8) Mélancolie et bonheur triste.
Chez Baudelaire, la mélancolie est une humeur spirituelle
qui augmente non seulement le sentiment de l'existence mais aussi le pouvoir
créateur : « La mélancolie est l'illustre compagne de
la beauté » ; Sagan ne parle-t-elle pas du « beau
nom grave » de tristesse ? Cette humeur mélancolique
correspond essentiellement à une exacerbation de la conscience de soi.
C'est une humeur douce-amère, ambiguë, ambivalente.
En ce sens, on peut la rapprocher de la conception de la
tristesse chez Sagan : « Quelque chose se replie sur moi, comme une
soie, énervante et douce ».
Dans le titre du roman,le bonjour indique l'éveil, le
mouvement vers la vie, le commencement. Avec lui, tristesse arrive comme une
amie.
Tout comme l'aube : « Seulement quand je suis dans mon
lit, à l'aube, avec le seul bruit des voitures dans Paris, ma
mémoire parfois me trahit: l'été revient et tous ses
souvenirs. »
La tristesse est liée au souvenir mais elle n'est pas
gênante, elle est dans l'ordre poétique et s'apparente à de
la nostalgie. C'est un état dans lequel on peut même se
complaire.
L'aube correspond au crépuscule du matin et
précède le lever du soleil. Elle se caractérise par la
présence de lumière du jour, bien que le soleil soit encore
au-dessous de l'horizon.
L'aube participe à cette ambivalence du sentiment.
« Ou alors il y'a les soirées tristes. A l'aube, dans un
café, sur une rue qui s'éteint, un ciel qui s'éclaire,le
jeune intellectuel découpe un visage las et humain... si humain... Il a
dans sa main la main d'une jeune fille, ou d'une femme, il lui dit que l'amour
est provisoire mais doux à prendre comme toutes les choses cruelles. Il
se sent au coeur de paris, au coeur de la fatigue, il est heureux. »
(Françoise SAGAN, Le nouveau Femina, « le jeune
intellectuel », septembre 1955).
On perçoit bien l'ambiguïté du sentiment,
à la fois doux et amère.
9) Tristesse et nostalgie.
La tristesse s'apparente à de la nostalgie, qui ne
revêt pas forcément un sens négatif. La nostalgie est un
sentiment de regret des temps passés,
Quand Cécile repense à son père et à
leur relation fusionnelle avant l'arrivée d'Anne : « Je
me souvenais avec une envie de pleurer de toutes nos anciennes
complicités, de nos rires quand nous rentrions à l'aube en
voiture dans les rues blanches de Paris. » (page 65).
« C'était une main dure et réconfortante :
elle m'avait mouché à mon premier chagrin d'amour, elle l'avait
serré furtivement dans les moments de complicité et de fous rires
» (page 76).
On y associe a posteriori des sensations
agréables :
« J'ai gardé de cette semaine un souvenir que je
me plais à creuser aujourd'hui pour m'éprouver
moi-même.Anne était détendue, confiante, d'une grande
douceur, mon père l'aimait. » (page 58).
« Je mettais même une certaine complaisance
à me poser des questions insolubles,à me rappeler les
jours passés » (page 91).
« Et pour la première fois, je pleurai.
C'étaient des larmes assez agréables ». (page 152)
La nostalgie est souvent provoquée par le rappel d'un de
ces éléments passés,
La pierre rose et bleue : « Je décidai que
c'était un porte-bonheur, que je ne la quitterais pas de
l'été. Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas perdue, comme je
perds tout. Elle est dans ma main aujourd'hui, rosé et tiède,
elle me donne envie de pleurer. » (page 36)
On a pu diagnostiquer dans la nostalgie sous toutes ses formes le
regret de l'enfance. Cécile tente de se construire en tant qu'adulte -
notamment par le biais de sa relation charnelle avec Cyril - mais elle ne
parvient pas à se séparer de son père.
Selon Emmanuel Berl, la tristesse est liée à la
jeunesse : « la jeunesse a toujours été triste. Elle a
de grandes espérances, et donc de grandes déceptions. Elle est
proche de l'enfance, déjà perdue, qu'elle ne retrouve pas
».
Terminons sur une analyse d'André Rousseaux:
« pour moi, son aspect de petite garce n'est qu'un masque qu'elle
essaie de faire tenir sur un visage d'enfant perdu : perdu dans un monde
sans vérité et sans amour. Le secret de cette petite fille aux
airs de rouée tient peut-être dans un coeur farouchement
fermé sur le rêve d'un amour plus grand que nature. L'amoralisme
de Cécile est un dénuement moral qui en appelle de toutes ses
forces inconscientes à un ordre ».
Selon Taine, historien Français, « pour comprendre
une oeuvre d'art, un groupe d'artistes, il faut se représenter avec
exactitude l'état général de l'esprit des moeurs du temps
auquel ils appartenaient ». C'est ce que nous allons tenter de faire dans
cette dernière partie du mémoire.
René Julliard devient l'éditeur de Françoise
Sagan. Il est l'éditeur le plus audacieux et il vient de récolter
huit prix en huit ans dont trois Goncourt. Il publie la revue Les Temps
modernes dans laquelle écrit « la scandaleuse » Colette
Audry.
François Le Grix, lecteur chez Julliard, écrit au
sujet de Bonjour Tristesse:
« C'est un roman où la vie coule comme de source,
dont la psychologie demeure infaillible car ses cinq personnages sont fortement
typés et nous ne les oublierons pas (...) Authenticité. Talent
spontané. Poème autant que roman. Aucune fausse note. »
Il évoque aussi le « charme et l'ensorcellement assez
particulier, fait à la fois de perversité et d'innocence »
et salue cette écriture « d'une forme si naturellement classique
». Il se prononce en faveur de la publication.
Bonjour Tristesse paraît le 15 mars 1954.
René Julliard décide un premier tirage de 5 000 exemplaires. Pour
faire la promotion de l'oeuvre, il prend exemple sur Bernard Grasset qui a
lancé le premier roman de Radiguet : il insiste
sur la jeunesse de Françoise Sagan et entoure le livre d'un bandeau
rouge, avec le visage de l'auteur et le slogan « Le Diable au coeur
». Le ton est donné.
René Fallet écrit plus tard dans Le Canard
Enchaîné : « La gosse Françoise Sagan m'a
laissé béat, je m'incline devant Bonjour Tristesse, exact pendant
féminin, parfaite réplique du Diable au Corps... je
déclare Raymond Radiguet et Françoise Sagan unis par les liens du
mariage ».
Le jour de la publication de Bonjour Tristesse,
Françoise Sagan se rend en librairie et demande à une vendeuse ce
que vaut le roman : « C'est une petite dévergondée qui
raconte des histoires dégoutantes ».
11,4 kilos de coupures de presse vont lui être
consacrés.
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