1.2 Le bilinguisme du Tchad
Les langues officielles du Tchad sont le français et
l'arabe, malgré l'existence d'une centaine de langues nationales et de
dialectes. L'usage de ces langues officielles pose problème dans la
mesure où le taux d'analphabétisme s'élève à
80 %33. La diversité culturelle pose un autre problème
auquel seuls les citadins peuvent échapper : les nomades éleveurs
; les sédentaires, agriculteurs ; les montagnards, chasseurs et les
lacustres, pêcheurs, etc. ont, en zones rurales, une diversité de
modes de vie et de production qui les éloignent les uns des autres. Vu
que la scolarisation n'est pas à son apogée dans les villages,
chaque groupe culturel et ethnique campe sur sa langue. Si les citadins
échappent probablement au cloisonnement linguistique, un enjeu religieux
du bilinguisme les divise. L'arabe et le français véhiculent
respectivement l'Islam et le Christianisme. Il est clair que toutes ces deux
religions viennent de l'Orient, mais le passage du Christianisme par l'Occident
lui a fait prendre la culture occidentale ou française (pour les
francophones). L'Islam, prêché en arabe, véhicule quant
à lui, la culture arabe.
Dans les villes, les originaires du Sud occupant les quartiers
sud, ont un mode vestimentaire occidental, parlent généralement
français et sont majoritairement chrétiens. Les quartiers nord
sont occupés par les originaires du Nord, musulmans, arabophones
généralement en « Djellabas ». 34 Ce
phénomène n'est pas de nature à encourager la
cohésion sociale.
La guerre civile de 1979 a renforcé davantage cette
séparation qui met en danger l'unité. Les conditions
géographiques ont une influence sur la langue et la religion, rendant
ainsi la création littéraire bipolaire. Les instituteurs
arabophones sont musulmans et se tournent vers les milieux « nordistes
», s'ils ne sont pas engagés au service de l'État au Sud.
Les instituteurs « sudistes », francophones et en majorité
chrétiens font autant pour leur zone. La création
littéraire en français est incontestable, mais atteint moins des
lecteurs. La pratique orale de l'arabe, au contraire est visible mais ne donne
pas lieu à une littérature tchadienne d'expression arabe
quantitativement et qualitativement reconnue.
33 Selon le Recensement Général de la
Population et de l'Habitat organisé en 1993
34Habits d'apparat choyés par les musulmans
pour leur longueur qui couvre une grande partie du corps, communément
appelé djallabias.
98
Plusieurs chercheurs estiment aujourd'hui que la «
désislamisation » de l'arabe et la « déchristianisation
» du français dans l'esprit des apprenants pourront donner une
poussée d'espoir au bilinguisme équilibré à l'oral
et à l'écrit pour tous les Tchadiens. Le bilinguisme ne veut en
aucun cas dire que chaque Tchadien peut choisir d'apprendre et de parler l'une
de deux langues. Beyem Roné martèle que « le
caractère officiel des deux les rend obligatoires pour tous»
(Beyem, 2000 : 408). Autrement dit, il est difficile de travailler dans un
même pays, un même bureau ou assister à une même
conférence en utilisant deux langues différentes, sans
inter-communicabilité.
Pour Beyem, il ne suffit pas simplement d'apprendre une seule
langue ou d'apprendre juste à parler l'arabe ou le français et
maîtriser le parlé et l'écrit de l'autre langue. Une langue
n'est pas seulement un aspect linguistique. Elle est une culture puis une
civilisation. Joseph Tubiana déclare à cet effet : «
l'information véhiculée [par une langue] englobe la
totalité de la culture matérielle de la communauté qui
parle la langue et au-delà la totalité de la culture tout court :
modèle de comportements, valeurs, croyances, et aussi la totalité
de l'histoire de cette communauté. (Tubiana, 1981, cité par
Beyem, 2000 : 289).
Qui accepte la langue accepte ipso facto la culture d'origine.
Or, au Tchad, le bilinguisme est une question de guerre entre la civilisation
arabo-islamique et celle franco-chrétienne que l'arabe et le
français représentent. Les arabophones apprennent, malgré
eux le français pour l'exercice de leurs fonctions professionnelles. Les
francophones ne cherchent presque pas à apprendre l'arabe
littéraire. À la CNS comme à l'adoption de l'arabe la
question du type d'arabe à utiliser s'est posée. Les francophones
pensaient à l'arabe dialectal. Mahamat Hissène justifie cet
état de chose :
Les francophones effrayés par la perspective
d'apprendre un autre alphabet
avec l'officialisation de la langue ont tenté de
détourner la difficulté en arguant
que cet arabe est l'arabe véhiculaire que tous les
Tchadiens apprennent. Mais
ils ne se sont pas demandé en quel alphabet on
écrirait cet arabe. (Mahamat, in
Contentieux, 1998 : 199)
Nous remarquons qu'il y a eu d'hypocrisie à propos du
bilinguisme. Vingt et un ans
après l'officialisation de l'arabe (de 1978 à
1997), 10% de Tchadiens seulement sont scolarisés en cette langue. Le
paradoxe est que même les défenseurs de l'arabe envoient leurs
enfants à l'école française.
99
Il y a un problème d'emploi et d'exercice de
métier qui se pose comme conséquence directe de cette «
bipolarisation linguistique ». La durée et la rigueur dans la
formation ne peuvent pas être les mêmes. Le français a
été officialisé en 1958 avec la proclamation de la
République. Mais l'unique département de Lettres Modernes de la
FLSH de l'Université de N'Djaména, au Tchad peine à former
une demi-douzaine d'étudiants candidats à la maîtrise de
Lettres et de Linguistiques. L'arabe, de 1978 (année de son
officialisation) à nos jours, "fabrique" des « docteurs made in
N'Djaména ». Pourtant c'est la seule Fonction Publique qui
embauche, et avec les mêmes critères. L'arabe
bénéficie d'un privilège démesuré et exerce
une pression sur les institutions de l'État. Dans les lieux publics
comme à la maison, l'arabe tend à gagner le champ linguistique
tchadien. Dans le cadre de ce travail de recherche, notre objectif n'a pas
été de prendre position contre l'arabe au profit du
français et de lui jeter l'anathème, mais de constater et de
démontrer que l'inégalité dans l'usage du bilinguisme au
Tchad n'est pas favorable à la production et la consommation de la
littérature.
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