3) Le système des personnages.
Un roman est toujours l'histoire du rapport d'un
être au monde qui l'entoure et aux autres êtres qu'il côtoie,
et même quand le roman se réduit à la confession d'un
narrateur, ce sont encore ses rapports avec le monde et les autres qu'il
expose.
Le personnage de roman n'existe pas sans les personnages qui
gravitent autour de lui. Il est le lieu d'une interaction et se définit
dans un système de relations.
Selon la thèse de Greimas, le personnage devient un actant
et sa fonction est uniquement dramatique. Ce modèle actantiel organise
les fonctions assurées par les personnages en six classes d'actants: Le
personnage principal est un sujet qui convoite un objet et se trouve
aidé ou empêché dans sa quête par d'autres
personnages qu'il appelle adjuvants ou opposants. Un destinateur, qui pousse le
sujet à agir, et un destinataire, qui bénéficie de
l'action du sujet peuvent compléter cette série de
rôles.
Cécile est le sujet, l'objet :
récupérer son père, sa vie d'antan, éloigner Anne
de leur vie.
Anne est l'opposant : elle représente l'ordre,
l'ennui, l'obstacle à cette vie facile.
Cyril et Elsa sont les adjuvants. Ils participent au
stratagème élaboré par Cécile. On pourrait parler
aussi du désir insatiable de Raymond, qui le pousse à fauter.
Le destinateur est l'amour quasi incestueux de Cécile pour
son père et le désir de conserver sa liberté.
C'est la relation entre ces fonctions qui fait progresser le
récit.
Les personnages s'éclairent mutuellement: de par leurs
ressemblances, leurs complémentarités, leurs
différences.
Anne et Elsa forment une antithèse.
« Et surtout ses silences... ses silences si naturels,
si élégants. Ils formaient avec le pépiement incessant
d'Elsa une sorte d'antithèse comme le soleil et l'ombre. »
« Au premier plan, les épaules parfaites
d'Anne, un peu plus bas, le visage ébloui de mon père sa main
tendue et déjà dans le lointain la silhouette d'Elsa » (page
47).
Anne : « elle était cent fois plus belle, plus fine
qu'Elsa » (page 122).
Anne constitue également l'antithèse de Raymond et
de Cécile « elle méprisait tout excès, elle
fréquente des gens fins et discrets ». (Page 15)
Anne est « très loin de (nos) désirs violents
et de (mes) basses petites manoeuvres » (page 140).
Françoise Sagan fait contraster le calme d'Anne avec la
joie de vivre de Cécile.
Cécile: « Je me disais: Elle est froide, nous
sommes chaleureux; elle est autoritaire, nous sommes indépendants; elle
est indifférente: les gens ne l'intéressent pas, ils nous
passionnent; elle est réservée, nous sommes gais. »
(page 83).
Cécile, au côté d'Elsa, brille par son
intelligence. Cyril joue également le rôle de faire valoir
auprès de Cécile : il ne fait qu'exécuter ses
ordres.
Cécile, jalouse, se compare et se met en concurrence avec
les maîtresses de son père : évoquant Elsa :
« je pensai avec tristesse qu'elle était plus plantureuse que
moi » (page 49) « je me sentis terne et maigre » (page
90)« et je l'enviais » (page 59).
Les personnages s'éclairent également par leur
complémentarité :
Cécile et Raymond semblent vivre une histoire d'amour. Cet
amour est quasi incestueux. « mon père, soit par goût, soit
par habitude, m'habillait volontiers en femme fatale » (page 45). On
retrouve un effet miroir tout au long du roman : « Mon père
exécutait des mouvements de jambes ... je m'épuisais en des
mouvements désordonnés » (page 13)
Il se dresse un parallèle entre eux, aussi bien physique
que dans le comportement et dans la vision des choses :« Un petit
sourire heureux, irrépressible comme le mien ». (page 46).
« Je me plus à imaginer cet homme. Il aurait les
mêmes petites rides que mon père » (page 127).
« Nous étions de la même race, lui et moi ; je
me disais tantôt que c'était la belle race pure des nomades,
tantôt la race pauvre et desséchée des jouisseurs »
(page 135).
Cyril dit à Cécile : « de loin vous aviez
l'air d'une épave, abandonnée » (page 20).
Anne, en évoquant le sort probable de Raymond : «
j'en ai vu beaucoup devenir des sortes d'épaves » (page 130).
« Aux yeux de Cyril et d'Anne, il [Raymond] était
comme moi anormal, affectivement parlant ». (page 135).
Raymond et Cécile sont tous deux attirés par la
débauche.
Françoise Sagan utilise à quelques reprises
l'analepse. Une analepse consiste à faire un retour sur des
événements antérieurs au moment de la narration.
Ces retours en arrière permettent au romancier de rendre
compte de l'évolution du personnage.
Cécile évoque sa sortie de pension. On comprend
l'influence de son père sur sa vision des choses.
« J'avais ses yeux, sa bouche, j'allais être pour lui
le plus merveilleux des jouets (...) il allait me montrer Paris, le luxe, la
vie facile ». (page 26).
On peut noter aussi un parallèle entre Cécile et
Anne : « Je retrouvai Cyril dans le bois de pins, je lui dis ce
qu'il fallait faire. Il m'écouta avec un mélange de crainte et
d'admiration. »
Cécile en parlant d'Anne : « Car si elle
m'intimidait, je l'admirais beaucoup ».
Le personnage se constitue et se transforme au contact de ceux
qui l'aident, de ceux qui lui font obstacle, de ceux qu'il convoite ou de ceux
qu'il fuit. Le système des personnages implique une action des uns sur
les autres et une modification incessante de ce qu'ils sont.
Anne déclenche chez Cécile un processus
d'introspection au cours duquel Cécile prend conscience de la
séparation de son « moi » en deux tendances
opposées.
« Ces quelques jours m'avaient assez troublée pour
que je sois amenée à réfléchir, à me
regarder vivre. Je passais par toutes les affres de l'introspection ».
(page 71).
Cécile, au sujet d'Anne : « elle seule me
mettait toujours en question, me forçait à me juger. Elle me
faisait vivre des moments intenses et difficiles » (page 128). Anne lui
fait prendre conscience de sa condition, lui fait réaliser des retours
sur elle-même, elle qui n'aime que les fuites en avant.
« Vous qui étiez si contente et agitée, vous
qui n'avez pas de tête, vous devenez cérébrale et triste
» dit Anne (page 76).
Anne déclenche également chez Cécile des
crises de colères : Cécile perd sa virginité en
réaction à l'altercation qu'elle a eue avec Anne.
Raymond a une influence sur Anne, elle semble perdre son aspect
autoritaire, transformée par les charmes de l'amour.
« Anne avait les traits tirés, seuls signes d'une
nuit d'amour » (page 54) « Anne était détendue,
confiante, d'une grande douceur, mon père l'aimait » (page 58).
Raymond aussi modifie son comportement : « il
était détendu, enchanté [...] il m'attirait contre lui,
contre elle » (page 58) « il enterrait allégrement la
bohème, prônait l'ordre, la vie bourgeoise, élégante
».
Elsa révèle et réveille un coté du
caractère de Raymond : l'aspect libertin et léger.
Raymond a également une influence sur Elsa : «
elle avait un visage consterné, elle était pitoyable » (page
49).
Puis elle change physiquement au moment où elle tente de
le reconquérir. Elle devient « fraîche et lumineuse
» (page 90). « Elle était enfin hâlée, d'un
hâle clair et régulier, très soignée,
éclatante de jeunesse » (page 78).« Renversée en
arrière dans sa jeune beauté, toute dorée et rousse, un
léger sourire aux lèvres, celui de la jeune nymphe » (page
112). « Un très beau visage ; attirant. Un rire extraordinaire,
communicatif et complet » (page 139).
Quand Raymond sent qu'il éprouve de nouveau un
désir irrépressible pour Elsa, « il a très mauvaise
mine. » (Page 147)
Enfin, Anne veut s'occuper de Cécile parce qu'elle est
amoureuse de Raymond : « rien ne la poussait à ce rôle
de tuteur, d'éducatrice, si ce n'est le sentiment de son devoir, en
épousant mon père, elle se chargeait en même temps de moi
».
Ainsi, on distingue le triple caractère de l'action du
personnage romanesque, à la fois actif, réactif et interactif.
L'action du personnage se trouve de ce fait inséparable de celles des
autres personnages.
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