheté quelques robes ces
jours-ci ». (page 78).
Anne « n'aime pas les grossièretés »
(page 42). Elle incarne l'ordre, la stabilité, les valeurs de la
bourgeoisie. Mais elle est aussi indépendante financièrement et
n'a pas besoin d'un homme pour vivre.
Cécile incarne l'aspiration des jeunes filles à la
liberté. Elle est indifférente à la morale et aux valeurs
traditionnelles de la bourgeoisie de son époque, et ne se rend pas
compte de la portée de ses actes.
La situation du trio adultère explore les
différentes conceptions de l'amour au fil du temps, comme elle analyse
le jeu des caractères face à cette situation. Ainsi se trouve
étudiée la variation des comportements liée aux
changements des codes et des valeurs.
Raymond, libertin, représente cette nouvelle époque
ivre de libertés. Son seul point d'ancrage sentimental est sa fille.
« Il mourrait d'envie de dire à Anne « il faut que je
réapprenne la lassitude de son corps pour être tranquille »,
(page 136), « c'est bête, une vie d'homme pour une seule femme
» (page 126).Il fait partie de « cette catégorie d'hommes
sans date de naissance ».
Cécile et Raymond aiment pour ne pas être seuls,
pour fuir l'ennui, pour passer le temps. Les relations amoureuses sont une
alternative à la solitude. « S'il avait cherché des liens
pour me retenir, il les avait trouvé. Mon corps le reconnaissait, se
retrouvait lui-même, s'épanouissait contre le sien» (page
101). Cécile est liée charnellement à Cyril, mais pas
affectivement.
Anne représente une ancienne vision de l'amour, un amour
véritable, fondé sur de réelles valeurs. Elle se suicide
parce qu'elle ne supporte pas d'avoir été trompée, sa
fierté et son coeur ont été blessés.
Ainsi, les personnages du roman, à l'exception d'Anne,
représente une société dépourvue de vertus, qui
privilégient les relations amoureuses légères et
l'oisiveté.
Cette génération joue avec les émotions,
manipule les vies des autres, sans aucune considération pour les
conséquences. Cette nouvelle génération est aussi en proie
à l'ennui et à la tristesse.
François Nourissier, dans La Parisienne, publie
un article intitulé « Bernard Sagan et François
Buffet » : « La bourgeoisie leur substitue aujourd'hui sa
découverte : l'enfance pathétique. A ce train on créera
demain un ministère des enfants tristes, à seule fin de
pensionner ces victimes du mal du siècle. Le mal du siècle
n'était qu'un poncif, il est devenu un état, et même un
établissement. On s'y doit d'être nonchalant, fastueux,
éternel jeune homme. »(Juin 1956).
Nous reviendrons plus tard sur la notion d'ennui et de
tristesse.
|