3.3 La littérature au service de la nation
La littérature, quand elle est au service de la nation,
joue un rôle très important. Le concept est actuellement
vulgarisé puisque reconnu par les littéraires. Le terme «
littérature nationale » désigne l' « ensemble des
traits thématiques et linguistiques qui permettent de rattacher un
corpus d'oeuvres et de pratiques à un groupe ou une communauté
historiquement et politiquement constituée» (Aron et al., 2002
: 393).
Le Tchad, à la suite d'autres pays d'Afrique, utilise
la littérature pour l'homogénéité culturelle,
l'unification nationale. Les auteurs, par des oeuvres de fiction, affirment
l'identité tchadienne. La colonisation, par l'école, a
imposé la langue française comme véhicule des cultures.
Les écrivains l'utilisent pour transmettre des valeurs nationales.
La littérature tchadienne existe sous la forme orale et
écrite en langue française. La forme écrite invite les
lecteurs à un sentiment de cohésion et de prise de conscience
nationale. Antoine Bangui estime en écrivant Les Ombres de Kôh
que l'histoire de son récit se passe à Bodo, mais peut
être utile pour les voisins les plus proches et lointains. Il nomme
expressément Béboto, Bédjondjo, Batha et le Tibesti. Ces
lieux représentent les quatre coins du pays. Pour lui, il faut que la
mémoire, qui renaît après les affres des guerres
patriarcales, devienne « le miroir vivant de tous les enfants du Tchad
» (Quatrième de couverture).
Cette volonté d'unification et de valorisation de la
richesse culturelle tchadienne se lit à travers Au Tchad sous les
étoiles (Paris, Présence Africaine, 1962.) de J. B. Seid.
Dans la préface, l'auteur présente le Tchad avec ses saisons, sa
géographie, son histoire. Ces histoires se déroulent dans les
quatorze préfectures du Tchad. En quatrième de couverture, nous
pouvons lire : « les innombrables enfants du Tchad, par la voix de
l'un des leurs, vous invitent, cher lecteur, à venir vous asseoir parmi
eux [...] Ils vous demandent une chose : c'est vouloir partager avec eux la
joie de leur candeur et de leur innocence».
Après la guerre de 1979, plusieurs écrivains
tchadiens réclament la paix, l'innocence à laquelle fait allusion
J.B.Seid. Baba Moustapha, Marie Christine Koundja et N. Djédanoum
(Illusions) présentent deux sociétés
balkanisées en Nord-Sud, Chrétien-Musulman, jeune-vieux. Tous ces
écrivains, en choisissant comme toile de fond l'amour entre les jeunes
de ces deux camps séparés, ont réussi à proposer
leur point de vue basé sur l'unité, les mariages interreligieux
et interethniques. Pour eux, l'unité ne peut passer que par ce genre
d'action.
115
À travers Haroun et Ganda, B. Moustapha nous
présente deux groupes de familles séparées par la
religion, la culture et l'ethnie mais vivant sur un même territoire.
C'est le destin qui a voulu que les deux personnages évoluent et
réussissent toujours ensemble. Le père de Ganda
vétérinaire et celui d'Haroun, éleveur. Une
complémentarité, sauf que la famille de Ganda est
chrétienne et celle de Haroun, musulmane. Le mariage a été
impossible entre les deux familles. Pour renforcer les liens, ces jeunes
organiseront des montages pour prendre leurs parents au dépourvu par un
mariage clivé.
L'école est sans doute le lien de dialogue des
différentes cultures. C'est dans ce cadre que les jeunes d'ethnies, de
religions et de régions différentes se rencontrent pour
bénéficier, filles et garçons, d'un système unique.
L'unité, la solidarité et la concorde nationale y font objet de
partage. L'homogénéité du programme éducatif est le
support d'une homogénéité de culture. Cela veut dire que
l'école est l'un des piliers sur lesquels les Tchadiens doivent
s'appuyer pour l'édification d'une culture nationale. Les
écrivains forgent un autre pilier aussi dynamique que l'école :
l'écriture, la conséquence d'une éducation bien
assumée. La famille, les lieux de culte (églises,
mosquées, arbres à fétiches, etc.) constituent pour eux
des terrains de mise en scène, de description des faits qui constituent
des noyaux d'éducation et de formation dans une perspective unitaire et
nationaliste.
Pour conclure, les oeuvres des expatriés produites au
Tchad, les événements littéraires associatifs ont
été des atouts pour la production littéraire. La
diversité linguistique, religieuse et culturelle quant à elle,
freine l'épanouissement de la littérature. Nous espérons
qu'une littérature nationale au service d'une culture nationale
constituée des diversités tant linguistique, religieuse et
culturelle constitue un objectif à atteindre pour la cohésion
sociale et la culture de la paix. Salaka ayant étudié la
situation des écrivains, pris individuellement (biographie,
bibliographie, lieu de résidence, niveau d'instruction, etc.) et
collectivement (les différentes formes d'organisations qu'ils ont
créées) pour avoir une idée de leur place dans la
société, parvient à la conclusion selon laquelle ils
participent à l'éducation. Pour lui, « la
littérature existe parce qu'il y a au point de départ un
créateur, une personne, une subjectivité qui décide de
partager ses sentiments, son expérience, ses réflexions avec
d'autres personnes : c'est l'écrivain» (Salaka, 2003 : 59).
Celui-ci peut, dans le cas tchadien, lutter contre les antagonismes
socioculturels. Les contextes et conditions de productions étant connus,
les instances et les acteurs de la production peuvent faire l'objet
d'étude.
116
Dans cette deuxième partie du travail, nous avons
démontré qu'il y a des facteurs favorables et d'autres
défavorables pour la production de la littérature tchadienne.
Dans le domaine littéraire, l'apport des enseignants,
prêtres, militaires, touristes et entrepreneurs français qui ont
vécu au Tchad ; les rencontres, festivals, concours et prix ont
inspiré des écrivains. Ceux-ci ont un niveau intellectuel
satisfaisant et sont bradés des distinctions sociopolitiques et de
renommée dans les différentes formes d'expression. Nous avons
réservé une étude diachronique à ces atouts dans le
premier chapitre de la partie.
Dans les domaines linguistique, religieux et culturel, il y a
des difficultés qui gênent l'épanouissement de la
littérature tchadienne écrite d'expression française. Le
Tchad a plus d'une centaine de langues nationales qui ne sont pas
vulgarisées et institutionnalisées. Le bilinguisme
arabe-français, legs des civilisations arabo-musulmanes et
européennes, est non équilibré. Autant le français
n'est pas écrit et lu par une grande moitié de la population,
autant l'écriture arabe souffre de visibilité et de traduction du
point de vue littéraire. Par ailleurs, les deux religions
révélées s'entremêlent difficilement et font l'objet
de critique de la part des auteurs qui les trouvent non avantageux pour la
production littéraire. Aussi, la multitude des cultures
différemment gérées favorise les clivages.
Les obstacles à la libre consommation des textes
littéraires produits dans une langue étrangère : le
français sont ainsi connus. Nous avons jugé mieux de proposer la
littérature comme outil au service de la culture nationale et de
l'unité. Cela est réalisable grâce à la
scolarisation massive et pérenne en arabe et en français, et
à la vulgarisation de toutes les langues et les cultures nationales. Les
contextes sociopolitiques, économiques ont influencé la
production littéraire. Il y a eu cependant des facteurs favorables et
défavorables qui n'ont pas manqué d'être passés en
revue. Maintenant, il faut chercher à voir ce qui existe comme instances
de production (éditions, imprimeries, centres culturels, etc.). Mais
avant cela, il est nécessaire de connaître les producteurs. Un
classement par genre sera fait à cet effet.
117
TROISIÈME PARTIE : ACTEURS ET INSTANCES DE
PRODUCTION DE LA LITTÉRATURE TCHADIENNE ÉCRITE
D'EXPRESSION
FRANÇAISE
118
Pour comprendre la réelle signification d'une oeuvre
littéraire ou philosophique, Goldmann affirme qu'« il faudrait
la rattacher à l'ensemble de la vie sociale et économique de son
temps» (Goldmann, 1959 : 55). Cette vie obéit à une
logique. En sociologie de la littérature, comme le reconnaît
Escarpit :
Tout fait de littérature suppose des
écrivains, des livres et des lecteurs ou, pour parler d'une
manière plus générale des créateurs, des oeuvres et
un public. Il constitue un circuit d'échanges qui, au moyen d'un
appareil de transmission extrêmement complexe, tenant à la fois de
l'art, de la technologie et du commerce, unit les individus biens
définis (sinon toujours nommément connus) à une
collectivité plus ou moins anonyme (mais limitée).
(Escarpit, 1968 : 32).
La présence des créateurs, la médiation
des oeuvres et l'existence du public-lecteur pose des problèmes d'ordre
sociopolitique, économique et culturel d'où la
nécessité de consacrer à ces éléments une
étude spécifique. L'histoire littéraire s'en est tenue
à l'étude des hommes et oeuvres laissant de côté les
perspectives sociologiques qui considèrent la littérature comme
la branche production de l'industrie du livre, comme la lecture en est
la branche consommation. L'invention de l'imprimerie, le
développement de l'industrie du livre, le recul de
l'analphabétisme font objet d'étude chez Escarpit.
La question de la naissance de l'auteur, du prix
littéraire, du lieu de résidence, de profession et de
décoration des producteurs a été traitée par
Bourdieu. Cette étude vise, selon lui, à « constituer la
population des auteurs reconnus par le grand public intellectuel»
(Bourdieu, 1998 : 256-257). Il étudie également «
les rapports entre les auteurs ou les artistes et les éditeurs ou les
directeurs de galerie» (Bourdieu, 1998 : 354).
À leur suite, cette partie est consacrée aux
écrivains et les formes d'expression, à l'étude de la
situation professionnelle et des lieux de résidence des
écrivains, d'une part ; à l'étude des instances techniques
de réalisation d'oeuvres littéraires (édition, imprimerie)
et à la connaissance de leurs acteurs d'autre part.
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