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La construction du personnage chez Sagan.

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par Cécile Orsoni
Université de Paris Sorbonne - Master 2014
  

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4) La conscience de notre finitude.

Simone de Beauvoir, dans La force des choses (1963) explique que la conscience des limites imposées à la condition humaine lui fait ressentir toute entreprise de vivre vouée d'avance à l'échec.

Cécile : « La glace me tendait un triste reflet, je m'y appuyai: des yeux dilatés, une bouche gonflée, ce visage étranger, le mien... Pouvais-je être faible et lâche à cause de cette lèvre, de ces proportions, de ces odieuses, arbitraires limites? Et si j'étais limitée, pourquoi le savais-je d'une manière si éclatante, si contraire à moi-même? » (page 53).

Sa confrontation avec Anne la force à se sonder et lui renvoie une image déplaisante d'elle-même.

« Je pensais qu'elle avait raison : que j'étais pauvre et faible ; je me méprisais et cela m'était affreusement pénible parce que je n'y étais pas habituée » (page 40).

« Comment aurais-je pu être une grande âme ? » (page 44). « Elle m'empêchait de m'aimer moi-même » (page 64).

Selon Flaubert,la conscience de l'inutilité de toute chose et de sa propre existence est propre à l'ennui, qu'il définit comme un face à face avec soi-même,une épreuve quotidienne du vide.

5) Ennuimétaphysique et ennuibourgeois.

Pascal, dans ses Pensées (1671),explique « tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». (Fragment 139-136).

Il définit l'ennui comme tel : « Ennui. Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. » (Fragment 131).

Si l'hommereste face à face avec lui-même, il prend conscience de son malheur existentiel ce qui entraîne nécessairement la tristesse et le désespoir.

Cécile dit être « infestée de sentiments acides et déprimants » (page 75).Anne compte mettre fin aux divertissements et faire accéder Cécile à cette pleine conscience de soi, insupportable.

L'ennui nous révèle à nous même: dans l'un de ses entretiens, Cioran confie que sa vie « a été dominé par l'expérience de l'ennui », non pas de cet ennui « que l'on peut combattre par des distractions, la conversation ou les plaisirs », mais d'un ennui « fondamental ».

Cécile se retrouve isolée dans sa chambre, confrontée à ses démons intérieurs. Elle constate ainsi son malheur et son infériorité : « Comment aurais-je pu être une grande âme ? »« Pouvais-je être limitée, et pourquoi le savais-je ? ».

Au moyen âge et à la renaissance, la mélancolie provient d'une activité cérébrale trop intense qui tourne à vide, elle fait référence à des pensées trop lourdes, trop fortes, trop obsédantes.

« Je me débattais des heures entières dans ma chambre pour savoir si la crainte, l'hostilité que m'inspirait Anne à présent se justifiaient ou si je n'étais qu'une petite jeune fille égoïste et gâtée. » (page 72).

« Deux jours passèrent: je tournais en rond, je m'épuisais. Je ne pouvais me libérer de cette hantise: Anne allait saccager notre existence. » (page 77)

Anne : « C'est vrai que ça ne lui réussit pas. D'ailleurs, il lui suffirait de travailler vraiment au lieu de tourner en rond dans sa chambre... ». (page 74)

« Mon père trouvait enfin un moyen de sortir de cette inaction pleine de remords où nous tournions depuis trois heures. » (page 148)

L'ennui se définit par une impression de vide, de lassitude qui fait qu'on ne prend de plaisir à rien.Charles Baudelaire écrit à sa mère, le 30 décembre 1859 : « Ce que je sens, c'est un immense découragement, une sensation d'isolement insupportable, une peur perpétuelle d'un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque. »Les personnages montrent une incapacité à réagir et à agir.

« J'étais assise dans la salle d'attente, sur une banquette, je regardais une lithographie représentant Venise. Je ne pensais à rien. » (page 149)

« C'étaient des larmes assez agréables, elles ne ressemblaient en rien à ce vide, ce vide terrible que j'avais ressenti dans cette clinique devant la lithographie de Venise. » (page 153).

Sénèque, dans De la tranquillité de l'âme, définit l'ennui comme «une résignation triste et maussade à l'inaction». Cécile se trouve dans un état léthargique voiredépressif.

« En attendant, je maigrissais un peu plus chaque jour, je ne faisais que dormir sur la plage et, aux repas, je gardais malgré moi un silence anxieux. [...] Je restais sur mon lit, bougeant à peine pour retrouver un morceau de drap frais. » (page 72)

« Je fumais beaucoup, je me trouvais décadente, mais ce jeu ne suffisait pas à m'abuser : j'étais triste, désorientée » (page 77)

Anne met fin aux divertissements, Cécile ne parvient plus à se réfugier dans des paradis artificiels.

Si l'individu du XIXème siècle saisi par le spleen veut s'anéantir pour mettre fin à ses torpeurs, celui du XXème anéantit celui qui est susceptible de provoquer ce spleen, celui qui fait obstacle aux séductions mensongères.

En parallèle de cette inertie et de cette inaction, Cécile vit aussi des moments d'agitation et d'exaltation.

L'état mélancolique est ambivalent,Giorgio De Chirico peint plusieurs toiles qui font référence à cet état psychologique où la dépression le dispute à l'exaltation d'une révélation.

La mélancolie « dispose à la délectation morbide mais favorise aussi l'exaltation douloureuse du génie : extase poétique ou visionnaire, contemplation extralucide, méditation. »

Cécile :« Je me mis à dresser des plans très rapidement sans m'arrêter un instant sur moi-même. Je marchais dans ma chambre sans interruption, j'allais jusqu'à la fenêtre, je revenais à la porte, me retournais. Je calculais, je supputais, je détruisais au fur et à mesure toutes les objections ; à la vague de dégoût qui s'était emparée de moi s'ajoutait un sentiment d'orgueil, de complicité intérieure, de solitude. [...] C'est vrai que j'étais incroyable, et encore si elle avait su ce que j'avais projeté de faire! Je mourais d'envie de le lui raconter pour qu'elle voie à quel point j'étais incroyable! » (page 83)

Kant attribue à la mélancolie une sensibilité particulière au « sublime », ce vertige des cimes ou des profondeurs:

Quand Cécile manipule Elsa :« J'agissais dans une sorte de vertige, je sentais exactement ce qu'il fallait lui dire [...] Une brusque envie de rire me prenait à la gorge. Mes mains tremblaient. Je me penchai en avant et baissai soudain la voix pour l'impressionner : Elle paraissait fascinée, cela me donnait envie de rire et mon tremblement augmentait » (page 80).

Selon Emil Cioran, dans Sur les cimes du désespoir (1934), la forme que prend la mélancolie n'est pas indépendante du cadre de vie ou du milieu environnant.

Il semble important de distinguer l'ennui qui paralyse lié à un état dépressif, de l'oisiveté et la paresseliées à une certaine bourgeoisie.

Alexandre Astruc,  dans La tête la première(1975), explique: « rien ne m'était plus étranger que cette fiévreuse indifférence, sorte d'ennui laborieux dont l'épaisseur était savamment entretenue à petits coups d'alcool de malt et à grands coups de frissons : la mort en face, sur des bolides conduits à un train d'enfer. J'étais exaspéré par toutes ces créatures au sexe indéterminé, paresseuses, hébétées, dégoutées, anéanties par la seule pensée d'avoir un jour de plus à tirer sous ce soleil splendide ».

Françoise Sagan introduit l'ennui dans l'univers des adolescents. Cécile, 17 ans, a déjà des bleus à l'âme et semble blasée avant l'heure. Elle est paresseuse et indifférente, montre une incapacité à réagir et à agir, mais cette paresse n'est en rien comparable à un ennui métaphysique et psychologique.

« Je me refusai énergiquement de participer à l'expédition. » (page 19)

« J'étais clouée au sable par toute la force de cet été, les bras pesants, la bouche sèche. » (page 20)

« Je décidai de passer la matinée ainsi, sans bouger. » (page 125)

« Dans un demi-sommeil, j'essayai d'écarter de mon visage, avec la main, cette chaleur insistante, puis y renonçai » (page 30)

« Le livre de Bergson était ouvert à la page cent et les autres pages étaient couvertes d'inscriptions de ma main telles que «impraticable» ou «épuisant». (page 99)

« Les remerciements l'ennuyaient et comme les miens n'étaient jamais à la hauteur de mon enthousiasme, je ne me fatiguai pas. » (page 26)

Il en est de même pour la fatigue :

Après avoir perdu sa virginité, « Je revins à pas lents, épuisée et engourdie, dans les pins » cette fatigue qui succède au plaisir diffère de la fatigue morale due aux tournoiements de la psychè.

De même, « Je sentais des larmes d'épuisement, de maladresse, de plaisir s'en échapper. »

Ces larmes sont tout autres que celles d'Anne à la fin du roman. Comme dirait François Nourissier, « cette façon point tragique d'être triste ont un air d'assez bonne famille ». (La Parisienne, « Bernard Sagan et François Buffet », Juin 1956).

La fatigue est aussi un prétexte pour détourner les problèmes.Cécile fuit les sujets sérieux et se soustrait à ses obligations. Quand Cyril lui déclare son amour et la demande en mariage,

« Je ne voulais pas l'épouser. Je l'aimais mais je ne voulais pas l'épouser. Je ne voulais épouser personne, j'étais fatiguée. » (page 89)

De même, quand Raymond s'apprête à rejoindre Elsa et à tromper Anne :

« J'étais fatiguée, fataliste. Je n'avais qu'une envie : me baigner » (page 143).

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