1.4 Le harcèlement stratégique
Au-delà de l'humour et de l'apparente
légèreté des propos, on trouve un type de sexisme plus
brutal et qui ne s'embarrasse pas toujours du ton humoristique : le
harcèlement stratégique ou territorial. Ce type de
harcèlement est planifié, consciemment ou non, et utilisé
pour maintenir un privilège social, économique ou politique.
C'est un moyen de contrôler l'accès à des emplois, à
une filière, une institution ou un territoire. Les hommes utilisent le
harcèlement sexuel parce qu'il est très efficace pour intimider
les femmes (Langelan, 1993). Le harcèlement « non seulement
écarte les femmes qui osent s'aventurer dans les emplois à haut
prestige et à forte rémunération, mais envoie
également un message très clair aux plus jeunes : ne songez
même pas à entrer dans cette profession. Le harcèlement
sexuel est un outil de contrôle social extrêmement
efficace38 » (ma traduction). Ce harcèlement n'a de
sexuel que la forme qu'il prend, car il n'est pas toujours motivé par un
quelconque désir sexuel mais toujours par un désir de
préserver le monopole qu'ont les hommes sur les domaines et emplois
clés (Langelan, 1993). Cette forme de harcèlement semble exister
à Epitech, où les filles se sentent parfois ramenées
à leur sexe, comme Marie le rapporte, « c'est juste un
inconvénient [d'être une fille à Epitech] dans ces cas
là où les gars veulent avoir un peu plus qu'un sourire de temps
en temps. » Le travail et les compétences des femmes semblent
invisibilisées et dévaluées, comme en témoigne
Amélie : « une fois j'ai eu une réflexion d'un astek qui
m'a dit OK je te mets 13 mais maintenant dis-moi qui te l'as fait. Donc si tu
veux ça m'a super choquée, sur le coup je n'ai pas su quoi dire
parce que c'est un prof, tu ne vas pas lui dire t'es con ou quoi. D'autant plus
que j'avais 18 ans, mais par contre au fond de toi-même tu te dis mais
putain qui c'est pour te dire ça. » Le cas d'Emyou illustre
l'efficacité de ce harcèlement stratégique car l'objectif
a été atteint dans son cas : « quand j'arrivais dans un
groupe de travail les gens me prenaient que parce qu'il leur manquait une
personne mais pas vraiment pour mes compétences propres et c'est
là où j'ai commencé justement à me
38« Strategic harassment not only drives out the women
who dare to venture into high-wage male jobs today, but sends an unmistakable
message to their younger sister : keep out-don't even think about trying to
enter this profession. Sexual harassment is an extremely efficient social
controle mechanism. »
poser vachement de questions. En me disant est-ce que je
suis faite pour ça, est-ce que je ferais mieux d'aller ailleurs,
où les gens ne sont pas, sont un peu moins crétins sur ce
côté-là. » Amélie a donc
décidé de quitter Epitech et d'intégrer l'ETNA, une
école du même groupe où les élèves sont en
entreprise la majorité du temps, car elle se sentait mieux dans le monde
du travail qu'à Epitech. Epitech semble donc un environnement
plutôt hostile aux femmes, comme le dit Dounia, « c'est un monde
d'hommes en fait vraiment des fois ça se sent. » Le
harcèlement est parfois clairement sexuel , comme le rapporte
Mélanie : « quand tu es la seule fille. Tu prends des remarques
par rapport aux garçons. [...] il y en a plein c'était pour se
vanter ils disaient ah bah tiens moi j'ai couché avec
Mélanie. » Les filles qui restent à Epitech semblent
être celles qui intègrent le discours masculin et sexiste sur les
femmes, comme c'est le cas pour Anissa et Dounia, qui ont bien compris les
règles imposées par les garçons :
« Quand t'es dans une école de garçons,
au bout de deux semaines tu vas pas sortir avec un garçon d'Epitech. Et
au bout de deux semaines casser, tu vas pas aller sortir avec un autre. Tu vas
rapidement prendre une mauvaise réputation. » Anissa
« Après si tu fais chaque année un
garçon on sait jamais ça parle beaucoup quand même. S'il y
a une fille qui se met avec plusieurs garçons ils parlent entre eux les
garçons. » Dounia
Mes recherches m'ont amenée à un autre exemple
de harcèlement stratégique réussi, qui mérite qu'on
s'y attarde un peu : un élève a posté sur le forum «
délation », un message intitulé : « Y'en as une dans
chaques promo et ça fait plaisir quand elle se fait avoir ! » dans
lequel il raconte comment une des filles dont il donne le nom et qu'il appelle
« la salope » aurait triché en prenant le code d'un
élève avant que les asteks ne s'en rendent compte. Ce qui est
problématique dans ce message est la misogynie à peine
masquée :
« A Epitech comme on le sais tous, les filles soit elles
travaillent vraiment et galères comme tous le monde. Soit ... dirons
nous qu'elles profitent de la faiblesses de certains bon élèves
EXTRÊMÊMENT en « manque » (ou « puceau »
ça dépends comment on vois la chose) pour la lisibilité de
ce post nous appellerons cette race de fille « Salope ».[...] Et donc
par le fait de la proportionnalité, plus de filles = plus de «
salope ». »
Il semblerait donc qu'il y ait deux catégories de
filles pour cet élève, les « filles bien » qui seraient
« comme tout le monde », comprenez comme les garçons, et les
« salopes ». Les réponses à ce message sont aussi
très problématiques et montrent une culture sexiste
partagée et décomplexée, voici quelques citations des
réponses (qui sont très nombreuses) :
« EPIC POST... On a envie de l'imprimer pour l'encadrer au
Lab Astek =D. » « On a pas des photos d'elle en petite culotte ?
<3 »
« Moi au moins j'avais pas sucé ! »
65
Les élèves qui prennent la défense de la
jeune fille insultée sont très rares :
66
« Mais imagine une seule seconde si c'est pas vrai...
C'est juste horrible de dire tout ça...
Puis pour le str_capitalize de l'exam [l'accusation de
tricherie], euh... ça, ça veut strictement rien dire :) c'est
assez violent comme texte la... genre vraiment violent. »
« Les faits ne sont pas encore prouves. Tu as le droit
d'avoir des suspicions, mais ça ne te donne en aucun cas le droit de
l'insulter en public de façon aussi gratuite. »
Un autre élève lui signale simplement qu'une de
ses « preuves » que cette fille a triché est fausse, sans
autre commentaire. Mais le commentaire d'un autre élève semble
révéler ce qui les gêne vraiment : « c'est certes
vrai, c'est certes abusé, mais l'endroit ne s'y prête pas. On est
pas entre nous, là. On est pas dans un groupe de potes restreint. On est
devant toute une communauté, et ce qui se dit entre nous ne se dit
peut-être pas devant tout le monde. »
Il semble que des propos haineux infondés et misogynes
sont acceptables dans un groupe « de potes restreint », mais pas
devant toute l'école, bien que cet élève avoue savoir
très bien que ces propos sont problématiques puisqu'il
prévient que le forum n'est pas approprié. Il est
intéressant de constater que de tels propos ne posent pas de
problème en « privé », entre hommes pour cet
élève. Après un certain nombre de réponses, un
administrateur finit par fermer la discussion :
« De ma propre initiative et avant que cela ne vire au
drame humain (si il n'est pas déjà trop tard), je clos ce thread
qui, du peu que j'ai pu en lire, a pris une tournure tout à fait
inacceptable à mes yeux. (et j'ai la prétention d'être
plutôt open-minded)
Rien ne justifie une telle curée à
l'égard d'une personne et surtout pas l'aigreur et la frustration
palpable chez les principaux 'accusateurs publics' qui s'improvisent juges et
bourreaux.
Je vous conseille à tous d'être
adulte, de prendre un peu de recul concernant cette histoire, et surtout d'en
rester la.
gael
Responsable du développement Web »
L'élève qui a posté le premier message
semble alors se raviser en disant que si ce n'est pas vrai, cette
histoire est fictive. Mais les conséquences, elles, sont bien
réelles. La fille en question est partie d'Epitech, probablement
traumatisée, d'après les personnes qui ont vécu cette
histoire, dont fait partie Anissa. Cette déferlante de haine envers les
femmes sonne comme un rappel à l'ordre des femmes, une tentative pour
les remettre à « leur place » de femme, grâce au
très efficace harcèlement stratégique.
67
Dans le compte-rendu du séminaire « Etre femme
dans la recherche », publié dans Les Cahiers du Cedref en
2003, on peut lire que : « des formes plus insidieuses de
harcèlement existent également pour rappeler aux femmes qu'elles
ne sont en quelque sorte que tolérées dans un univers où
l'intellect est une valeur masculine et où la féminité
n'aurait d'attrait que par son sex-appeal ». Ce type de harcèlement
semble donc se retrouver dans le domaine des sciences en général,
tout comme dans celui de l'informatique.
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