7) Carpe Diem.
Ce n'est pas un hasard si le titre du roman - Bonjour
Tristesse - est tiré d'un vers du recueil La vie
Immédiate de Paul Eluard. La « vie immédiate »
désigne la vie sans délai, et incite à vivre le moment
présent.
La première guerre mondiale a fait prendre conscience aux
hommes que leur vie était fragile et leur destin imprévisible.
L'homme est dès lors incité à vivre hic et nunc et
à profiter de ce que la vie offre.
Les personnages de Sagan ne s'encombrent pas du passé et
se projettent rarement dans l'avenir. Ils se projettent au moment où
Raymond et Anne envisagent de se marier, mais cela dure une semaine et
Cécile se demande s'ils y ont réellement cru :
« Mon père le croyait-il vraiment
possible ? Il prônait l'ordre, la vie bourgeoise, organisée.
Sans doute tout cela n'était-il pour lui comme pour moi, que des
constructions de l'esprit » (page 58).
Les personnages ne pensent donc qu'au présent, ils veulent
profiter tout de suite, jouir du plaisir dans l'instant.Cécile, faisant
référence à Cyril : « Mais en ce moment, je
l'aimais plus que moi-même. »
La devise de Raymond et Cécile pourrait être :
Carpe Diem. Littéralement, Carpe Diem signifie « Cueille le jour
présent sans te soucier du lendemain ». Elle est tirée des
vers latins du poète Horace. Le futur étant incertain et tout
étant voué à disparaître, il s'agit de profiter du
moment présent et d'en tirer toutes les joies, sans s'inquiéter
du jour de sa mort.
Carpe a pour signification primitive « brouter »,
« cueillir »; puis « déchirer, goûter».Il y'a
donc quelque chose de l'ordre de la division, de la rupture, du tiraillement,
de la peine. Pas de Carpe Diem sans déchirement et sans
séparation; Anne meurt à la fin du roman, et Raymond et
Cécile sont bien forcés de lui dire adieu.
L'hédonisme tient une place importante dans le roman.
Cécile apparaît comme une jeune fille lascive, vive,
spontanée, vibrante, vivante, « plus douée pour embrasser un
garçon au soleil que pour faire une licence ».
Les métaphores sexuelles sont assez nombreuses :
« En un jet jaunâtre et doux », (page 30), « je mordais
l'orange, un jus sucré giclait dans ma bouche » (page 32) ;
« je regardais sa bouche gonflée de sang ; une bouche chaude et
dure... » (page 59)
Tous les sens sont sollicités, en particulier le
goût : « le goût des premiers baisers » (page 21),
« je me rappelle encore le goût de ces baisers essoufflés
» (page 59) « je savourais le plaisir d'être mêlée
à la foule, celui de boire [...] je découvrais le plaisir des
baisers » (page 27).
Le plaisir est associé à l'ivresse, au naufrage, et
permet donc de s'oublier : « il me renversa doucement sur la
bâche : nous étions inondés, glissant de sueur [...] le
soleil se décrochait, éclatait, tombait sur moi. Où
étais-je ? Au fond de la mer, au fond du temps, au fond du plaisir
» (page 114).
Cécile s'adonne pleinement aux plaisirs de la chair,
contrairement à sa passivité pour le reste des choses de la vie.
L'écriture de Françoise Sagan traduit cet
éveil des sens, cette explosion de sensations, ces vibrations.Le terme
« tremblement(s) » revient à plusieurs reprises dans
le roman. Baudelaire, qui a conscience d'être déchu, demande
à dieu de lui permettre « de contempler son coeur et son corps sans
dégout » (Un voyage à Cythère,
1857).Françoise Sagan, au contraire, fait le récit d'une ode
au désir et à ce corps qui vit, qui vibre, qui est peut
être le dernier pied de nez que l'on peut faire à cette vie
absurde, à l'ennui, au désespoir, au vide. Parce que c'est le
corps qui régit et non plus l'esprit tourmenté. Faire l'amour
c'est faire la vie, c'est manifester un signe de son existence. L'ennui
épuise tous les désirs, excepté ceux du corps.
« Je craignais que l'on ne pût lire sur mon visage
les signatures éclatantes du plaisir, en relief sur ma bouche, en
tremblements » (page 102)« Je me mis à trembler de plaisir et
notre baiser fût sans honte et sans remords ». (page 33),
« Je restais immobile, les yeux mi-clos, attentive au rythme de ma
respiration, au tremblement de mes doigts. » (page 103)
En face de l'ennui se dresse donc un sentiment de bonheur, une
impatience de vivre.
Selon Antoine Blondin, « le recours à la fête
né d'un besoin de nier l'angoisse et le sentiment quasi biologique de la
solitude rejoignent celui préconisé par Simone de Beauvoir comme
une affirmation passionnée de l'existence.» (Article :
« Aimer Sagan pour elle-même »).
Sagan elle-même disait : « Un drame amusant,
c'est ça la vie, non ? J'ai acquis une lucidité gaie devant
l'absurdité de l'existence ».
Les personnages rient de tout : Raymond : «C'est
vrai que c'est épouvantable. Cécile, ma douce, si nous
retournions à Paris? Il riait doucement en me frottant la nuque [...] Je
me mis à rire avec lui, comme à chaque fois qu'il s'attirait des
complications. » (Page 17)
Cécile se détourne systématiquement de la
gravité par la légèreté : « La glace
me tendait un triste reflet... Je m'amusai à me
détester. » (page 54)
« Et, tout à coup, je me vis sourire. Quelle
débauche, en effet: quelques malheureux verres, une gifle et des
sanglots. » (page 54)
«Quelques temps après, étendue contre lui, sur
ce torse inondé de sueur ; moi-même épuisée, perdue
comme une naufragée, je lui dis que je me détestais. Je lui dis
en souriant ». (page 142).
Les personnages ne s'apitoient pas sur leur sort.Cela peut faire
écho à un article écrit par Françoise Sagan
intitulé « le jeune intellectuel » paru en septembre 1955 dans
Le nouveau Femina ; Elle évoque Jean Paul Sartre :
«son éditeur lui dira : vous vous crevez, mon vieux. C'est
très joli de vivre, mais vous n'avez pas le droit de gâcher ce que
vous avez. Le jeune homme ricanera un peu mais il aura une bizarre impression
de plaisir ».
|