1.3 L'arabe : une tentative d'écriture
élitiste
Le dictionnaire du littéraire de Paul Aron,
définissant la littérature nationale, met l'accent sur l'aspect
linguistique : « le terme littérature nationale sert à
désigner l'ensemble des traits thématiques et linguistiques qui
permettent de rattacher un corpus d'oeuvres et de pratiques à un groupe
ou une communauté historiquement et politiquement constitués
» (Aron et al., 2000 : 393). L'aspect linguistique qui permet de
rattacher la littérature tchadienne à sa communauté est
complexe. L'arabe, tout comme le français, n'est pas une langue
vulgarisée. 10% de la population tchadienne savent lire et écrire
en arabe. Parler aujourd'hui d'une littérature tchadienne d'expression
arabe, c'est aller à la découverte d'une littérature
élitiste, introuvable, pour ne pas dire morte. Les
bibliothécaires et libraires du Tchad ignorent l'existence d'une telle
littérature. Les Lettres arabes sont assimilées aux textes
sacrés de l'Islam. Pourtant quelques poètes arabophones ont
produit des textes qui souffrent de visibilité. Personne ne peut
exactement dire à quelle époque est née cette
écriture poétique au Tchad. Mais Henri Pérès
reconnaît que « la littérature arabe moderne
éprouve quelques gênes à se réaliser pleinement
» (Pérès, 1999 : 12).
Selon le Professeur Abdallah Ahmadnallah, enseignant-chercheur
à l'université de N'Djaména, Ibrahim Alkanemy serait le
premier poète arabophone tchadien. Abdoulaye Moustapha,
enseignant-chercheur au département de lettres et linguistique arabes de
l'Université de N'Djaména affirme que «
l'épanouissement de la poésie tchadienne du point
100
de vue technique a commencé à voir le jour,
surtout lors des conférences littéraires mondiales»
(Moustapha, A., in collectif, 2009 : 68). Parmi les poètes reconnus
au niveau mondial, Moustapha cite Abbas Mahamat Abdel Wahid (Al
Malamih); Mahamat Oumar Al Fall (As'Dâ'Annafs ou l'écho
de l'âme). Hassaballah Mahdi Fadla (Nabadatou Oummatî ou
les battements de ma communauté); Issa Abdallah (Hazma mâ
qâlat Hazâmi ou vers ce qu'a dit Hazâmi), Abdel Wahid
Hassan Assenoussi ; Abdel Kadre Mahamat Abba (I'Sâroun Fî Fou'
âdine ou tourbillon dans un coeur) etc. Ces poètes ont
développé des thèmes d'amour, d'humanisme, de guerre, de
sous-développement et de politique.
S'agissant des thèmes ci-haut
énumérés, c'est Abdel Wahid Hassan qui, dans «
Ohazal ou l'élégie d'amour » traite de l'amour en
faisant le portrait moral et physique de sa dulcinée. Al Fall, quant
à lui chante « l'amour de la patrie » dans un texte
éponyme. Atié Djawid Djarannabi, dans «... dirigeants
idiots », s'en prend aux hommes qui ne songent pas au sort de la
population. Le suivisme à l'occidentale (phénomène
combattu) est un thème traité par Issa Abdallah dans «
Le Bâton de Moussa ».
Atié Djawid Djarannabi estime que « la
démocratie est une des formes du néocolonialisme ». C'est
sous cette démocratie que surviennent les guerres qui ont poussé
Mahamat Djarma Khatir à écrire « l'Afrique du
Révolutionnaire », appelant à la révolution,
à la lutte. Un texte d'Ibn Yacoub Attardjani décrit le
comportement colonial et ses enjeux. Yacoub Abou Kouwéissé et
Abbas Abdel Wahid pleurent, l'un son père et l'autre son ami, dans leurs
poèmes.
Cette reconstruction de la littérature tchadienne
d'expression arabe a ses difficultés qui sont liées à la
disponibilité des textes, à leur visibilité dans le champ
littéraire tchadien, à leur traduction en français (langue
qui véhicule la littérature tchadienne depuis plus d'un
demi-siècle), au développement d'autres genres que la
poésie, à la lecture, l'édition et la diffusion des
textes.
Pour que les textes soient disponibles et la
littérature visible, il faut l'institutionnalisation de la chaîne
du livre. Les travaux d'Abdoulaye Moustapha, lors du colloque des
écrivains tchadiens tenu à N'Djaména du 03 au 07
décembre 2007, sont le début de la récupération et
de la valorisation des textes disparates. Pour lui, le choix de la
poésie par les écrivains n'est pas le fruit du hasard. La
littérature arabe, dominée par la poésie, l'éloge,
la description et l'apparat sont des sous-genres de la poésie. Vu la
faible consommation de la
101
littérature tchadienne d'expression arabe, la
poésie cadre bien avec les attentes des jeunes qui sont prêts
à passer des journées à suivre des jeux ou la
télévision et non à lire les centaines de pages d'un
livre. Nous avons affaire à une écriture élitiste
réservée à quelques personnes, généralement
des chercheurs et des chefs religieux musulmans.
La diversité linguistique poussera certainement les
acteurs à produire et traduire des textes en arabe tchadien par exemple
pour une visibilité équilibrée des textes tchadiens des
deux langues officielles : l'arabe et le français. Ce qui reste à
faire, en plus de l'appel à l'écriture en arabe, est la
définition des critères de la constitution d'un corpus de la
littérature tchadienne qui puisse prendre en compte la politique du
bilinguisme. Car, comme le dit Gervais Baldal : « communiquer avec son
public et aller à la conquête d'autres publics demeure l'objectif
de l'auteur. L'écrivain perdra toute sa notoriété s'il
prêche dans le désert» (Baldal, in Collectif, 2009
:106)
102
|