4) La conscience de notre finitude.
Simone de Beauvoir, dans La force des choses (1963)
explique que la conscience des limites imposées à la condition
humaine lui fait ressentir toute entreprise de vivre vouée d'avance
à l'échec.
Cécile : « La glace me tendait un triste
reflet, je m'y appuyai: des yeux dilatés, une bouche gonflée, ce
visage étranger, le mien... Pouvais-je être faible et lâche
à cause de cette lèvre, de ces proportions, de ces odieuses,
arbitraires limites? Et si j'étais limitée, pourquoi le savais-je
d'une manière si éclatante, si contraire à
moi-même? » (page 53).
Sa confrontation avec Anne la force à se sonder et lui
renvoie une image déplaisante d'elle-même.
« Je pensais qu'elle avait raison : que j'étais
pauvre et faible ; je me méprisais et cela m'était affreusement
pénible parce que je n'y étais pas habituée » (page
40).
« Comment aurais-je pu être une grande âme ?
» (page 44). « Elle m'empêchait de m'aimer moi-même
» (page 64).
Selon Flaubert,la conscience de l'inutilité de toute chose
et de sa propre existence est propre à l'ennui, qu'il définit
comme un face à face avec soi-même,une épreuve quotidienne
du vide.
5) Ennuimétaphysique et ennuibourgeois.
Pascal, dans ses Pensées (1671),explique «
tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir
demeurer en repos dans une chambre ». (Fragment 139-136).
Il définit l'ennui comme tel : « Ennui.
Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein
repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il
sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa
dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de
son âme, l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit,
le désespoir. » (Fragment 131).
Si l'hommereste face à face avec lui-même, il prend
conscience de son malheur existentiel ce qui entraîne
nécessairement la tristesse et le désespoir.
Cécile dit être « infestée de sentiments
acides et déprimants » (page 75).Anne compte mettre fin aux
divertissements et faire accéder Cécile à cette pleine
conscience de soi, insupportable.
L'ennui nous révèle à nous même: dans
l'un de ses entretiens, Cioran confie que sa vie « a
été dominé par l'expérience de l'ennui »,
non pas de cet ennui « que l'on peut combattre par des distractions,
la conversation ou les plaisirs », mais d'un ennui
« fondamental ».
Cécile se retrouve isolée dans sa chambre,
confrontée à ses démons intérieurs. Elle constate
ainsi son malheur et son infériorité : « Comment
aurais-je pu être une grande âme ? »« Pouvais-je
être limitée, et pourquoi le savais-je ? ».
Au moyen âge et à la renaissance, la
mélancolie provient d'une activité cérébrale trop
intense qui tourne à vide, elle fait référence à
des pensées trop lourdes, trop fortes, trop obsédantes.
« Je me débattais des heures entières
dans ma chambre pour savoir si la crainte, l'hostilité que m'inspirait
Anne à présent se justifiaient ou si je n'étais qu'une
petite jeune fille égoïste et gâtée. »
(page 72).
« Deux jours passèrent: je tournais en rond, je
m'épuisais. Je ne pouvais me libérer de cette hantise: Anne
allait saccager notre existence. » (page 77)
Anne : « C'est vrai que ça ne lui réussit
pas. D'ailleurs, il lui suffirait de travailler vraiment au lieu de tourner en
rond dans sa chambre... ». (page 74)
« Mon père trouvait enfin un moyen de sortir de cette
inaction pleine de remords où nous tournions depuis trois heures. »
(page 148)
L'ennui se définit par une impression de vide, de
lassitude qui fait qu'on ne prend de plaisir à rien.Charles Baudelaire
écrit à sa mère, le 30 décembre 1859 : « Ce
que je sens, c'est un immense découragement, une sensation d'isolement
insupportable, une peur perpétuelle d'un malheur vague, une
défiance complète de mes forces, une absence totale de
désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque.
»Les personnages montrent une incapacité à réagir et
à agir.
« J'étais assise dans la salle d'attente, sur
une banquette, je regardais une lithographie représentant Venise. Je ne
pensais à rien. » (page 149)
« C'étaient des larmes assez agréables,
elles ne ressemblaient en rien à ce vide, ce vide terrible que j'avais
ressenti dans cette clinique devant la lithographie de Venise. »
(page 153).
Sénèque, dans De la tranquillité de
l'âme, définit l'ennui comme «une résignation
triste et maussade à l'inaction». Cécile se trouve dans un
état léthargique voiredépressif.
« En attendant, je maigrissais un peu plus chaque jour,
je ne faisais que dormir sur la plage et, aux repas, je gardais malgré
moi un silence anxieux. [...] Je restais sur mon lit, bougeant à peine
pour retrouver un morceau de drap frais. » (page 72)
« Je fumais beaucoup, je me trouvais décadente, mais
ce jeu ne suffisait pas à m'abuser : j'étais triste,
désorientée » (page 77)
Anne met fin aux divertissements, Cécile ne parvient plus
à se réfugier dans des paradis artificiels.
Si l'individu du XIXème siècle saisi par le spleen
veut s'anéantir pour mettre fin à ses torpeurs, celui du
XXème anéantit celui qui est susceptible de provoquer ce spleen,
celui qui fait obstacle aux séductions mensongères.
En parallèle de cette inertie et de cette inaction,
Cécile vit aussi des moments d'agitation et d'exaltation.
L'état mélancolique est ambivalent,Giorgio De
Chirico peint plusieurs toiles qui font référence à cet
état psychologique où la dépression le dispute à
l'exaltation d'une révélation.
La mélancolie « dispose à la
délectation morbide mais favorise aussi l'exaltation douloureuse du
génie : extase poétique ou visionnaire, contemplation
extralucide, méditation. »
Cécile :« Je me mis à dresser des plans
très rapidement sans m'arrêter un instant sur moi-même. Je
marchais dans ma chambre sans interruption, j'allais jusqu'à la
fenêtre, je revenais à la porte, me retournais. Je calculais, je
supputais, je détruisais au fur et à mesure toutes les objections
; à la vague de dégoût qui s'était emparée de
moi s'ajoutait un sentiment d'orgueil, de complicité intérieure,
de solitude. [...] C'est vrai que j'étais incroyable, et encore si elle
avait su ce que j'avais projeté de faire! Je mourais d'envie de le lui
raconter pour qu'elle voie à quel point j'étais incroyable!
» (page 83)
Kant attribue à la mélancolie une
sensibilité particulière au « sublime », ce vertige des
cimes ou des profondeurs:
Quand Cécile manipule Elsa :« J'agissais
dans une sorte de vertige, je sentais exactement ce qu'il fallait lui dire
[...] Une brusque envie de rire me prenait à la gorge. Mes mains
tremblaient. Je me penchai en avant et baissai soudain la voix pour
l'impressionner : Elle paraissait fascinée, cela me donnait envie de
rire et mon tremblement augmentait » (page 80).
Selon Emil Cioran, dans Sur les cimes du
désespoir (1934), la forme que prend la mélancolie n'est pas
indépendante du cadre de vie ou du milieu environnant.
Il semble important de distinguer l'ennui qui paralyse lié
à un état dépressif, de l'oisiveté et la
paresseliées à une certaine bourgeoisie.
Alexandre Astruc, dans La tête la
première(1975), explique: « rien ne m'était plus
étranger que cette fiévreuse indifférence, sorte d'ennui
laborieux dont l'épaisseur était savamment entretenue à
petits coups d'alcool de malt et à grands coups de frissons : la mort en
face, sur des bolides conduits à un train d'enfer. J'étais
exaspéré par toutes ces créatures au sexe
indéterminé, paresseuses, hébétées,
dégoutées, anéanties par la seule pensée d'avoir un
jour de plus à tirer sous ce soleil splendide ».
Françoise Sagan introduit l'ennui dans l'univers des
adolescents. Cécile, 17 ans, a déjà des bleus à
l'âme et semble blasée avant l'heure. Elle est paresseuse et
indifférente, montre une incapacité à réagir et
à agir, mais cette paresse n'est en rien comparable à un ennui
métaphysique et psychologique.
« Je me refusai énergiquement de participer à
l'expédition. » (page 19)
« J'étais clouée au sable par toute la force
de cet été, les bras pesants, la bouche sèche. »
(page 20)
« Je décidai de passer la matinée ainsi, sans
bouger. » (page 125)
« Dans un demi-sommeil, j'essayai d'écarter de
mon visage, avec la main, cette chaleur insistante, puis y
renonçai » (page 30)
« Le livre de Bergson était ouvert à la
page cent et les autres pages étaient couvertes d'inscriptions de ma
main telles que «impraticable» ou «épuisant». (page
99)
« Les remerciements l'ennuyaient et comme les miens
n'étaient jamais à la hauteur de mon enthousiasme, je ne me
fatiguai pas. » (page 26)
Il en est de même pour la fatigue :
Après avoir perdu sa virginité, « Je
revins à pas lents, épuisée et engourdie, dans les
pins » cette fatigue qui succède au plaisir diffère de
la fatigue morale due aux tournoiements de la psychè.
De même, « Je sentais des larmes
d'épuisement, de maladresse, de plaisir s'en
échapper. »
Ces larmes sont tout autres que celles d'Anne à la fin du
roman. Comme dirait François Nourissier, « cette façon point
tragique d'être triste ont un air d'assez bonne famille ». (La
Parisienne, « Bernard Sagan et François Buffet »,
Juin 1956).
La fatigue est aussi un prétexte pour
détourner les problèmes.Cécile fuit les sujets
sérieux et se soustrait à ses obligations. Quand Cyril lui
déclare son amour et la demande en mariage,
« Je ne voulais pas l'épouser. Je l'aimais mais je ne
voulais pas l'épouser. Je ne voulais épouser personne,
j'étais fatiguée. » (page 89)
De même, quand Raymond s'apprête à rejoindre
Elsa et à tromper Anne :
« J'étais fatiguée, fataliste. Je n'avais
qu'une envie : me baigner » (page 143).
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