§2. Les marchés-carbone
Il sera question dans ce paragraphe de cerner la typologie de
ces marchés(1),
leurs acteurs(2) ainsi que leur dynamique(3), ceci
après avoir dit un mot sur l'historique de
leur apparition. Cependant, comprendre les
marché-carbone nécessite préalablement
d'appréhender la notion même du marché.
49
v Notion générale du
marché
Dans le langage courant, qui remonte sans doute à 1'
Antiquité, on utilise le
mot marché pour désigner un lieu
géographique où s'échangent des produits. On parlera
ainsi
de la place du marché où l'on ira faire ses
courses le dimanche.
En analyse économique, on s'est peut-être
inspiré de cet ancien vocabulaire,
mais on en a étendu progressivement le sens
jusqu'à faire disparaître, à la limite, les connotations
physiques d'origine. Aujourd'hui, dans son sens le plus
général, un marché est un réseau
d'échanges au sein duquel on retrouve l'ensemble des
acheteurs et des vendeurs, observés ou
potentiels, d'un produit donné.83
Augustin Cournot va plus loin quand il dit qu'
«...on sait que les économistes
entendent par marché, non pas un lieu
déterminé où se consomment les achats et les ventes,
mais tout un territoire dont les parties sont unies par des
rapports de libre commerce, en sorte
que les prix s'y nivellent avec facilité et
promptitude.»84
La lecture combinée de cette observation de Cournot
et de la définition donnée
ci-haut permet de dégager certains
éléments caractéristiques du marché qui,
confrontés à la
pratique des transactions ou d'échange des
crédits-carbone, permettent d'affirmer que ces
derniers sont véritablement des marchés :
- Un produit donné car un marché se
définit toujours par « ...référence à un bien
qui
doit être clairement identifié et homogène
...».85 Dans le cadre des transactions sous
examen, le produit est bel et bien les émissions de CO2
(unité de quantité attribuée et
crédits) et, en dépit du fait que le Protocole
de Kyoto impose des limites de réduction
concernant six GES, l'unité de mesure des quotas qui
est l'équivalent carbone assure
une homogénéité du produit.
- Des acheteurs et des vendeurs qui sont les acteurs
du marché. A l'origine de
l'essentielle de l'offre et de la demande 86, ils sont, dans
le cadre de Kyoto de nature
très diverse, partant des Etats aux simples
particuliers, en passant par les personnes
83 RAYNAULD (A.), « Observations sur la notion de
marché », in L'Actualité économique, vol. 67,
n° 2, 1991, p.
219
84 COURNOT (A.), Recherches sur les principes
mathématiques de la théorie des richesses, citées par
RAYNAULD
(A.), Op cit, p. 219
85 RAYNAULD (A.), Op cit, p.220
86
http://www.fimarkets.com/finance-carbone/introduction.html
50
morales, tant de droits publics que de droits privées,
les organisations nongouvernementales...
- Un prix qui varie selon le rapport offre-demande.
Chaque marché carbone est doté de
caractéristiques propres tant en termes d'industries et
de gaz couverts qu'en termes
d`objectifs de réduction. Ces différences
d'ambitions expliquent pourquoi le prix de la
même commodité, une tonne d'équivalent
CO2, peut varier de moins d'1 € à presque
20 € suivant le marché carbone.87
v Historique des marchés-carbone
En 1920, Arthur-Cecil Pigou (1877 - 1959),
économiste libéral britannique,
met en lumière le problème des
externalités. Ce terme recouvre les impacts, positifs ou
négatifs,
qu'une activité économique peut avoir sur
d'autres acteurs sans qu'ils soient reflétés dans
le prix final.88
Pigou prend pour exemple les escarbilles, ces
morceaux de charbon incandescents
qui sont éjectées par la cheminée des
locomotives de l'époque et qui provoque des incendies
à proximité des voies de chemins de fer. Il
s'agit d'un cas typique d'externalité négative
: l'activité ferroviaire crée un
préjudice économique et environnemental pour lequel la
société de chemin de fer ne paie pas. Pigou
suggère donc que l'Etat impose aux sociétés de
chemin de fer une taxe assise sur les risques de dommages
provoqués par les escarbilles. Cette
taxe devrait inciter les sociétés de chemins de
fer à équiper leurs locomotives de systèmes anti-
escarbilles et permettra également de dédommager
les victimes. La première écotaxe vient
de voir le jour.89
Quarante ans plus tard, un autre économiste, Ronald
Coase, critique cette solution
fiscale qui repose en grande partie sur l'intervention de
l'état et qui nuit à l'efficacité
économique du système. En effet, il implique une
augmentation du prix du billet de train.
Coase propose donc d'attribuer des droits de
propriété de l'environnement. Ensuite, ces
87 DELBOSC (A.) et PERTHUIS (C.), Op cit, p.12
88 http://www.CO2solidaire.com/ prise-conscience.html
89 http://www.CO2solidaire.com, Op cit.
51
droits sont échangeables sur un marché par
transactions privées entre les différents acteurs
concernés.90
Dès le début des années 1960, les
Etats-Unis lance un plan de lutte contre une
pollution atmosphérique persistante : le Clean air
act. En 1990, un volet y est ajouté afin
d'intégrer le problème des pluies acides,
provoquées notamment par la combustion du charbon
dans les centrales électriques thermiques, qui
émet de fortes quantités de dioxyde de
souffre (SO2) : le programme Acid Rain. Il
prévoit un véritable marché des droits à
polluer,
suivant en cela les préconisations de Coase.
En fonction d'un objectif de réduction fixé à
l'avance, le pouvoir politique attribue aux industriels ce que
l'on peut concevoir comme des
tickets de rationnement de SO2, appelés
«permis d'émissions». A la fin de
l'année,
l'exploitant est tenu de présenter aux autorités
autant de permis que de tonnes de SO2 réellement
émises. Entre les deux, le marché, qui autorise
un échange de quotas entre les acteurs,
sans droit de regard des autorités. Cette technique des
quotas échangeables, appelée Cap and
trade (attribution d'un plafond
d'émissions - cap - et échange sur un marché -
trade) constituera
le socle des mécanismes du Protocole de Kyoto. Ce sont
donc les Etats-Unis, sur la base
des résultats positifs de leur programme Acid
Rain, qui auront façonné le Protocole de Kyoto...
sans jamais le ratifier.91
Appliqués aux émissions de GES dans le cadre du
Protocole de Kyoto, puis à
différents niveaux régionaux et multinationaux,
les marchés-carbone sont en plein expansion.
Le plus développé à ce jour est le
marché européen d'échange de quotas de CO2 (EU ETS
pour European Union Emissions Trading Scheme).
1. Types de marché-carbone
Il existe deux grands types de marchés-carbone. D'une
part, les marchés régulés
(1.1) qui font intervenir des acteurs qui ont des engagements
de réduction d'émission dans
le cadre d'accords internationaux ou de politiques nationales.
D'autre part, les marchés volontaires
(1.2), qui fonctionnent en dehors d'engagements formels de
réduction.
90 http://www.CO2solidaire.com, Op cit
91 Idem
52
1.1 Les marchés
régulés
Les marchés de carbone régulés sont ceux
où les Etats ou opérateurs économiques
sont contraints par des plans de réduction
d'émissions de carbone issus d'accord internationaux
ou régionaux.
a) Les marchés régulés du
système de Kyoto
Dans le cadre du Protocole de Kyoto, les directives
européennes (2003/87/EC
dite « quotas » et 2004/101/EC dite « projets
») ont défini un marché européen du carbone,
effectif depuis le 1er janvier 2005. Ce marché,
appelé EU ETS (European Union Emission
Trading System), est une mesure communautaire pour
réduire les émissions et atteindre les
objectifs de Kyoto. Il concerne environ 12.000 sites
industriels émetteurs de gaz à effet de
serre en Europe. Les entreprises se voient attribuer des
quotas d'émission au travers des Plans
Nationaux d'Attribution des Quotas (PNAQ) et peuvent
échanger des quotas. Une entreprise
qui ne respectera pas ses engagements se verra
attribuée une pénalité de 40 € par tonne de
CO2 émise en plus de son quota. Cette taxe est
passée à 100 € en 2008.
Le marché européen est connecté au
marché MDP. Selon la directive "projets",
les entreprises européennes peuvent également
avoir recours à des crédits issus de projets
MDP ou MOC en plus des quotas internes à l'Europe.
Toutefois, selon cette directive, seuls
les projets de réduction d'émissions (projets
énergétiques et industriels) sont concernés, les
crédits issus de projets MDP forestiers ne sont pas
utilisables. Des propositions ont été soumises
par des ONG ou des scientifiques dans le but d'étendre
le marché ETS aux crédits MDP
forestiers.92
Quant au marché-carbone anglais, il a été
mise en place d'un marché national
du carbone dès 2002. Les entreprises ont des objectifs
de réduction et peuvent s'échanger des
permis d'émission. Ce marché est
intégré dans le marché de l'Union Européenne, mais
il concerne
un éventail plus large d'entreprises.93
Le Canada et le Japon mettent également en oeuvre des
marchés nationaux pour
veiller au respect des engagements du Protocole de Kyoto. Par
exemple, dans le cadre du
92 GARDETTE (Y-M.) & LOCATELLI (B.), Les
marchés du carbone forestier : Comment un projet forestier
peut-il
vendre des crédits carbone ?, Paris, CIRAD,
2007, p.12
93 GARDETTE (Y-M.) & LOCATELLI (B.), Op cit,
p.12
53
JVETS (Japan's Voluntary Emission Trading Scheme),
les industriels japonais s'engagent volontairement
à réduire leurs émissions et peuvent
échanger des permis.94
b) Les marchés régulés en dehors du
système de Kyoto
Aux Etats-Unis et en Australie, des marchés-carbone ont
vu le jour bien que
ces pays aient décidé de ne pas ratifier le
protocole de Kyoto. En Australie, un système de réduction
des émissions est en place depuis janvier 2003 dans
l'Etat de la Nouvelle Galles du
Sud et depuis 2005 dans l'Etat d'ACT (Territoire de la
Capitale Australienne, Canberra). Les
entreprises productrices d'énergie doivent
réduire leurs émissions et peuvent s'échanger des
permis.95
Aux Etats-Unis, malgré l'absence d'initiative du
gouvernement fédéral, les
gouvernements d'Etats se sont concertés pour la mise en
place de marchés régionaux. En Décembre
2005, l'initiative RGGI (Regional Greenhouse Gas
Initiative) a vu le jour dans sept
Etats du Nord-Est et, en Février 2007, la WRCAI
(Western Regional Climate Action Initiative)
a été décidée pour cinq Etats de
l'Ouest. Ces deux initiatives sont des systèmes de "capand-
trade", c'est à dire des systèmes
où l'on fixe un objectif de réduction d'émissions avec
possibilité d'échanger des permis, comme pour le
Protocole de Kyoto ou le marché EU
ETS.96
1.2 Les marchés
volontaires
A coté des marchés régulés, il
existe des marchés volontaires où des organisations
ou des individus cherchent à acheter des
crédits-carbone pour compenser leurs émissions,
pour des raisons éthiques ou d'image publique.97Ils se
distinguent des marchés
d'engagements par :
- Leur cadre réglementaire défini directement
l'opérateur du marché (le Chicago
Climate Exchange par exemple) ou selon une norme
spécifique (par exemple le
Voluntary Carbon Standar) ;
- Des objectifs de réduction d'émissions sur
base volontaire de l'industriel adhérent
au marché ;
94 GARDETTE (Y-M.) & LOCATELLI (B.), Op cit,
p.12
95 Idem
96 Ibid., p.13
97 http://www.fimarkets.com, Op cit.
54
- La diversité des participants. Il n'existe en
général pas de restriction ni sur le
secteur industriel ni sur sa localisation ;
- Les produits échangés qui peuvent être
des produits carbones existants sur des
marchés régulés ou des produits carbones
standardisés, propres à ce marché là
c'est-à-dire issu d'un projet non éligible selon
les critères d'un cadre réglementé.
Aux Etats-Unis, la bourse d'échanges de Chicago (CCX,
Chicago Climate Exchange)
regroupe des entreprises ayant décidé de
réduire volontairement leurs émissions. Sur
ce marché effectif, les entreprises échangent
des permis d'émissions et des crédits issus de
projets.98
Le marché de détail concerne les particuliers ou
les entreprises qui cherchent à
compenser leurs émissions, généralement
en finançant des projets de réduction d'émissions ou
des projets de séquestration de carbone. De nombreux
intermédiaires existent et s'emparent de
niches de marchés, comme celle de la compensation des
émissions des voyages aériens.99
Les marchés volontaires peuvent quelquefois être
liés aux autres marchés. Par
exemple, certaines compagnies proposant des compensations
d'émissions, comme Atmosfair1
et MyClimate2, achètent des crédits de projets
MDP et les annulent pour qu'ils ne permettent
d'autoriser des émissions par ailleurs. D'autres
organisations permettent à des particuliers
d'acheter des crédits sur le marché
européen pour les annuler. Les crédits achetés par des
particuliers
réduiront la quantité d'émissions totales
permises pour les entreprises sur le marché
réglementé.100
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