Formation en informatique. Ouverture sociale et sexisme. Le cas Epitech.( Télécharger le fichier original )par Clémentine Pirlot Université Paris VII Diderot - Master II Sociologie et Anthropologie option genre et developpement 2013 |
4. Le sexisme dans les entreprises informatiquesAu-delà des écoles, qu'en est-il dans le monde du travail ? Les sociologues constatent qu'il existe un « postulat implicite qui a longtemps marqué les esprits, celui en vertu duquel le marché du travail ne ferait qu'enregistrer puis reproduire mécaniquement les segmentations et discriminations organisées et légitimées par l'appareil éducatif » (Lallement, 2006). Or, la réalité n'est pas si simple : il faut « savoir imputer aux différents systèmes concernés (l'école, le marché du travail) les responsabilités qui leur reviennent en matière d'inégalité face à l'emploi et aux salaires » (Lallement, 2006). Le monde du travail a donc une part de responsabilité dans la maintien de discriminations et des inégalités. Certaines entreprises ont un discours essentialiste de complémentarité idéalisée, certaines ayant recours à du « coaching » pour compenser les inégalités. Or, « Le coaching des femmes traduit une manière cynique de faire l'impasse sur l'inégalité et la prégnance des rapports sociaux de sexe. » Mais les mêmes discriminations sont à l'oeuvre, « puisque, là encore, au nom de leurs qualités jugées naturelles, le travail des femmes est toujours dévalorisé (voire invisibilisé par rapport à celui des hommes). [...] De fait, l'exclusion des femmes se nourrit d'un argument spécifique qui résiste: leur nature » (Meynaud, Fortina et Caldéron, 2009). Pour ce qui est du milieu de l'informatique en particulier, le sexisme est 71« Combat stereotypes.We need more visibility when it comes to the work female engineers have already accomplished, so young girls know it's not just men who are behind technology they use in their everyday lives. » 73« Expelling women from computing was essential to the historical process of the professionalization of software and hardware engineering. (I know that that's roughly how it went down with the profession of medicine, as documented by Kristin Luker in her book Abortion and the Politics of Motherhood) » 97 très présent dans les entreprises, et est régulièrement dénoncé sur internet par des personnes y travaillant. Sur un site où des développeur.euse.s partagent leur code informatique, certains développeurs avaient intégré des insultes homophobes, racistes ou misogynes à l'intérieur même de leur code74. Le code étant du texte, il est possible de nommer des « éléments » comme on veut, et le fait que certains programmeurs choisissent « slut » ou « faggot » n'est pas anodin (l'anglais est en général la langue du code). 4.1 Réaction à la dénonciation du sexismeDe nombreuses entreprises et organismes du milieu de l'informatique ont vu leur pratiques sexistes dénoncées. C'est le cas de la conférence britannique Ruby (un langage de programmation), qui a choisi comme intervenants quinze hommes blancs, comme le rapporte un article du site Jezebel75. Un homme l'a remarqué et partagé sur les réseaux sociaux, rejoint très vite par beaucoup d'autres personnes, dont un des intervenants, ce à quoi les organisateurs de la conférence ont répondu : « les intervenants sont choisis sur la base du mérite, pour ce qu'ils ont à dire, et pas comment ils le disent (ma traduction76). » Beaucoup ont dénoncé l'absurdité de ce commentaire, qui prétendrait donc que les personnes autres qu'hommes blancs ne pourraient pas être choisies au mérite. L'organisatrice d'une autre conférence de programmation a même proposé de leur donner des conseils, car sa conférence à elle n'était pas composée que d'hommes blancs. Mais sa proposition est restée sans réponse et les organisateurs de la conférence Ruby ont publié sur un site leur décision d'annuler totalement la conférence, prétendant qu'à cause des « accusations de racisme et de sexisme » les sponsors s'étaient ravisés. Ils ajoutaient : « Oui, l'égalité des genre et raciale sont importantes. Mais les motivations de l'équipe étaient d'obtenir les meilleurs intervenants qui pouvaient se rendre à Manchester. Il s'avère que beaucoup de programmeurs Ruby sont des hommes blancs et que tous ceux qui ont dit qu'ils aimeraient venir était, en effet, des hommes blancs. En faire un problème est, franchement, se fourvoyer. Ajouter une personne alibi d'une minorité est offensant pour cette personne, et lui dit "Vous êtes là car vous rentrez dans une case- pas parce que vous êtes doué." Cela n'est pas important qui parle à une conférence, tant que l'intervenant est capable, intéressant et pertinent. Voilà ce qui importe : le contenu, pas le style (ma traduction77). » 74 http://www.dailydot.com/society/github-code-search-racism-sexism-bigotry/ 75 http://jezebel.com/5961702/revenge-of-the-nerds-white-male-geeks-hack-sexism-racism 76« We must remember that Speakers are chosen on merit, what they have to say and how they say it » 77« Yes, gender equality and racial equality are important. But the team's motives were to get the best speakers who were able to make it to Manchester. Turns out, a lot of the famous Rubyists are white guys and all of the ones who said they'd like to come were, indeed, white guys. Making an issue out of that is, frankly, misguided. Adding a token minority speaker is offensive to that speaker, it says "You're here because you tick a box - not because you're skilled." It doesn't matter who speaks at a conference, as long as they're capable, interesting and relevant. That's what matters: content, not style. » 98 Il est intéressant de noter que ne pas être un homme blanc est assimilé à « un style », ce qui est une curieuse façon de voir les choses. L'auteure de l'article rappelle que le langage Ruby a été créé par un japonais, ce qui rend la situation d'autant plus ironique. De nombreuses personnes ont commenté le communiqué des organisateurs, certains suggérant qu'une solution aurait été de reconnaître qu'ils avaient favorisé les hommes blancs, de s'excuser et de promettre qu'à l'avenir cela ne serait plus le cas. La réaction des organisateurs n'est pas très originale, ces arguments sont souvent utilisés lorsque les gens sont accusés de sexisme et particulièrement dans le milieu geek, où l'on aime croire qu'on est là pour son talent uniquement, ce qui oblige à nier totalement l'existence d'inégalités et de discrimination systématiques. Une autre entreprise, Hypermac, qui vend des disques durs, s'est illustrée pour son traitement des critiques. Un article78 rapporte que, lors d'un salon l'entreprise avait engagé des mannequins pour animer ses stands, ainsi que d'autres, pour se tenir nues, le corps peint, sur la scène. Les premières, embauchées pour vendre des disques dur sur le stand, avaient été tatouées d'un « Hyper : get more », littéralement : « Hyper : obtenez-en plus » sur la poitrine. 78 https://keen.io/blog/42031860734/sexism-in-tech-a-good-apology-is-better-than-no 99 Des critiques se sont élevées, notamment sur twitter, et une organisation féministe a lancé une campagne de boycott de la marque, reprise massivement sur les réseaux sociaux. Le PDG de l'entreprise Hypermac a ensuite publié un communiqué : « Je souhaite dire officiellement qu'il n'y a aucun tort à réparer et que nous n'avons aucune raison de nous excuser. La plupart des gens qui étaient à CES [le salon] et qui ont vu notre stand ont apprécié et compris ce que nous essayions de faire. Nous continuerons à dénoncer ceux qui n'étaient pas présents et qui ont été prompts à juger sur une simple photo prise hors contexte. Hyper est co-détenue par des hommes et des femmes. Les hommes et les femmes qui ont travaillé dur pour organiser ce stand ont été profondément offensés par l'organisation frauduleuse dont le but est de profiter de la situation pour salir l'image de notre entreprise (ma traduction79). » Pour l'auteure de l'article, le stand d'Hypermac était offensant, mais leur réponse est simplement insultante. Cette façon de réagir au sexisme ne donne pas envie aux femmes de travailler dans cette entreprise, ou d'apprendre le langage Ruby, car le message que les deux organisations véhiculent est un message d'exclusion des femmes et de négation du sexisme. 79« I would like to go on record to say that there is no damage to control and we are not apologetic for anything. The overwhelming majority who were at CES and saw our display appreciate and understand what we were trying to do. We will continue to engage the rest who were not present yet were quick to pass harsh judgment based on a single photo taken out of context. HYPER is co-owned by men and women. The hardworking men and women who worked to put together the CES booth were deeply offended by said fraudulent organization that ultimately aims to profiteer by attempting to hurt our company's image. » 100 Ces exemples de réactions hostiles ne sont heureusement pas représentatifs de toute la communauté geek. D'autres, comme Klout, une entreprise informatique, ont beaucoup mieux réagit à la dénonciation de leur sexisme. Suite à une campagne de recrutement ciblant uniquement les hommes, sur le thème du « brogramming», « bro » voulant dire « brother », donc « mec », l'entreprise a été décriée pour son sexisme et sa discrimination. Dans un communiqué publié deux ans plus tard, mais toujours d'actualité puisque leur campagne était encore utilisée pour illustrer le sexisme de l'industrie, l'entreprise s'est excusée d'avoir offensé des gens, et a reconnu que cette campagne excluait clairement les femmes. Depuis cette campagne, l'entreprise emploie 30% de femmes et soutient plusieurs initiatives de femmes travaillant dans l'informatique. Tout n'est donc pas perdu, au contraire, des entreprises majeures de l'informatique se rendent compte que la culture geek est trop souvent hostile aux femmes et essaient d'y remédier. |
|