2. Jouer le jeu de la féminité,
intégrer l'infériorité
Cette stratégie est la plus flagrante chez Julie, qui
est une des rares à avoir été vraiment la seule fille de
sa promotion : « je ressemble à une fille, je revendique que je
suis une fille et j'ai un côté superficiel qu'a une fille normale.
» Julie semble avoir développé un sentiment
d'infériorité qui semblait n'être jamais apparu avant dans
son éducation ou sa vie: « Quai c'est vrai en effet, je suis
qu'une fille. Pour un mec c'est plus simple, parce que t'arrives quand
même à te retrouver certains points communs avec d'autres. Moi
c'est vrai que en plus non seulement je suis une fille, j'ai pas le même
âge, j'ai pas le même vécu ». Elle attribue donc
ses difficultés à des carences ou différences personnelles
et jamais à un système. Les termes qu'elle utilise sont les
mêmes que ceux du directeur pédagogique, qui semble donc
être à l'origine de ce sentiment d'infériorité et de
ne pas être à sa place. Son identité de femme est
relativement traditionnelle: « Comme dit ma mère, à un
moment la biologie te rattrappe, tu te dis bon là faudrait
peut-être que je pense à faire autre chose que l'informatique
», « autre chose » étant des enfants, elle ne semble
pas penser qu'elle peut concilier une carrière dans l'informatique avec
des enfants, on peut donc se demander pourquoi elle a fait cinq ans
d'études si elle souhaite arrêter de travailler pour avoir des
enfants, mais cet « autre chose » ne signifie pas forcément
qu'elle souhaite arrêter l'informatique si elle a, un jour, un enfant. On
remarque également une intériorisation de la culture sexiste chez
Chloé : « Je suis sortie avec ce gars c'était pas du
tout fructueux il s'est foutu de ma gueule. Et puis j'en ai souffert par
rapport à mon image tu vois même pas par rapport à lui moi
je m'en fous de lui. Mais j'ai souffert parce que je me sentais salie tu
vois. » Chloé adhère donc au mythe de la
sexualité comme sale pour les femmes, et de la séduction comme
guerrière, avec un gagnant et une perdante. Cette «
stratégie », si on peut l'appeler ainsi, a également
été remarquée par C. Zaidman chez les institutrices,
pourtant majoritaires : « Les filles doivent se comporter en fonction de
la façon dont « on » sait que les garçons vont
réagir. Il s'agit bien alors d'intégrer une forme de soumission
» (1996).
3. Dénigrer les filles, se distancier du
féminin
La stratégie la plus utilisée chez les
enquêtées est celle de la distanciation du féminin, qui
s'accompagne d'un dénigrement de tout ce qui est féminin. En
dénigrant les filles, elles pensent pouvoir partager les mêmes
dominées que les hommes car elles perpétuent les
stéréotypes patriarcaux des femmes qui font toujours des
histoires entre elles, qui se trahissent et se critiquent constamment. Cela les
aide à se sentir
82
plus proches des garçons, à se sentir
spéciales et désirables parce que « pas comme les autres
filles ». Anissa opère une distinction entre les filles d'Epitech
et les « autres » filles :
« quand je regarde mes copines par exemple qui sont
en médecine ou en BTS de biologie elles me disaient il y a pas mal de
jalousie, il y a pas mal de coups bas, il y a pas mal de trucs comme ça.
À Epitech c'est un peu moins quand même. À Epitech entre
filles, soit on est copines soit on s'en fout l'une de l'autre. Il n'y a pas
vraiment de jalousie, de coups bas. Donc bizarrement le fait qu'il y a peu de
filles c'est mieux. Ça prend moins la tête je trouve. Et c'est un
avantage. »
Le fait qu'il n'y ait pas de coup bas entre les filles semble
être contredit par ses propres déclarations sur une autre fille
d'Epitech : « Quand t'es dans une école de garçons, au
bout de deux semaines tu vas pas sortir avec un garçon d'Epitech. Et au
bout de deux semaines casser, tu vas pas aller sortir avec un autre. Tu vas
rapidement prendre une mauvaise réputation. »
Julie, elle, dit qu'elle a « vécu comme un mec
» parce qu'elle n'avait pas de relation amoureuse sérieuse et
qu'elle préfère aussi les « ambiances de mec »
auxquelles elle est habituée dans sa famille, à l'école...
Il semble qu'elle aime se démarquer car elle souligne bien sa non
appartenance au genre masculin et apprécie d'être la seule
« vraie fille », tout en dénigrant le féminin. Mais
quand elle me parle de son enfance c'est pour me dire que son père
l'emmenait pêcher et que tous ses cousins sont des hommes, « les
ambiances de mecs je préfère ». Elle utilise le pronom
« ça » pour parler des filles: « tu sais pas comment
ça agit » « comment ça marche », ce
qui est assez étrange mais cohérent avec une objectivisation des
femmes internalisée. Julie semble mettre une distance entre elle et les
autres filles d'Epitech Bordeaux. Athéna, entrée directement en
troisième année « c'est une fille mais moins fille que
moi », Mélanie, de la promotion juste après Julie
« c'est un mec », « c'est une fille sans être
une fille [...] elle rote, elle pète à table fin c'est vraiment
un mec quoi ». Elle tient donc à se distancier à la
fois des garçons ET des filles, ce qui la met dans une situation assez
confuse. Dounia, quant à elle, considère qu'elle est la seule
fille qui ne soit pas « geek » : « Les filles même
elles c'est des geek un peu il y en a quelques unes. On se parle pas trop c'est
chacune a son groupe chacune a son truc à faire. Mais moi j'avoue on est
même pas 10 filles pour 200 garçons.» Marie est encore
plus radicale :
« J'ai toujours été un peu
entourée de garçons tout le temps en fait j'ai fait beaucoup
d'activités qui étaient plus proches du milieu masculin que du
milieu féminin. Au collège j'étais pas habituée
j'étais mal à l'aise il y avait trop de filles on était
dans des classes de 16 et il y avait trois ou quatre garçons. Je
déteste ça. J'aime pas les univers de fille. Moi j'aime bien que
les trucs soient clairs précis tout de suite. Les garçons
voilà quoi ça se tape sur la gueule une fois et après
c'est bon, bon des fois tu trouves des cas exceptionnels qui sont comment dire
...ça se taquine un peu comme les filles et là tu fais non tu
dégages. »
Marie dénigre donc fortement les « univers de
filles », et va même jusqu'à dénigrer tout
comportement qu'elle juge féminin chez un garçon. Mélanie,
elle, semble donner raison à la description que Julie fait d'elle :
83
« les garçons je préfère, je
m'entendais très bien avec les garçons et je pense j'ai
peut-être adopté leur manière à eux je sais
pas. » Mais elle aime aussi Epitech pour une raison assez surprenante
: « j'aime bien parce que tu ne te prends pas la tête, tu
t'habilles à l'arrache c'est bon si t'es pas maquillée c'est pas
la fin du monde ils te prennent comme tu es. Alors qu'avec les filles c'est
toujours des commérages c'est toujours des prises de tête alors
qu'à Epitech ça j'ai jamais eu. Donc c'était plus
agréable. Moi j'ai bien aimé être avec des
garçons. » Il semble en effet contradictoire, quand on est
hétérosexuelle comme Mélanie, de devoir bien s'habiller et
se maquiller pour des filles, et de ne pas s'en préoccuper avec des
garçons. D'autant plus qu'elle sort avec un garçon d'Epitech.
Chloé semble être la plus nuancée sur le
sujet, car quand on lui demande ce qu'elle pense du fait qu'il y ait si peu de
filles à Epitech elle répond : « étant
donné que je me sens plus proche des hommes que des femmes pour moi
ça me dérange pas. » Enfin, Amélie, elle,
répète les mêmes stéréotypes sur les femmes
:
« Moi je ne suis pas super, je suis pas super fille,
enfin j'ai pas d'affinités particulières plus avec les filles.
Mais moi en fait ça a été un peu un plus dans le sens
où j'ai trois frères, trois grands frères, j'ai grandi
dans un monde assez masculin j'ai beaucoup d'affinités avec les
garçons, de manière amicale. Et du coup j'avais pas
forcément envie d'aller dans une école de commerce où il
n'y aurait que des filles ou une école d'infirmières ou il n'y
aurait que les filles. Et je trouve qu'en fait c'est vachement plus simple
d'avoir des relations professionnelles scolaires avec des garçons
qu'avec des filles. C'est-à-dire que les garçons sont beaucoup
plus factuels qu'émotionnels, donc c'est plus facile de les cerner en
fait dans ce qu'ils veulent dire, il n'y a pas de sous-entendus. Enfin beaucoup
moins en tout cas. »
Les filles seraient donc émotionnelles et peu
professionnelles, ce que la réussite des filles d'Epitech contredit
pourtant.
On voit clairement la différence avec le terrain de C.
Zaidman (l'école primaire), où la minorité masculine
arrive quand même à asseoir une domination. Les réactions
des minorités numériques dépendent donc des rapports
sociaux de sexe : « l'anxiété masculine face à la
féminisation se manifeste comme un refus de se retrouver isolé
dans cet univers différent, étranger, que serait un milieu de
travail féminin. [...] Ainsi, dans certains cas, le fait même
d'être minoritaire, inciterait les hommes, par un effet de compensation ,
à affirmer plus nettement leur désir de dominer l'espace
professionnel » (1996). La réaction des filles d'Epitech est en
réalité assez comparable à la réaction des
institutrices, majoritaires numériquement, du terrain de C. Zaidman :
« la valorisation de la mixité scolaire passe donc, pour les
femmes, par le rejet partagé avec les hommes de la culture des
femmes entre elles. [...] Le rejet, en tout cas verbal de la culture
traditionnelle féminine semble être le prix à payer pour
entrer dans une pratique relationnelle mixte (mes italiques) »(1996). Il
est assez surprenant de retrouver le même comportement lorsque les femmes
sont majoritaires numériquement et lorsqu'elles sont très
minoritaires. Cela s'explique par la nature des rapports sociaux de sexe en
France : les femmes étant des minoritaires, au sens politique, elles
gardent ce comportement même lorsqu'elles sont majoritaires au sens
numérique. L'analyse de C. Zaidman résonne donc
particulièrement avec le cas d'Epitech : « il nous semble que les
femmes sont renvoyées à leur appartenance de sexe sans pouvoir
pour autant l'assumer collectivement : pour s'affirmer comme travailleuses,
comme salariées, elles doivent se démarquer d'un féminin
« popote » traditionnel, trop proche des mères de famille
auxquelles elles risquent d'être assimilées. Cette peur d'une
dévalorisation professionnelle les soumet au regard, à la
définition par les hommes, et les divise » (1996).
Dans la même veine, les recherches d'Aril Levy pour son
ouvrage Female Chauvinist Pigs la mènent à une dénigration
similaire du féminin par les femmes travaillant dans la « raunch
culture » (pornographie, magazines masculins...). La stratégie de
ces femmes étant « Why try to beat them when you can join them ?
» A. Levy constate que « les femmes qui ont souhaité
être perçues comme puissantes ont depuis longtemps
considéré qu'il était plus efficace de s'identifier aux
hommes plutôt que d'essayer d'élever le sexe féminin
à leur hauteur » (ma traduction54).
L'auteure pose une question cruciale : « D'une certaine
manière nous ne réfléchissons pas à deux fois avant
de vouloir être « comme un homme » ou ne pas être comme
une « fille féminine ». Comme si ces idées voulaient
déjà dire quelque chose. » (ma traduction55).
Car au fond, la féminité et la
masculinité sont des idées plutôt creuses,
constituées principalement d'accessoires et de comportements. La
stratégie des filles d'Epitech peut peut-être sembler bonne et est
probablement une des premières qui vient à l'esprit, mais elle
s'avère presque toujours contreproductive, comme l'analyse A. Levy :
« le problème est que même si vous êtes une femme
arrivée tout en haut et que vous êtes devenue comme un homme, vous
serez toujours comme une femme. Et aussi longtemps que la
féminité sera perçue comme quelque chose dont il faut
s'échapper, comme inférieure à la masculinité, vous
serez perçue comme telle aussi » (ma traduction56) .
Cette stratégie n'en est donc pas vraiment une, car
elle n'empêche pas le sexisme et la discrimination. Faire partie du
groupe dominant peut donc être tentant mais, « si vous êtes
l'exception qui prouve la règle et que la règle est que les
femmes sont inférieures, vous n'avez fait aucun progrès »
(Levy, 2006, ma traduction57).
54« Women who've wanted to be perceived as powerful have
long found it more efficient to identify with men than to try and elevate the
entire female sex to their level. »
55« somehow we don't think twice about wanting to be «
like a man » or unlike a « girly-girl ». As if those ideas even
mean anything. »
56« There's just one thing : even if you are a woman who
achieves the ultimate and becomes like a man, you will still always be
like a woman. And as long as womanhood is thought of as something to escape
from, something less than manhood, you will be thought less of, too. »
84
57« But if you are the exception that proves the rule, and
the rule is women are inferior, you haven't made any progress. »
85
|