IV/ La réception de l'oeuvre dans la presse.
Le 24 mai, le livre obtient le Prix des Critiques :
créée en 1945, cet ancien prix littéraire français
récompense des auteurs de langue française. Le jury était
composé de professionnels de l'édition, notamment des critiques
littéraires, mais aussi de directeurs de revues et de magazines
littéraires.
Cette année-là, le jury est composé de Jean
Paulhan, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Roger Caillois, Marcel Arland et
Maurice Nadeau.
Le 1er juin 1954, François Mauriac,
académicien Français et prix Nobel de littérature, loue
dans les pages du Figaro « le mérite
littéraire » de ce « charmant petit monstre de 18
ans ».
Il évoque «ce je-ne-sais-quoi qui me touche toujours
chez cette jeune femme, même dans le moins bon et même dans le pire
de ce qu'elle écrit, le discernement du mal ».
Dans Combat, Paul André Lesort reconnaît
« son roman est bref, écrit dans un langage précis où
les incorrections et les adjectifs passe partout, quand il s'en trouve, ne sont
pas apparents, où les réflexions et les dialogues sont empreints
parfois d'un humour savoureux, sans aucun de ces échecs ou de ces
soudaines beautés qu'on découvre dans celui de certains
débutants qui semblent avoir toujours trop à dire ».
Paris Parade annonce « une fameuse bombe vient de
péter dans la République des Lettres » et Michel Magne voit
dans Bonjour Tristesse « un chef d'oeuvre de poésie, de
sensibilité. C'est plein de soleil, plein d'amour, tout ça
voilé d'un peu de mélancolie ».
Jacques Chardonne écrit à Roger Nimier :
« Françoise Sagan est de bonne famille: la famille
des grands écrivains. C'est un miracle, et peut-être qu'en
littérature, il n'y a que des miracles. Des livres écrits par des
anges, tombés du ciel, qui n'ont l'air de rien, qui ne sont pas beaucoup
meilleurs que les autres et qui sont tout de suite adoptés (La
princesse de Clèves, Le Diable au corps). Si Bonjour
Tristesse est l'un de ceux-là, peut-on discerner ce qui a
touché tant de lecteurs ? Peut-être le talent. C'est un roman qui
ressemble au visage de l'auteur : jeune visage, sans âge ».
Selon Arts, l'auteur est « un écrivain
de race », Divan la dote de « dons exceptionnels » et
Henri Muller déclare dans Carrefour « Bonjour talent
».
François Nourissier, dans La Parisienne, qualifie
ses romans de « paresseux comme des chats, mais qui griffent aussi, comme
des chats. Quant à sa personne, cette petite débâcle
permanente, cet air d'excuse, cette façon point tragique d'être
triste ont un air d'assez bonne famille ».
Bonjour Tristesse est comparé à La
princesse de Clèves pour la maîtrise de la composition, la
netteté dans l'expression, et la vérité dans l'analyse
psychologique. Françoise Sagan fait désormais partie de «
l'école classique qui permet de donner des lignes pures aux sentiments
troubles » (Marcel Thiebaut, juin 1954).
1) Le scandale.
A la fin du printemps, 20 000 exemplaires ont été
vendus. La presse voit en Françoise Sagan « une nouvelle Gigi
», une « enfant de Laclos », un « Radiguet en jupons
», une « romancière Nouvelle Vague ».
La presse à sensation titre: « Françoise
Sagan, héroïne d'une jeunesse désabusée à
laquelle le whisky est d'un grand secours pour remplir le vide de l'existence.
»
En juin 1954, Marcel Arland évoque ce qui, selon lui, fait
recette :
« Une situation piquante, un mélange de
perversité et de feinte candeur, un soupir et un sourire, un peu de
cruauté et de masochisme ; un peu d'érotisme et beaucoup de
gentillesse sentimentale... le cocktail n'emporte pas la bouche mais que de
palais parmi les plus nobles s'en trouvent agréablement
chatouillés ».
Parmi eux, François Mauriac, qui souligne la
cruauté de l'oeuvre et l'insensibilité de la narratrice, et qui
reproche au jury du prix des Critiques d'avoir préféré le
« roman d'une petite fille trop douée », à une oeuvre
« qui rend témoignage à la vie spirituelle française
». Il condamne « le dévergondage de l'adolescence
féminine, plaie d'une époque où les plaies ne se comptent
plus. » Puis, il interroge « le diable n'est-il pas
envoyé sur terre en voiture de sport ? ».
Le philosophe chrétien Gabriel Marcel blâme quant
à lui « l'image déshonorante que donne ce roman de la
famille française ».
Les libraires recommandent de cacher l'ouvrage, « car si
votre mère tombe dessus...» et le Vatican parle d'un « poison
qui doit être tenu à l'écart des lèvres de la
jeunesse ».
Dans Marie Claire, on peut lire aussi: «
rassurez-vous, mamans, vos filles ne ressemblent pas toutes à
Françoise Sagan ».
A Londres, le Daily Mail titre : « Une jeune fille
fait fortune en scandalisant Paris. Elle a le mot sexe gravé dans le
cerveau ».
A Broadway, enfin, Françoise Sagan est interviewée
comme une « sex-expert ».
Le livre est interdit en Espagne et au Portugal et
condamné par le Vatican en 1958. Tout comme Colette, condamnée
par l'Église en 1923 quand elle publie Le blé en herbe.
Les adolescents « moralement préservés et guidés
» doivent se tenir à l'écart de son oeuvre, sinon leur
âme sera « ternie » pour toujours.
En juin 1956, François Nourissier écrit dans La
Parisienne : « Ce million de personnes avait besoin d'images. La
grande Colette étant morte, Picasso devenant une denrée aussi
abondante et familière que les acteurs de cinéma, il fallait que
la bourgeoisie réinventât ses monstres. Elle en a besoin pour
s'occuper les rêves ».
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