4. Changer son comportement ou son apparence
En arrivant à Epitech, Julie a dû « s'adapter
» et faire profil bas :
« moi au départ j'étais très
coquette. J'ai compris qu'il fallait que je mette des cols roulés. Si
t'arrives avec un décolleté c'est que tu veux te faire sauter, si
t'as une jupe c'est que tu veux te faire sauter, si un mec te parle et que tu
rigoles c'est que t'as envie de te faire sauter. Je suis beaucoup moins
coquette qu'avant. Quand t'es coquette et que t'es la seule fille, tu te fais
remarquer donc l'envie de te fondre dans le décor quoi. »
Elle a donc changé son apparence, le fait qu'elle soit
devenue moins coquette est cohérent avec un effacement de la «
féminité » qu'elle décrit elle-même comme
« superficielle. » Cette stratégie, bien que se distinguant de
la précédente, s'inscrit dans sa continuité car être
trop « féminine » est un désavantage à Epitech.
On peut également voir le parallèle avec Mélanie
lorsqu'elle dit ne pas avoir besoin de se faire belle à Epitech.
5. Profiter des rares avantages à être une
fille
Certaines des enquêtées voient des avantages
à être une fille à Epitech, comme nous avons pu le voir au
chapitre précédent, et certaines, comme Marie apprécient
les quelques faveurs qu'elles peuvent obtenir, aussi rares et petites soient
elles :
« c'est un plus pour moi en plus des fois tu peux
avoir des faveurs parce que voilà les mecs ils sont pas habitués
à voir des filles. Tu mets un petit décolleté ils sont
fous. Sans déconner. On voit que chez des profs, enfin chez les
assistants tu vois que les gars ils vont plus aider les filles que les
garçons, il sont plus sympa avec les filles qu'avec les garçons.
J'ai pu manger des tartes citron dans le lab avec Anissa c'était
drôle. Il y a un koala qui a dit bon je vais faire une tarte au citron et
on fait ouais un peu y aller et après il est venu nous chercher en salle
machine pour manger la tarte au citron. »
Mais ces faveurs, comme l'aide des asteks, semblent pouvoir se
retourner contre elles assez facilement, dans une école où la
pédagogie est entièrement tournée vers l'autonomie.
6. Sortir avec un garçon d'Epitech
La dernière stratégie utilisée par les
enquêtées est de trouver une « protection »
auprès d'un garçon d'Epitech. Le fait que des couples se forment
est un effet tendanciel probable mais la différence tient ici au fait
que ces relations amoureuses ont un impact direct sur la scolarité des
filles. Cette stratégie a l'avantage d'offrir une sorte de bouclier
contre les attaques sur leur sexualité, et peut également leur
offrir un soutien non
86
négligeable, comme le raconte Anissa :
« Florence voulait aussi abandonner.
Seulement comme son copain est aussi à Epitech elle est
restée. » Quatre sur sept des enquêtées sortaient
avec un garçon d'Epitech au moment de notre entretien (en comptant Julie
dont le cas est un peu particulier et sera évoqué plus loin) .
C'est le cas de Chloé, qui sort avec un des meilleurs de sa promotion et
ne se sent pas à son niveau :
« je travaille pas avec mon copain parce que j'ai
honte de mon code. J'ai pas envie de lui montrer à quel point mon code
c'est de la merde et que lui il est plus fort que moi. J'ai pas envie de ce
genre de choses. Et lui aussi hésitait parce qu'il veut le meilleur et
je comprends qu'il le veuille pas, qu'il a pas envie de gâcher une
opportunité [de travailler] avec un bon [élève] pour avoir
une super note plutôt qu'avec moi pour m'aider parce qu'on est ensemble.
Je peux totalement comprendre ça. Mais comme la dernière fois
ça s'est bien passé et on a beaucoup travaillé et je
travaille avec lui parce qu'il me déconcentre pas franchement je me
sentais bien et je pense que l'an prochain qu'on va pouvoir, je vais en
discuter avec lui. Mais il m'en avait parlé un peu de l'an
prochain. »
Dans le cas de Chloé, on voit qu'elle tire un avantage
à sortir avec un garçon d'Epitech, qui a un bon niveau et qui
peut lui donner des conseils. Mélanie a également
échappé au harcèlement et aux « blagues » sur sa
sexualité en sortant avec un garçon de sa promotion (un peu
meilleur qu'elle là aussi, d'après elle), et dans son cas la
stratégie s'est avérée payante : « quand je me
suis mise avec Marc-Marie ça s'est calmé. »
En sortant avec des garçons d'Epitech, les filles
échappent peut-être aux commentaires sur leur sexualité,
mais elles récoltent en échange des doutes sur la
réalité de leur sentiment, comme Amélie a pu en faire
l'expérience :
« il y a eu des rumeurs,
comme j'ai rencontré Anthony au début de l'école, mais
vraiment au tout début pendant la première semaine de cours, et
pendant genre six mois, il y a eu une rumeur comme quoi je sortais avec lui
parce que comme il avait fini l'école il connaissait tous les projets et
qu'il allait m'aider. Et bien évidemment je me suis mariée avec
lui pour ça (elle rit). Ça s'est calmé quand j'ai
annoncé mes fiançailles au bout de huit mois ou neuf mois.
»
Cette stratégie semble donc avoir des limites.
Ne pas sortir avec un garçon d'Epitech s'avère
également être un choix délibéré pour deux
enquêtées, choix qui montre à quel point elles sont lucides
quant aux contraintes que les filles à Epitech doivent supporter. Anissa
et Julie ont avoué s'empêcher de sortir avec des garçons
d'Epitech pour ne pas être jugées, car la stratégie de
sortir avec un garçon ne s'avère payante que si l'on sort avec un
seul garçon dans toute sa scolarité (et encore, pas vraiment si
l'on considère le cas d'Amélie). Anissa précise que :
« si une fille se met avec plusieurs garçons ils parlent entre
eux les garçons. Celles de ma promo qui se mettent avec des mecs elles
sont toujours avec je crois. »
Le cas de Julie mérite qu'on s'y attarde une minute.
Pendant les trois premières années d'Epitech, qu'elle a
passées à Bordeaux, elle dit s'être interdit de sortir avec
un garçon d'Epitech, elle explique qu'elle a
87
fait ce choix pour ne pas mélanger le travail et
l'amour, et parce qu'elle était la seule fille de la promotion et ne
voulait pas être choisie par dépit. Mais elle s'est rendu compte
qu'elle aimait un garçon de sa promotion (qui depuis avait
redoublé et était passé dans la promotion d'après)
et est sortie avec lui à la fin de la quatrième année. La
cinquième année implique de se rendre peu à l'école
et n'est donc pas une année difficile à supporter, par rapport
aux trois premières années où la promotion est presque
jour et nuit ensemble (la quatrième année étant à
l'étranger). Julie avoue donc que sa position d'unique et de minoritaire
lui imposait des contraintes dont celle de ne pas avoir de relations avec ses
camarades. Julie a donc intégré qu'elle ne devait pas s'autoriser
à sortir avec un garçon d'Epitech dans le contexte intense des
trois premières années (élèves ensemble presque
toute la journée).
Quelle que soit la stratégie choisie, le plus important
est donc de tenir les deux ou trois premières années qui sont les
plus difficiles. Beaucoup de filles abandonnent Epitech la première
année, pas toutes pour les mêmes raisons, mais d'autres ont
très probablement ressenti ce qu'Amélie a raconté : une
solitude, combinée à un harcèlement et une remise en cause
perpétuelle de ses compétences. Anissa, qui finit la
première année au moment de l'entretien déclare : «
je pense que je m'en suis pas mal sortie de la première
année. Je sais à peu près coder correctement. J'ai un fort
caractère aussi donc des fois mon fort caractère aussi c'est que
les gens n'ont pas forcément envie de se mettre avec moi. »
Dans quelques années, Anissa dira probablement que ça s'arrange
avec le temps, comme l'ont dit celles qui avaient fini (ou presque) leur
scolarité à Epitech. Mais la première année semble
être celle où le plus de filles abandonnent, ce qui semble
indiquer que l'école opère une exclusion systématique des
filles, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, qui est
particulièrement intense la première année, de
manière à ce qu'il ne reste que peu de filles.
Bien sûr, ces stratégies sont combinées
par les filles, qui en utilisent plusieurs selon le moment, de manière
consciente et/ou inconsciente, et beaucoup doivent trouver un entre deux :
s'auto-dénigrer et adopter aussi des comportements « masculins
» pour ne pas trop se démarquer. Isabelle Collet, qui a
interviewé des informaticiennes pour ses recherches, a trouvé des
stratégies très similaires à celles des filles d'Epitech :
ses enquêtées « tiennent une position médiane entre le
masculin et le féminin qui peut paraître subtile et pourtant, qui
leur semble aller de soi. Certes elles s'alignent sur le modèle
masculin, ne serait-ce que par la critique, voire le rejet, d'une certaine
forme du féminin, mais cet alignement n'est pas perçu comme
une copie du masculin mais comme une appropriation d'une partie des valeurs du
groupe dominant à leur compte »(2006). Isabelle Collet appelle cela
une troisième voie, et cette voie semble leur convenir jusqu'à ce
qu'elles soient confrontées au sexisme brutal et ordinaire qui les remet
dans la catégorie « dominées » vers l'âge de 30
ans.
88
|