Chapitre III Culture geek
Une des premières hypothèses de travail
postulait que la culture geek pouvait avoir un lien avec l'exclusion des filles
à Epitech, car elle avait peut être un effet discriminant qui les
excluait. Cette hypothèse en tête, la grille d'entretien fut donc
enrichie de questions concernant la culture geek. La première question
concernait la définition de cette dernière par les
enquêté.e.s, puis une seconde question s'intéressait
à la perception par les enquêté.e.s de l'importance de la
culture geek à Epitech.
1. Qu'est ce que la culture geek ?
La culture geek nous vient tout droit des États Unis,
et prend sa source dans le contexte bien particulier des « high school
», pour devenir une culture populaire avec l'avènement de
l'internet, des micro ordinateurs et de la mondialisation. Selon Jean-Baptiste
Péretié, réalisateur du documentaire La Revanche des
geeks, « A l'origine de l'origine, on trouve des formes anciennes du
mot geek chez Shakespeare. Mais le stéréotype se fixe dans les
années 1960-1970. Aux Etats-Unis, dans les cours de
récréation, « geek » ou « nerd »,
c'était une insulte : quelqu'un de bon à l'école,
apprécié des profs et pas forcément des autres
élèves, qui avait du mal avec les filles... En France, c'est la
figure du souffre-douleur. L'émergence de la culture geek est une
épopée historique. Les années 1970 sont l'époque de
la « lose », les années 1980-1990 celles de la
contre-attaque15. » Le mot n'arrive que plus tard en France,
dans les années 2000, et n'est pas chargé de la
négativité qu'il avait à l'origine aux États Unis.
Aujourd'hui, « geek » sonne presque comme un compliment et
évoque le mythe du hacker, que nous avons évoqué
précédemment, qui correspond à un homme capable de
maîtriser l'outil technologique qu'est l'ordinateur. S'identifier
à la culture geek permet donc un processus d'appartenance à un
« nous » car « toute identification est en même temps
différenciation. » Pour Barth, dans le processus d'identification,
ce qui est premier, c'est précisément cette volonté de
marquer la limite entre «eux » et « nous », donc
d'établir et de maintenir ce qu'il appelle une « frontière.
» Plus précisément, la frontière établie
résulte d'un compromis entre celle que le groupe prétend se
donner et celle que les autres veulent lui assigner » (Cuche, 2001).
15
http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/04/27/l-emergence-de-la-culture-geek-est-une-epopee-historique_1692451_651865.html
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L'utilisation du mot de « culture » pour
désigner tout ce qui est « geek » peut cependant être
remise en cause, car la notion de culture en sciences sociales ne correspond
pas à l'usage courant qui est fait du mot : « Toute forme
d'expression collective devient « culture ». La culture se fragmente,
la culture est en miettes. On évoque ainsi la « culture hip-hop
», la « culture footbalistique »[...] Or, ces pratiques et ce
qu'elles impliquent ne peuvent pas être assimilées à ces
systèmes globaux d'interprétation du monde et de structuration
des comportements correspondant à ce que l'anthropologie entend par
« culture ». [...] Un exemple particulièrement significatif de
manipulation sémantique est fourni par les grandes écoles
françaises qui ont troqué depuis peu le terme d'« esprit
» (« esprit école ») contre celui de « culture
». Cependant, parmi ces établissements, ceux qui se
réfèrent à leur culture propre sont
précisément ceux qui n'appartiennent pas au cercle restreint des
écoles les plus prestigieuses »(Cuche, 2001). Le sociologue Denis
Colombi propose, lui, de parler de « mouvement culturel », reposant
sur un groupe d'individu.e.s dont l'objectif serait de « proposer,
promouvoir ou imposer, selon leur degré d'ambition, un rapport
spécifique aux productions culturelles.16 »
L'identité geek n'est pas figée, « il n'existe donc pas
d'identité culturelle en soi, définissable une fois pour toutes.
[...] Si l'on admet que l'identité est une construction sociale, la
seule question pertinente devient : « Comment, pourquoi et par qui,
à tel moment et dans tel contexte est produite, maintenue ou remise en
cause telle identité particulière ? » (Cuche, 2001). La
réponse à la question « par qui » est avancée
pas Denis Colombi, qui émet l'hypothèse « que les geeks ne
se rencontraient pas dans n'importe quel « habitat » - plutôt
urbain que rural - et pas dans n'importe quelle classe - classes
supérieures plutôt que populaires » car « la culture
geek témoigne d'un rapport « savant » à la culture
populaire. Il s'agit en effet toujours de traiter des biens culturels peu
légitimes, souvent rejetés par l'école par exemple, comme
pouvant s'apprécier sur le même mode que les oeuvres
légitimes. [...] Et on s'enorgueillit d'en savoir plus que les autres,
d'être plus fan, plus savant, plus lettré, plus connaisseur que le
commun des mortels et que les autres geeks. Les connaissances pointues dans des
domaines que certains considéreraient comme triviaux, par exemple la
science-fiction, Star Trek ou autre, sont des moyens de manifester leur
exceptionnalité par rapport au tout-venant qui leur impose cependant des
façons précises de travailler. » En ce sens, la culture geek
« repose largement sur un modèle de distinction. Et que sont les
interminables débats pour savoir ce qu'est vraiment le « vrai geek
» si ce n'est une forme profonde et radicale de distinction, une
façon de se poser comme plus savant, comme plus raffiné, comme
plus geek que l'autre ? » L'identité geek n'est donc pas facile
à revendiquer, car s'ensuivent des remises en question, comme le
remarque une blogueuse17 : « Plus que le non-geek auquel il
oppose une méprisante indifférence, le geek hait ce qu'il
considère comme le « faux geek » - l' imposteur qui a l'audace
de partager ses centres d'intérêts sans se conformer parfaitement
aux codes de la communauté. Le « casual » qui n'investit pas
autant de temps et de passion que lui dans son loisir, le « n00b »
qui débute, le « kevin » qui est trop jeune pour geeker «
correctement »...Les femmes et les LGBT semblent tout
particulièrement insupportables, car il n'est pas pire macho que celui
qui est en mal de virilité. C'est pourquoi « gay » continue
à être l'insulte par défaut dans les
16
http://uneheuredepeine.blogspot.fr/2013/03/economie-politique-du-geek.html
17
http://cafaitgenre.org/2012/08/18/joystick-apologie-du-viol-et-culture-du-machisme/
40
communautés gamers et jusque dans les jeux
eux-mêmes. » En ce sens, être « le plus gros geek »
devient une forme de valorisation et exige une hiérarchisation : «
on parle de « covert prestige » : une nouvelle valorisation de soi au
sein d'un groupe social peu prestigieux dans l'absolu. »18
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