1.3 Les dérives et critiques
Dès les premiers jours de l'indépendance, les
rivalités claniques et politiques sont visibles. Le pays ne dispose
cependant pas suffisamment des cadres intellectuels politiques et
administratifs pour analyser les causes de ces divisions et leur trouver de
solutions durables. Or, dans ce cas, il suffit d'un débat sincère
qui minimise les intérêts individuels au profit de la
cohésion nationale. Plusieurs documents historiques et critiques que
nous citerons dans cette
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partie attestent que juste après le départ
officiel du colonisateur, des mouvements politiques se sont constitués.
Leur création en soi n'est pas un mal, mais la base de ces regroupements
a toujours été clanique. Même si le discours officiel
prône l'unité nationale, la vision nationale des problèmes
ne peut être juste et équitable que dans la diversité
ethnique autour d'un projet étatique commun. Dès lors,
Tombalbaye, pour avoir choisi un ancien parti : le PPT, créé en
1947, (regroupement politique d'obédience nationale) a été
le borgne de la classe politique tchadienne, à la veille des
indépendances. Selon Varsia, « l'expression "au pays des
aveugles, les borgnes sont rois "se trouve amplement vérifiée
dans la pratique politique pré et postindépendance du Tchad»
(Varsia, 1994 : 17)
Il est regrettable que Tombalbaye se soit entouré des
ressortissants de sa région natale pour la gestion de l'Etat. Il a
constitué injustement une police spéciale pour l'arrestation des
personnes indésirables, les « opposants politiques ». Les
arrestations sont arbitraires et visent beaucoup plus les cadres du Nord, du
Centre, de l'Est et du grand Mayo-Kebbi. Cet état de chose ne peut pas
laisser indifférents les intellectuels. Ceux-ci vont produire des
essais, des autobiographies, des tracts et des discours contraires
malgré la dictature. Pour mettre définitivement fin à ces
contestations intarissables, Tombalbaye procède par une série
d'actions visant à pérenniser sa politique. Nous nous proposons
d'analyser celles qui, sur le plan historique ou politique, ont une influence
certaine sur les conditions de production de la littérature tchadienne.
Ces erreurs nous les appelons ici dérives. Ne pouvant faire
l'économie des « ratés » d'une gestion publique dans ce
travail, nous choisirons ceux qui ont fait l'objet de critique de la part des
écrivains tchadiens : le parti unique, le yondo, les travaux
forcés, l'anticlérical et le changement de noms.
Tombalbaye dissout le PPT et crée le MNRCS dans le but
de susciter un sursaut national d'union. Le changement de nom fait partie de
cette « révolution culturelle » que prône le nouveau
parti. Pierre Toura Gaba précise les circonstances de la dissolution du
PPT, branche du RDA : « Il a été dissous par Tombalbaye
le 07 juillet 1973 au cours d'une mobilisation des masses populaires»
(Toura, 1998 : 14). Il estime que : « le PPT dont Tombalbaye
s'était vanté pendant 14 ans d'être le seul chef spirituel,
ne pouvait être dissous statutairement que par une décision
majoritaire d'un congrès après consultation du Bureau Politique
Nationale» (Toura, 1998 :14). Ce nouvel esprit de gouvernance
supprime le multipartisme. Masra et Béral ont trouvé que :
Monsieur F. Tombalbaye n'a pas attendu plus de trois
années après son sacre
pour faire un pied de nez au régime politique
hérité de la colonisation. Sans
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explication autre que celle évidente et manifeste
de son allergie à la contradiction, Monsieur F. Tombalbaye supprima sans
autre forme de procès le multipartisme... (Masra et Béral,
2008 : 16).
Ils reconnaissent que cette décision de dissoudre l'ancien
parti et le multipartisme est
une erreur, un manque de discernement, une faute. On ne doit
pas diriger une nation comme une classe d'un troupeau de grimauds.
L'État selon eux est un « boulevard d'une infinité de
diversités, voire de contradictions que des hommes se doivent de
parvenir nécessairement à concilier dans un élan à
la fois de relativisme et de fermeté ; relativisme et donc douceur du
coeur, mais aussi fermeté d'esprit ». (Masra et Béral,
2008 14). Face à ce remue-ménage, les Tchadiens demeurent
sceptiques et voient en ce nouveau parti « un lion habillé en peau
de mouton ». Malheureusement, le scepticisme du peuple ne va pas
empêcher le MNRCS de faire son chemin. Le chaos s'installe, comme le
constate Varsia Kovana :
Tombalbaye ne se contente pas d'avoir transformé le
Parti Progressiste Tchadien (PPT) en MNRCS, mouvement au service de sa
propagande et la police en appareil de répression (CST) il modifie
également le rôle de l'Assemblée nationale pour l'ajuster
à son projet personnel (Varsia, 1994 : 21).
Tombalbaye dans son grand programme « culturel » veut
reconvertir le peuple au
yondo, rite d'initiation des Sara au Tchad. Mais il semble peu
soucieux de la signification philosophique de ce rite initiatique. Ce qui
l'intéresse c'est le retour aux sources : « il organise donc le
départ obligatoire et massif des fonctionnaires dans les villages pour y
être convertis [...] au yondo » (Varsia, 1994 : 22).
Contrairement aux principes de cette ancienne institution sara qui
privilégie la formation de l'enfant via les règles sacrées
qui lui y sont communiquées, les brimades morale et physique
prévalent chez le président. Masra et Béral
définissant le yondo comme « un rituel initiatique masculin
propre à quelques tribus du Sud du pays et dont l'objectif serait
d'enseigner le courage, l'endurance, la dignité et le sens du secret
» (Masra et Béral, 2008 : 20), ne le trouvent pas comme une
valeur à même de faire partager à tout un peuple la
même culture du secret : « Cette fabuleuse pratique initiatique,
vaudrait peut être bien son pesant d'or, en son terroir originel ; [...]
combien en connaissons nous, de ces hommes, passés par le rituel,
trembler comme des feuilles par un temps venteux devant des simulations
bénignes ? » (Masra et Béral, 2008 : 23).
Il faut reconnaître que le caractère sexiste et
discriminatoire du « yondo » ne le rend pas unificateur en ce sens
qu'il exclut les femmes et les étrangers des centres de décisions
pour la
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gestion de l'État. Et, « le départ
massif des fonctionnaires au « yondo » paralyse la fonction publique
et met en veilleuse une série d'activités économiques
» (Varsia, 1994 : 23).
Tombalbaye institue les travaux forcés. Tous les
fonctionnaires devaient se rendre au champ présidentiel de Kalkoa. Pour
une autosuffisance alimentaire, il met en valeur les terres cultivables
contraignant hommes, femmes, enfants et vieillards à travailler dans un
champ commun. Cet enrôlement des ministres, parlementaires et
fonctionnaires « engendre » davantage de désordre que de
productivité. Dans ce jeu, même les chauffeurs de taxis sont
affectés négativement par le transport obligatoire et gratuit des
cultivateurs au site de travail.
Tombalbaye a fait enterrer vivants des chrétiens.
Plusieurs ouvrages à l'instar de celui de Masra et Béral
attestent que « nombre de pasteurs protestants ont d'ailleurs
chèrement payé leur farouche défense de la Bible... »
(Masra et Béral, 2008 : 26). Ces pasteurs sont classés parmi
les intellectuels et hommes politiques qui ont eu l'outrecuidance de contester
et de dire non aux bavures du régime de Tombalbaye. Cela nous
dévoile l'image tyrannique du dirigeant et infirme la vision de ceux qui
estimaient à l'époque que le président voulait phagocyter
le Nord, musulman et imposer une domination sudiste, chrétienne.
En vue d'effacer les traces de la colonisation récente,
Tombalbaye a préféré « rebaptiser » les noms
tchadiens. Il ordonne à tous les Tchadiens et Tchadiennes d'abandonner
les prénoms français. Pourtant la partie nord est majoritairement
musulmane et ne véhicule que des prénoms arabes. L'abandon des
patronymes français ne résout apparemment aucun problème.
Masra et Béral s'interrogent sur le rapport qui peut exister entre nom
et révolution sociale et culturelle et concluent qu'« Il serait
absolument débile et superstitieux de soupçonner quelques
rapports de causalité que ce soit entre conduite sociale et
patronyme» (Masra et Béral, 2008 : 21). Ils
renchérissent que le baptême par exemple d'un enfant pygmée
au nom de Galilée ou de Copernic ne peut pas le pousser à une
révolution éponyme.
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