Formation en informatique. Ouverture sociale et sexisme. Le cas Epitech.( Télécharger le fichier original )par Clémentine Pirlot Université Paris VII Diderot - Master II Sociologie et Anthropologie option genre et developpement 2013 |
5. Epitech comme voie de réorientationNeuf des enquêté.e.s n'avaient pas choisi l'informatique comme carrière souhaitée, certain.e.s y sont arrivé.e.s par hasard, après une réorientation, tandis que d'autres ont changé d'orientation au lycée et ont donc pu entrer à Epitech après le bac. Guillaume avait choisi une autre voie, mais ses parents l'ont convaincu de préparer un bac S, et de mettre de côté son envie d'être cuisinier : « En fait à l'époque je voulais être chef cuisinier et le problème c'est qu'entre les deux on fait pas les mêmes filières. En donc on m'avait déjà demandé si à l'époque je voulais faire quelque chose de professionnel ou un lycée général et j'avoue qu'il y a aussi pour partie mes parents qui m'ont dit oui tu dois faire lycée général. Et ils me disaient pourquoi tu n'as pas envie et je leur ai dit parce que je voudrais être chef cuisinier. Et ils m'ont dit c'est dommage mais tu sais tu peux toujours faire ça après, alors je m'étais dit si jamais je faisais pas ça qu'est ce que je pourrais faire d'autre. » Chloé était dans une situation similaire, et ne voulait pas faire un bac général, mais sa mère l'en a convaincue, ainsi que d'abandonner sa passion, le dessin : « depuis mes 11 ans je veux faire du dessin. J'ai été en seconde générale, je voulais rentrer dans un lycée d'arts appliqués mais ma mère m'a plutôt conseillé de m'orienter vers un bac général. De cette façon si jamais j'avais un problème avec le dessin, je pourrais toujours me retourner sur autre chose. Ce qui a plus cassé mon délire c'est que moi j'étais en seconde et je voulais rentrer en L, seulement ils m'ont pas faire entrer en L alors que j'avais toutes les notes nécessaires pour entrer en L. Ils m'ont dit tu rentres en STG [Sciences et technologie de la gestion]. » 33 Dounia, elle, avait l'intention de faire une école de commerce, mais s'y étant prise trop tard, Epitech était la seule école qui l'a acceptée à la rentrée : « Au début quand j'ai eu mon bac j'ai eu un bac S je voulais faire une école de commerce à la base ça n'avait rien à voir. C'était deux secteurs vraiment différents. Moi au début dans ma tête c'était soit du commerce soit de l'informatique. Parce que moi quand je veux faire informatique je veux pas faire que de l'informatique, en sixième année je vais faire HEC [dans le cadre d'un accord avec Epitech] pour devenir chef de projet, c'est pas juste la technologie. Comme je voulais faire une école de commerce j'ai pas passé les concours en avril c'était trop tard pour les passer donc je me suis retrouvée sans rien et au mois de septembre je me suis posé des questions parce que j'avais rien du tout, en fait il y a bien l'IUT en commerce mais en fait ça m'intéressait pas trop de faire deux ans et après de passer des concours, soit je rentrais en école de commerce soit j'allais dans autre chose que je voulais. Au début je suis allée voir Epita. Parce que comme j'ai eu un bac S je voulais faire ingénieure plutôt. Ingénieure en informatique et en fait Epita leurs concours ils étaient au mois de juillet les derniers concours. Donc c'était trop tard pour Epita et c'est comme ça que j'ai connu Epitech. » Anissa n'avait également aucune intention de faire des études d'informatique, et est entrée à Epitech après un pari, puis a été la première surprise en aimant l'informatique : « C'était pas du tout ce que je voulais faire. Je devais faire architecture. J'avais été acceptée dans une école d'architecture donc voilà tout était prêt. Et en fait Epitech c'était un pari avec mes amies parce que j'avais cassé un ordinateur dans mon école et le pari c'était de postuler dans une école. Donc j'avais postulé, j'avais pas payé les frais ni quoique ce soit, tout ça je l'ai payé à la rentrée. Donc j'ai passé l'entretien, et pendant l'entretien, c'est le monsieur qui essayait de me convaincre que je vienne. Donc moi c'était un pur hasard donc je me suis dit Epitech c'est mort, j'ai été acceptée mais je n'irai pas. Et il se trouve que pendant les grandes vacances je me suis un peu éloignée de mon père et de ma famille et je me suis rendue compte que j'aimais pas l'architecture et que j'étais influencée par mon père qui est architecte. Donc sur le coup je savais pas trop quoi faire parce que c'était un peu trop tard pour postuler. Je me suis dit vu que je suis acceptée à Epitech, pourquoi pas. Et petit à petit je me suis rendue compte que je me plaisais et que j'aimais bien, et que je continuais, et que j'aimais bien rester jusqu'à 23h pour essayer de faire un exercice si je bloquais. » Amélie, elle, était certaine de savoir ce qu'elle voulait faire, jusqu'à ce qu'elle change d'avis au dernier moment : « au début je voulais faire de l'ostéopathie mais j'étais assez fan de l'ordinateur, je passais déjà quasiment toutes les soirées sur l'ordinateur. En fait au milieu de l'année de la terminale, j'ai eu une 34 petite crise d'angoisse, et du coup je me suis dit non l'ostéopathie c'est vraiment pas fait pour moi et je me suis demandé mais qu'est-ce que je vais faire. Et donc mon meilleur ami m'a dit ben écoute moi je vais à Epitech, si ça t'intéresse essaye et vois. Donc j'ai commencé à regarder un petit peu et en fait ça m'a bien branchée et j'ai décidé de faire aussi Epitech. » Mélanie a décidé, un peu au hasard de faire de l'informatique car elle savait qu'elle trouverait un emploi facilement : « à un moment donné j'ai fait il y a rien qui me plaît vraiment donc j'ai été au CDI et j'ai regardé un livre pour voir les métiers où il y aura de l'offre dans les années à venir. Donc j'ai vu qu'il y en avait dans l'informatique, que c'était bien payé et qu'il n'y avait pas beaucoup de filles. Donc je me suis dit je vais regarder ça et la ville la plus près c'était Bordeaux à l'époque j'habitais à 150 m kilomètres et je m'étais dit je vais regarder là. Il y avait deux écoles Epitech et Supinfo. Donc j'ai envoyé mon dossier aux deux et Supinfo j'ai pas été acceptée parce que j'ai fait un bac ES et ils acceptaient que les bacs S, pourtant j'avais un bon dossier. Sans me vanter ou quoi que ce soit j'étais à 14 de moyenne toute l'année en terminale avec des options en plus. Donc ils m'ont pas acceptée et Epitech m'a dit oui. » Quatre des enquêté.e.s sont venu.e.s à Epitech après une réorientation, comme Julie, qui a été deux ans à l'université en licence de mathématiques, et qui ne voulait ni être « prof ni chercheuse ». Elle est donc entrée à Epitech en première année, car elle a fait partie de la toute première promotion d'Epitech Bordeaux et ne pouvait donc pas entrer en troisième année directement. Le parcours de David est très similaire, puisqu'il a également entamé une licence de mathématiques et y a découvert l'informatique, et a pu entrer à Epitech après avoir raté sa première année à l'université : « d'abord j'ai fait un cursus à peu près normal pour l'école d'ingénieurs c'est-à-dire bac S spé maths après ensuite en fait je n'imaginais pas faire l'informatique. J'ai fait un an de fac maths informatique il y avait aussi de la physique à côté ce qui me donnait de larges horizons. Ensuite j'ai raté la première année mais je suis tombé amoureux de l'informatique j'ai eu un module qui m'a donné envie de venir dans une école d'informatique et entre-temps j'avais une connaissance qui était venu à Epitech et qui postait des trucs fun par exemple sur Facebook « pendant 48 heures ce soir je dors pas ». » Louis, qui est le plus âgé des enquêté.e.s, avait également une licence de mathématiques et a décidé de poursuivre à Epitech, après avoir travaillé pendant plusieurs années : « j'ai mon bac depuis 10 ans. J'ai eu un deug d'informatique au Cameroun et après j'ai fait une licence en mathématiques appliquées tout ça c'était pas ce que je voulais, après j'ai arrêté j'ai fait informations et réseau spécialisé J'ai eu un diplôme américain et un diplôme de Cisco. Je suis rentré en troisième année spéciale l'année dernière, j'avais commencé à bosser en 2006 dans la maintenance 35 informatique des petits trucs comme ça au Cameroun après je suis allé chez les fournisseurs d'accès à Internet et je bossais encore plus et après je suis venu en France en 2010. » La dernière en réorientation est Marie, entrée également en troisième année, après deux années de BTS : « après mon bac j'ai fait une première année de BTS Iris (informatique et réseau des industries et des services). Je suis arrivée par défaut ça me bottait pas je me faisais chier et du coup c'était plus axé développement mais j'ai découvert après pendant un stage la maintenance et le réseau et là je me suis dit que c'était super. Du coup j'ai repris un autre BTS informatique de gestion option administration des réseaux locaux d'entreprise donc j'ai eu mon BTS et après j'avais envie d'arrêter j'avais envie de travailler et les gens m'ont fait non c'est mort tu continues. Les profs me poussaient ils me faisaient tu fais au moins une licence. En Iris j'avais 2 de moyenne en informatique et en IG je suis passée à 20 de moyenne. C'était pas la même chose et même si j'écoutais pas forcément en Iris j'avais des bases et du coup j'ai tout explosé j'étais pas major de promo mais pas loin j'étais deuxième ou troisième. Et du coup j'ai fait ouais mais une licence pro ça m'attire pas trop parce que si après j'ai envie de recommencer des études en fait le truc c'est que dans l'État français quand tu as 2 diplômes de professionnalisation après tu peux plus faire d'études normalement c'est bouché. Du coup j'ai pas voulu je me suis plus orientée vers une école d'ingénieur mais il n'y a pas beaucoup d'écoles d'ingénieurs qui proposent du réseau et moi c'était le réseau qui me bottait du coup j'ai atterri à Epitech parce que c'est l'une des rares et c'est même pas une école d'ingénieurs en fait. » Résultats et conclusions Epitech insiste, dans sa communication, sur l'ouverture sociale et sur la possibilité pour des élèves en rupture avec le système scolaire traditionnel d'accéder à des études supérieures et à un diplôme jusqu'à bac + 5. L'autopromotion de l'école semble néanmoins tiraillée entre le désir d'être reconnue comme une « grande » école et l'envie de se démarquer de ces écoles élitistes. Tou.te.s les enquêté.e.s ne partagent pas le rejet du système scolaire traditionnel, mais trois garçons (Thibault, Sam et Matthieu) ont émis un avis négatif sur le système et la discipline scolaire, et se sentent donc très à l'aise avec la pédagogie d'Epitech. Il est intéressant de noter que ces trois garçons sont dans le groupe en mobilité sociale ascendante forte. D'autres étudiant.e.s, (Dounia, Thibault et Marc) ont eu une scolarité difficile, surtout au lycée, difficulté qu'ils attribuent à un manque de concentration et de sérieux. Deux autres, Matthieu et Chloé, n'auraient pas pu entrer dans beaucoup d'écoles privées d'informatique avec leur bac technologique, mais y ont accès grâce à la politique d'Epitech qui accepte tous les bacs. De ces cinq personnes, quatre appartiennent au groupe en mobilité forte, ce qui signifie donc que les étudiant.e.s dont les parents ont moins de moyens et un statut 36 socioprofessionnel moindre ont eu un parcours scolaire plus difficile que celleux dont les parents ont plus de moyens. La passion de l'informatique demandée par l'école n'est pas majoritaire parmi les enquêté.e.s, tout particulièrement chez les filles qui sont plus nombreuses à être entrées à Epitech par hasard ou par défaut. Seuls des garçons ont déclaré avoir une passion/vocation pour l'informatique (Guillaume, Thibault et Baptiste), passion qui dans le cas de Guillaume lui a été transmise par son père, et pour Thibault par son frère. La socialisation masculine joue donc pour eux un grand rôle dans leur parcours professionnel, et l'aspect genré prime ici sur l'aspect socioprofessionnel puisque ces trois garçons ont des situations très différentes. Six des enquêté.e.s voulaient faire tout à fait autre chose que de l'informatique (Guillaume, Chloé, Dounia, Anissa, Amélie et Mélanie) mais ont finalement choisi Epitech où elles/il sont allé.e.s juste après le bac. Quatre autres enquêté.e.s (Julie, Louis, Marie, David) sont venu.e.s à Epitech après une réorientation, dont trois étant dans le groupe en mobilité ascendante forte. L'école semble donc réussir à être un filet pour ces élèves en relative difficulté scolaire ou en réinsertion qui y trouvent une pédagogie différente. Il est intéressant de souligner la position ambivalante d'Amélie, qui n'exprimait pas une réelle passion pour l'informatique, bien qu'elle disait passer beaucoup de temps sur l'ordinateur. Amélie souhaitait s'orienter dans une toute autre voie, mais s'est finalement orientée vers l'informatique sur la suggestion d'un ami, après s'être rendu compte que l'osthéopathie ne l'intéressait pas. Nicolas Sadirac, fondateur d'Epitech et deux autres dirigeants de l'école ont récemment annoncé qu'ils démissionnaient pour créer une nouvelle école, qui a été présentée lors d'une conférence de presse le 26 mars 201313. Cette conférence réunissait sur scène les trois dirigeants ainsi que Xavier Niel, fondateur de Free et cofondateur de la nouvelle école, appelée « 42 ». Sur le site internet de la nouvelle école, on peut lire « 42 est différente des autres écoles d'informatique. Elle se revendique en décalage et même en désaccord avec le système d'enseignement classique qui reproduit à l'infini son propre modèle de cooptation sociale (bac, prépa, école d'ingénieurs...) et broie les individualités, sources de diversité et de richesses. Modifier le système, c'est d'abord apporter une formation différente qui ne repose plus sur les choses classiques que l'on voit depuis toujours, c'est à dire un professeur et des élèves, qui s'ennuient, qui en ont marre. Le système éducatif ne marche pas. On peut être en échec scolaire et pourtant correspondre à ce qui est un génie en informatique. On peut ne pas avoir le bac et pourtant devenir le développeur le plus brillant de sa génération. » Cette nouvelle école semble donc très similaire à Epitech, dans sa pédagogie et sa philosophie, mais en allant encore plus loin car le bac ne sera pas un critère d'admission. La démarche s'inscrit donc clairement contre le système éducatif traditionnel qui est source d'inégalités et de « cooptation sociale ». Une autre 13 http://www.dailymotion.com/video/xyhn5k_conference-de-presse-lancement-de-42_school#.UVGS6BltRQw différence majeure entre Epitech et 42 est que cette dernière sera entièrement gratuite pour les élèves, car financée pendant dix ans par Xavier Niel : « Notre deuxième volonté est de supprimer la barrière financière et d'accepter à la fois tout le monde, avec ou sans diplôme, et de faire une école entièrement gratuite. C'est l'épreuve de la « Piscine » qui décide de votre admission définitive à 42. Pas de natation, mais à la manière des swim qualifications des commandos de Marines, une immersion dans le grand bain qui nous permet d'identifier les plus motivés et de confirmer l'aptitude des étudiants « admissibles » pour le développement informatique. » On peut remarquer l'allusion aux méthodes militaires, milieu masculin s'il en est, qui pourrait ne pas plaire à tou.te.s et exclure les personnes qui ne se sentiraient pas à l'aise avec cette pédagogie militaire. Un autre point faible a été dévoilé lors de la conférence de presse, l'école ne délivrera pas de diplôme : « sans aucune convention avec l'Etat, l'école 42 ne distribuera aucun diplôme et aucune homologation officielle à l'issue du cursus »14. Lors de la conférence de presse, Nicolas Sadirac et ses collègues ont exprimé leur déception face au système des écoles d'ingénieur.e certifiées, où « la première qualité qu'attend le système c'est la normalité mais l'industrie du numérique a besoin du contraire. » L'école accueillera mille étudiant.e.s, pré-sélectionné.e.s par des tests spécifiques (questions, jeux) qui détermineront les compétences de base puis par la « piscine ». Les dirigeants ont expliqué que les « attributs de valeur » donnés par le système éducatif traditionnel ne les intéresseraient pas, et que les évaluations se feraient principalement entre les étudiant.e.s. A la question d'une journaliste qui demande s'ils vont pratiquer de la « discrimination positive », ils répondent « non, ça n'est pas du tout l'objet, nous voulons permettre à des gens qui sont discriminés de réintégrer un cursus ». On peut cependant s'interroger sur la population qui sera sélectionnée par ces processus, et il serait très intéressant d'étudier cette nouvelle école sans diplôme. Le départ des trois dirigeants, dont le fondateur d'Epitech, laisse l'école dans une situation inédite, car depuis sa création elle n'avait jamais été dirigée par quelqu'un.e d'autre. Selon les personnes choisies en remplacement, la philosophie de l'école pourrait donc être bouleversée. 37 14 http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=5723 38 |
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