3. Les réalités culturelles
L'ethnie, l'oralité et la démocratie sont des
réalités culturelles qui méritent d'être comprises
du point de vue de leur influence sur la littérature. Le Tchad est une
juxtaposition d'une centaine de langues et d'ethnies distinctes les unes des
autres. Chaque groupe ethnique a une base foncière et territoriale fixe,
une culture et des institutions traditionnelles. Nous avons fait allusion aux
royaumes baguirmiens, ouaddéens, aux regroupements sociopolitiques au
Kanem, au Mayo-kebbi, etc. qui ont leurs manières de vivre et de faire
différentes les unes des autres. Cette dissimilitude mérite
d'être étudiée pour combattre l'extrémisme et
prôner l'unité dans la diversité. Escarpit disant que
« Le mode de diffusion le plus primitif est le bouche à
oreille. C'est lui qui exige le moins d'initiative à la
réception» (Escarpit, 1970 : 19) reconnait également
qu'il est un élément culturel qui empêche la culture de
l'imprimé dans les pays à tradition orale. Nous le
démontrerons. La littérature étant, selon les termes de
Madame de Staël, « l'expression de la société »,
celle du Tchad est marquée par l'ère de la démocratie,
tant dans ses conditions de production que dans les thèmes
développés.
3.1 La diversité ethnique
Le Dictionnaire de l'Ethnologie et de l'Anthropologie
définit l'ethnie comme : « un ensemble linguistique,
culturel et territorial d'une certaine taille. Entérite discrète
dotée d'une culture, d'une langue et d'une psychologie
spécifiques» (Bonté et al, 2008 :247). Dans notre
travail, le mot « ethnie » est l'équivalent de clan, race ou
tribu. Les tribus au Tchad se repoussent et s'acceptent par endroit. Il n'est
pas facile de faire la différence entre les conflagrations
linguistiques, ethniques, religieuses et tribales qui participent toutes
à diviser les enfants du Tchad. La conséquence, cependant, sur le
plan religion et social est visible : l'apparition des lieux de culte et
d'associations ethniques. Cette séparation implique des problèmes
qu'il faut analyser et auxquels il faut prévoir des solutions afin
d'éviter des grandes crises sociétales. Heureusement, aucune
culture, malgré le narcissisme culturel, n'a essayé d'imposer sa
domination aux autres ethnies.
Le groupe sara constitue 28% de la population totale et les
Arabes font 13%. Le premier groupe, majoritaire a eu la faveur politique et
administrative des dix-huit premières années de
l'indépendance et le dernier, tout le reste du temps, avec l'usage de sa
langue dans le domaine religieux et commercial (les cultes et les débats
religieux musulmans sont organisés en arabe tout comme l'achat et la
vente des produits sur les marchés nationaux). Mais d'une manière
officielle, aucune de ces entités n'a essayé de vouloir
ériger sa culture en
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culture dominante. La richesse d'une littérature
nationale réside dans la diversité des cultures et des langues
d'écriture. Or au Tchad, l'exercice du pouvoir a favorisé
quelques ethnies au détriment des autres. Dans ce cas, les horizons
d'attentes de l'écrivain francophone tchadien se trouvent
limités.
Le découpage arbitraire colonial a créé
des minorités et des majorités dans les divisions
administratives. Le tribalisme est renforcé par la division par
chefferies traditionnelles conservée. Et, il y a une erreur dans la
répartition de la mosaïque d'ethnies. Des 250 ethnies
enregistrées au Recensement Général de 1993, le «
sara » et l' « arabe » sont loin d'être des pôles
ethniques majoritaires pour représenter respectivement le Sud et le Nord
du pays. Malheureusement, on appelle d'une manière péjorative les
populations du Sud des sudistes ou saras et celles du Nord des nordistes ou
arabes. À côté de cette erreur qui ne favorise pas
l'unité, il y a un problème d'insertion des tribus dites
étrangères. Haoussa, Bornou, Peuls, etc., groupes ethniques qui
existent au Tchad bien avant la proclamation de la République, en 1958
sont quelques fois accusés d'être étrangers, malgré
leur long séjour au pays et leur participation à la construction
de l'État-nation. Pour prôner l'unité et la
solidarité, le juriste tchadien Mahamat-Seid Abazène
martèle qu'il est bien vrai que « la terre appartient aux
premiers occupants, mais faudrait-il qu'ils aient occupé toute la terre.
La terre vacante qui est sans maître peut valablement être
occupée par un autre» (Abazène, in Collectif, 2002
:37)
Ces erreurs conduisent inévitablement à la
discrimination22et au tribalisme23 qui n'ont pas
manqué d'être critiqués. Dans l'un de ses rapports sur la
discrimination, Félix Eboué affirme : « Les habitants du
Kanem, du Batha et du Ouaddaï se considèrent comme d'essence
supérieure aux Sar[a]s, Bananas, Baguirmiens et Hadjaraï»
(Éboué cité par Boudjedra, 1992 :10). Ce constat est
repris par Buijtenhuijs qui préfère sonner la cloche d'alarme
contre la discrimination en ces termes : « Au Tchad, il y a une partie
qui paie l'impôt et il y a une partie qui ne paie pas, et c'est dans
celle-ci qu'on construit des écoles, des écoles qui restent
malheureusement vides ou abritent des animaux f...] Les Tchadiens doivent mener
une lutte de libération intérieure pour ne pas être
esclaves d'autres Tchadiens» (Buijtenhuijs, 1998: 150). Beyem
Roné, dans la même logique constate que les orchestres
composés des jeunes du Sud chantent en arabe dialectal, pour une large
audience, mais leurs chansons ne passent
22 Tendance à distinguer et à favoriser
un groupe ethnique au détriment d'autres
23 L'organisation de la vie publique avec pour base la
tribu
60
presque pas aux tranches d'heures destinées à la
communauté arabo-musulmane. Il reconnaît aussi qu'« aucun
musicien du Nord n'utilise les langues du Sud» (Beyem, 2000 : 204).
C'est le melting pot national qui prend ainsi le coup. Les
écrivains doivent, à cet effet, disposer de témoignages
concordants pour exposer ce phénomène au grand jour.
Le tribalisme comporte des risques certains pour la
stabilité sociopolitique. La majorité des tenants du pouvoir ont
formé une solidarité ethnique. Rappelons que Tombalbaye (Sara
madjingaye) « a sélectionné pour gérer
l'État principalement des ressortissants de sa région
natale» (Varsia, 1994 : 18), que sous Habré (Gorane),
« les Goranes prennent le pouvoir et l'exercent sur des bases
véritablement ethniques » (Benodjita, 1997 : 49) et que et
sous Déby (Zaghawa) « les membres du MPS pratiquent le pillage
ou encore sèment la panique en sillonnant spécialement les
quartiers de Sara Moursal» (Varsia, 1994 : 69-70). Malloum (Mbaye) et
Goukouni (Toubou) ont privilégié leurs proches. Le pouvoir
était devenu selon Beyem « un instrument de promotion
politique, économique et sociale des ressortissants de l'ethnie du chef
de l'État. Et c'est cela le tribalisme» (Beyem, 2000 : 238).
D'une manière instinctive, ces autorités ont cru que leur
sécurité, leurs secrets et leurs biens ne peuvent être bien
gardés que par les leurs. Ainsi, la notion de « nation »
devient vaine. Le Tchad ne devient qu'une constellation d'ethnies qui
cohabitent sans partage.
La diversité ethnique en soi n'est pas un mal. Mais,
quand chaque groupe abuse des services de l'État au profit de ses
membres, au su et au vu des autres groupes, il y a lieu de dénoncer,
d'écrire pour arrêter. Les ethnies tchadiennes présentent
des caractéristiques communes dans le domaine de langues, des us et
coutumes et de la gestion du terroir. Leur harmonisation et leur «
dissolution » dans la solidarité nationale peuvent faciliter la
mise sur pied d'une nation unifiée au sens propre du terme. Pour Dubois
(1978), un peuple doit digérer les apports culturels
hétérogènes et forger un corpus homogène
imprégné d'une vision nationale uniforme.
Le système éducatif, le commerce et la religion
sont les issues exploitables par les écrivains qui ont le désir
de véhiculer des messages de solidarité dans leurs oeuvres.
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